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Transitions énergétiques : « Le transport a été bien plus important que ce que les gens peuvent penser »

Cover of Routes of Power, published in 2014 (Source: Christopher F. Jones)

Si l’éclairage public en soirée, le chauffage en hiver ou les rayons pleins des supermarchés semblent aller de soi, certains événements météorologiques extrêmes, cyberattaques ou autres actes de sabotage nous rappellent occasionnellement le rôle discret, mais vital du transport de l’énergie dans notre vie quotidienne, et dans un monde où l’énergie est produite loin de là où elle est consommée.

 

Dans le monde académique, le sujet du transport de l’énergie reste relativement inexploré. Christopher F. Jones, Associate Professor à Arizona State University, fait figure d’exception. Sa publication de 2014, Routes of Power, narre l’importance du transport de l’énergie dans les transitions énergétiques des XIXe et XXe siècles.

Dans cette interview, le professeur Jones revisite les concepts clés de son livre, éclairant l’histoire souvent négligée de l’énergie et démêlant les fils historiques qui relient notre passé aux paysages énergétiques actuels.

 

Portrait of Christopher F. Jones, Associate Professor in the School of Historical, Philosophical and Religious Studies at Arizona State University (Source: Deanna Dent/ASU)

 

Quelles expériences personnelles ou moments décisifs ont contribué à votre intérêt et votre passion pour l’énergie?

Christopher F. Jones : Lorsque j’ai commencé ma thèse en 2005, j’étais très intéressé par les questions d’infrastructures et de transitions. À l’époque, les études liées à l’énergie n’étaient pas aussi populaires qu’elles l’avaient été dans les années 1970 et 1980, suite aux deux crises pétrolières. Après quelques décennies d’intérêt déclinant, j’ai pensé qu’il y avait matière à étudier les choix d’investissements dans certaines infrastructures et à mieux comprendre ce qui nous avait conduit à augmenter de manière exponentielle notre consommation d’énergie malgré un nombre croissant d’avertissements sur le changement climatique.

 

Dans votre thèse et livre, Routes of Power, vous explorez les différentes transitions énergétiques qui ont façonné la région du mid-Atlantic au cours des XIXe et XXe siècles. Pourquoi avez-vous choisi cette région et cette période ?

Christopher F. Jones : J’ai commencé ma recherche par ce qui est maintenant le milieu du livre, c’est-à-dire le développement des pipelines dans la région mid-Atlantic (ndlr : New York, Pennsylvanie, New Jersey, Delaware, Virginie et Virginie Occidentale). Dans les années 2000, le pétrole dominait le secteur de l’énergie, et comme je vivais à l’époque en Pennsylvanie, il était naturel de faire de cette région un point central de ma recherche. En commençant à travailler sur le pétrole, j’ai rapidement réalisé que le charbon avait apporté des changements sociétaux bien plus spectaculaires et importants que le pétrole mais qu’il était étonnamment peu attrayant pour la plupart des autres historiens. Lentement, j’ai élargi la période de mes études aux premières transitions énergétiques, c’est-à-dire la transition du régime organique, fondé sur le bois, au régime minéral, reposant alors sur le charbon au début du XIXe siècle.

 

Pourriez-vous donner un aperçu des sources que vous avez utilisées pour étudier ces transitions ?

Christopher F. Jones : Mon approche pour ce livre est centrée sur l’analyse des flux et du transport de l’énergie, mais la plupart des travaux de recherche réalisés jusqu’alors se concentraient largement sur la production d’énergie. Aucun d’entre eux ne suivait réellement les « routes » de l’énergie, leurs itinéraires et leurs flux. J’ai dû être très opportuniste et chercher à travers différentes sources, y compris des rapports gouvernementaux, des revues sectorielles, des journaux historiques et des archives d’entreprise. J’ai également lu des géographes et des sociologues pour multiplier les perspectives et inventorier les impacts des transitions énergétiques dans toutes leurs dimensions. Après mon doctorat, j’ai rejoint un centre d’études interdisciplinaire, où j’étais le seul historien. Cela m’a aidé à dépasser les débats historiographiques pour mieux partager mes découvertes avec d’autres disciplines et le plus grand nombre.

 

L’adoption à grande échelle du charbon est un marqueur de la transition d’un régime énergétique organique à un régime énergétique minéral. Pouvez-vous expliquer en vos propres termes ce que sont ces régimes et ce qu’ils ont signifié pour nos sociétés ?

Christopher F. Jones : Les concepts de régimes énergétiques organiques et minéraux ont été développés par E. A. Wrigley et Rolf-Peter Sierferle et sont clés pour comprendre le rôle de l’énergie dans la croissance économique des sociétés.

Dans un régime énergétique organique, toute l’énergie provient du soleil, par le biais de la photosynthèse. Lorsque vous cultivez des plantes, vous pouvez soit les consommer vous-même, les donner à vos animaux, ou couper des arbres pour faire du feu. L’eau et le vent sont, quant à eux, des composants marginaux du régime énergétique organique. Les experts estiment que ces deux sources d’énergie ne représentaient que 1 à 2% de la production totale d’énergie. Capturer les flux solaires à travers les plantes dominait le système énergétique : ce qui avait une implication directe sur notre capacité à accumuler de l’énergie et donc développer notre économie.

Les combustibles fossiles, qui sont le résultat de la transformation de plantes et d’animaux en hydrocarbures sur des millions d’années, affranchissent l’homme de cette contrainte foncière. À l’échelle de quelques centaines d’années, les énergies fossiles sont accessibles en quantités toujours croissantes, permettant aux humains une gloutonnerie énergétique sans équivalence dans le régime énergétique organique. Cette abondance, à son tour, a alimenté le miracle moderne de la croissance économique. De la naissance de la civilisation humaine à l’an 1000, la plupart des économistes estiment qu’il n’y avait pas de croissance économique par habitant, les gens subsistant avec environ le même niveau de revenu pendant des millénaires. De 1000 à 1800, il y a pu avoir eu une augmentation de 50% de la croissance économique, mais aucune croissance soutenue par habitant. Au XIXe siècle, avec l’accès aux combustibles fossiles et la création d’un régime énergétique minéral, cela a complètement changé. Avec un accès illimité à une source énergétique, vous pouviez construire des villes, des industries et des économies de plus en plus grandes, ce que vous ne pouviez tout simplement pas imaginer dans un régime énergétique organique.

 

Dans votre travail, vous revenez sur les débuts de la commercialisation du charbon et du pétrole et des stratégies employées par les fournisseurs pour rationaliser leur acheminement et réduire leur prix. Pourriez-vous approfondir les méthodes et stratégies que ces industries ont utilisées pour développer leurs marchés ?

Christopher F. Jones : L’argument le plus fort de mon livre est que le transport a été bien plus important dans les transitions énergétiques que ce que les gens peuvent penser. Les études sur l’énergie se sont principalement concentrées sur la production, ont parlé un peu de la consommation et ont à peine discuté du transport. En analysant le transport, j’ai réalisé que les canaux, les pipelines et les lignes électriques utilisés pour déplacer le charbon, le pétrole et l’électricité n’étaient pas de simples conduits passifs entre les producteurs et les consommateurs, mais des intermédiaires cruciaux qui ont façonné les motifs de l’utilisation toujours croissante des énergies fossiles.

Le transport de l’énergie était d’une importance modeste dans le régime organique. Les lieux de production et de consommation étaient proches les uns des autres, sinon situés au même endroit. Cela a radicalement changé dans le régime énergétique minéral, où la production d’énergie était presque systématiquement située loin du lieu de consommation. Pour les premiers producteurs d’énergie, ils ont rapidement découvert qu’il était beaucoup plus facile d’extraire le charbon ou le pétrole du sol que de le transporter sur les marchés. Le charbon est très lourd et le pétrole a tendance à retourner dans le sol ; les deux ont également un faible rapport poids-valeur. La véritable prouesse technologique de ces transitions énergétiques a été de comprendre comment le transporter à moindre coût et de manière fiable. La réponse a été d’énormes investissements dans de grandes infrastructures telles que les canaux, les chemins de fer ou les pipelines.

Mais transporter de l’énergie n’était pas le seul problème à résoudre pour les entrepreneurs. Les consommateurs finaux devaient également être convaincus de l’intérêt d’acheter ces nouvelles sources d’énergie. Aujourd’hui, cela semble aller de soi, puisque nous sommes habitués aux avantages des énergies fossiles. Mais par le passé, c’était beaucoup moins évident. Les consommateurs ne faisaient pas confiance à ces nouvelles énergies. Ils doutaient de leur fiabilité et de leur sécurité. Ces transitions énergétiques reposaient donc sur l’information apportée aux clients. C’est ici que le transport entre à nouveau en jeu. Il s’est avéré que parce que les entreprises de transport avaient des coûts fixes élevés dans leurs infrastructures, c’était elles qui investissaient dans création de la demande afin que leurs canaux, pipelines et lignes électriques soient rentables. Les transporteurs d’énergie étaient donc au cœur des transitions énergétiques.

 

Dans les schémas que vous avez relevés aux XIXe et XXe siècles, certains sont-ils toujours applicables aujourd’hui?

Christopher F. Jones : Il y a quelques choses que je voudrais souligner. Tout d’abord, les transitions énergétiques ne se produisent pas d’elles-mêmes, elles sont faites. Je ne soupçonnais pas qu’il était à ce point difficile de créer de la demande et de passer effectivement du bois au charbon. Même si dix ans se sont écoulés depuis la publication de ce livre, je pense que ce constat est toujours vrai aujourd’hui : les gens ont tendance à oublier combien de temps il a fallu pour passer d’un régime énergétique organique à un régime énergétique minéral. Pour ceux qui s’intéressent aux énergies renouvelables, si les gens ont des questions ou des doutes, cela ne signifie pas que cette source d’énergie ne sera finalement pas adoptée. Cela signifie simplement que les transitions énergétiques prennent du temps. Nous devrions donc être patients avec l’adoption des énergies renouvelables et faire confiance au fait que l’élan se construit progressivement, tant que la demande des consommateurs est activement cultivée.

Deuxièmement, dans le régime énergétique minéral, nous avons toujours obtenu notre énergie d’ailleurs, ce qui a fini par entraîner d’importantes quantités de dommages environnementaux associés à la production sur ceux qui en ont bénéficié le moins. Nos systèmes énergétiques sont caractérisés par une profonde inégalité qui s’est tristement matérialisée dans des terres contaminées et des décennies de mineurs aux poumons noirs et de cancers pour les employés de raffineries. Même si nous parlons d’un avenir énergétique renouvelable, nous pourrions refaire les mêmes erreurs et ne pas repenser la manière dont nous prenons nos responsabilités dans le partage des coûts de production.

 

Les ravages de deux compagnies pétrolières situées à Titusville, Pennsylvanie en 1895 (Source: Library of Congress)

 

Votre recherche actuelle porte sur les limites de la croissance, pourriez-vous partager avec nous vos premières découvertes ?

Christopher F. Jones : Mon deuxième livre, The Invention of Infinite Growth, qui devrait sortir dans un an, est une suite de Routes of Power. D’autres historiens de l’énergie et moi-même voyons le modèle actuel de croissance économique comme un prolongement du régime énergétique minéral. Nous voyons une connexion étroite entre les nouvelles façons dont les humains ont utilisé l’environnement et leur économie. Je tenais sincèrement à savoir pourquoi les économistes, qui sont autorisés à parler de la croissance de manière plus autoritaire que toute autre discipline, ne semblent pas prêter attention à l’énergie. Au cours de ces dix dernières années, j’ai lu beaucoup d’économistes d’Adam Smith à William Nordhaus, pour comprendre comment une discipline connue sous le nom de sombre science est devenue si optimiste.

J’ai découvert que les économistes n’ont pas toujours été aussi optimistes dans leur vision de l’avenir. Pendant une grande partie de son histoire, l’économie considérait les limites de la croissance comme inévitables, ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que l’idée de la croissance infinie est devenue une opinion largement répandue. J’ai également noté que si beaucoup d’économistes font l’éloge de la croissance, ils réduisent bien souvent la question à l’augmentation de la taille du gâteau, sans creuser les modèles de partage et de répartition. Même s’il est vrai que la croissance a amélioré la vie de bon nombre d’entre nous, il existe une multitude de cas où une inégalité croissante crée en retour des dommages sociaux et écologiques. J’espère que ce prochain livre offrira une vision plus nuancée de la croissance économique, de la durabilité environnementale et du bien-être social et qu’il qui nous aidera à naviguer dans ce nouveau monde qu’est l’Anthropocène.

 

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