Avec l’internet des années 2 000, puis le cloud, la blockchain, le métavers, et maintenant l’IA générative, la technologie a toujours été sujette à des emballements boursiers plus ou moins intenses. Forbes France a passé le phénomène ChatGPT au crible pour mieux appréhender son niveau de maturité.
10 700 milliards de dollars. C’est le poids que représentent en Bourse les huit géants en vogue de la tech, à savoir Alphabet, Amazon, Apple, Meta, Microsoft, Netflix, Nvidia et Tesla. Selon Yardeni Research, cela représente un poids record de 26,6 % du S&P 500, les 500 plus grandes actions du marché américain. Un exploit en grande partie dû à l’appétit renouvelé des investisseurs pour les actions liées à l’intelligence artificielle (IA). À tel point que le président du cabinet Ed Yardeni considère que l’IA pourrait devenir la « mère de toutes les bulles ».
Comment expliquer un tel engouement alors que l’indice Nasdaq-100 perdait entre fin 2021 et 2022 près d’un tiers de sa valeur ? Les craintes d’une nouvelle bulle similaire à celle de l’internet des années 2000 sont-elles fondées ?
Une lame de fond
C’est en novembre 2022 que l’IA revient sous les feux des projecteurs alors que la première version de l’assistant ChatGPT est mise en ligne. Cette IA conversationnelle connaît un succès retentissant et capte en seulement deux mois plus de 100 millions d’utilisateurs. Dans la foulée, Microsoft décroche un contrat exclusif avec son éditeur OpenAI pour intégrer ce chatbot intelligent dans son moteur de recherche Bing.
Depuis Mountain View en Californie, Google observe la vague de près et ne souhaite pas se retrouver sur le banc de touche. Dès mars 2023, le géant californien décide de lancer sa propre IA générative baptisée Bard. De l’autre côté du Pacifique, le mastodonte chinois Baidu donne également naissance à Ernie. Même Mark Zuckerberg décide de prendre ce virage : deux ans après avoir fait du métavers son nouveau cap et 36 milliards de dollars plus tard, le fondateur de Meta (Facebook) semble prêt à quitter discrètement le bateau du Web3 pour s’agripper au train de l’IA.
Il faut dire que ce « phénomène ChatGPT » a explosé et ces cinq derniers mois ont prouvé à quel point miser sur ces systèmes d’IA a de quoi rassurer les investisseurs : le cours boursier de Microsoft a pris 40 % depuis janvier, 44 % pour Google et l’indice FAANG (Meta (Facebook), Amazon, Apple, Netflix et Alphabet(Google)) a bondi de 66 %. Ainsi, le Nasdaq se porte mieux et cela serait principalement dû aux exploits récents de Nvidia. Depuis janvier, la valorisation boursière du fabricant de processeurs a triplé pour dépasser les 1 000 milliards de dollars. Un succès qu’il tire directement de son quasi-monopole sur les GPU et autres composants électroniques indispensables pour faire tourner les IA d’aujourd’hui et de demain.
Des cas d’usage matures
Selon une étude de l’OCDE de juillet dernier, un emploi sur quatre sera remis en cause par l’IA d’ici dix ans et nul doute que les récentes IA génératives ont noirci le tableau. Éditeurs, journalistes, écrivains, secrétaires, chargés de relation client, développeurs, la liste des métiers impactés s’allonge. Il est vrai que ces assistants d’un nouveau genre sont déroutants : ils savent très bien interagir, tenir une conversation, chercher l’information pertinente de manière autonome, voire même écrire des livres.
« ChatGPT a apporté la démonstration qu’on peut atteindre un niveau de qualité suffisant pour révolutionner l’interface utilisateur », développe Paul-François Fournier, directeur innovation de Bpifrance, tout en rappelant que ce type d’IA « n’est en réalité pas né depuis ChatGPT et découle de plusieurs années d’incrémentation solide qui ont fait naître des entreprises éprouvées dans la santé, la cyber, l’interface client, etc. ».
Mieux encore, ces outils porteraient en eux la promesse de nous débarrasser de tâches jugées fastidieuses. Mais cette fois-ci, pour de vrai. « Ce qui change la donne avec ChatGPT, c’est que la réalisation de la promesse d’une IA accessible n’a jamais été aussi proche, valide Nicolas Essayan, founding partner chez Motier Ventures. Les “étés” précédents avaient tendance à survendre des technologies qui n’étaient pas prêtes. » Le niveau de maturité de l’IA semble donc avoir passé un cap ; pas spécialement sur le volet recherche mais plutôt en termes de concrétisation d’une interface homme-machine aboutie.
Les cas d’usage sont présentés comme plus matures, les modèles d’affaires plus tangibles et, surtout, les infrastructures et les systèmes de traitement des données sont désormais assez robustes pour alimenter des modèles génératifs performants. « L’impact sur l’économie mondiale se chiffre en trillions et nous itérons sur l’IA depuis les années 1960, martèle Nicolas Essayan. On pense atteindre un plateau de productivité dans seulement cinq ans et d’ici là, peut-être que nous n’écrirons plus nos emails nous-mêmes, qui sait ? »
Un nouvel « été de l’IA »
Malgré ces promesses concrètes, les valorisations, elles, se basent uniquement sur des revenus fictifs. Naturellement, la crainte du risque d’éclatement d’une bulle persiste. Dans une note publiée en mai dernier, Bank of America a décrit « une bébé bulle » formée par les flux de capitaux engrangés par les annonces en matière d’IA. « Les bulles des bonnes choses (par exemple internet) et des mauvaises choses (par exemple l’immobilier) ont toujours commencé par de l’argent facile et se sont toujours terminées par des hausses de taux », peut-on lire. « La technologie de rupture induit toujours un emballement collectif qui mène à du surinvestissement et donc des déceptions en bout de course, relativise Paul-François Fournier. La bulle internet a été la première mais cela crée aussi de la valeur de manière indéniable : il n’y a qu’à voir comment internet fait aujourd’hui partie intégrante de nos vies. » Même son de cloche du côté de Nicolas Essayan qui explique que l’innovation a toujours été marquée par une succession de périodes où l’engouement pour une technologie donnée varie.
L’IA ne fait effectivement pas exception et a connu depuis ses débuts deux « hivers » majeurs que les experts datent plus ou moins de 1974 à 1980 puis de 1987 à 2000. Le déroulement est souvent le même : l’enthousiasme général connaît une ascension fulgurante – voire incontrôlable –et les premiers signes de déception apparaissent, ce qui engendre plus de pessimisme ambiant, de doutes, de critiques et donc une baisse des financements des projets menés en IA. La question serait donc plus de savoir quand le « hype cycle » (si l’on reprend l’expression du cabinet Gartner) va se tasser.
Une affaire de cycle
« Il y a certains abus en termes de levées de fonds et de valorisations, considère Alexandre Berriche, business superangel et cofondateur de Fleet. C’est un peu le même effet d’aubaine que dans le Web3, avec des investisseurs peu avertis qui se lancent tête baissée, mais à moindre échelle tout de même. » Pour lui, la vague actuelle est plus lente et ses racines sont plus anciennes que celles du Web3. « Les applications sont plus concrètes et plus tangibles car il est facile de voir comment une IA générative peut faire gagner du temps », conclut-il. Pour Julien Pillot, enseignant-chercheur en économie à l’Inseec (Groupe Omnes Education) et chercheur associé au CNRS, le contexte joue pour beaucoup : la crise en Ukraine et la fin progressive des mesures publiques de soutien à l’économie auraient contribué au déclin de la « hype » autour du métavers. Cela a engendré une raréfaction des liquidités qui a poussé les investisseurs à retirer des actifs placés dans des valeurs risquées. « Cela ne veut pas dire que le métavers est mort et les recherches fondamentales comme appliquées sur l’ensemble des technologies support, telles que réalité virtuelle et mixte, ou encore la technologie haptique se poursuivent… mais à un rythme ralenti », complète-t-il.
À chaque fois, le même refrain : passée la phase d’engouement, les premières désillusions se font sentir et permettent de faire le tri pour ne garder que les innovations qui ont vocation à devenir pérennes. « Toutes les bulles sont à craindre à partir du moment où des investissements s’emballent avant qu’une preuve de concept soit faite », alerte Julien Pillot, tout en listant les limites toujours existantes des IA génératives (résultats parfois peu pertinents, détournements à des fins malveillantes, impact écologique considérable, plan commercial non démontré…).
Des peurs persistantes
Pour Benoît Bergeret, directeur exécutif de l’Essec Metalab for data, technology and society, cette « bulle » n’est pas de nature technologique mais plutôt médiatique et « se focalise sur des peurs amplifiées notamment par les discours catastrophistes de certaines personnalités américaines sur l’IA ». On pense évidemment au multimilliardaire Elon Musk qui multiplie les discours abordant l’IA avec « un potentiel pour détruire la civilisation ». Benoît Bergeret se dit pour sa part « très aligné » avec les chercheurs français Luc Julia ou encore Yann Le Cun qui partagent plutôt l’idée que « le terme d’intelligence artificielle cristallise des fantasmes infondés ».
« Toute innovation est arrivée avec son lot de craintes et d’enjeux de gouvernance, poursuit-il. Mais il s’agit ni plus ni moins d’une nouvelle génération d’automatisation au même titre que celles de la mécanisation de la force de travail ouvrière ou bien de l’agriculture au cours du millénaire précédent. » Le vrai risque de son point de vue concerne la perte de sens au travail : « Certains ont construit leur vie, leur identité, autour de leur capacité à être des travailleurs productifs du savoir et aujourd’hui craignent que leur métier ne devienne rapidement obsolète, déplore-t-il. La perte du sens au travail conduit à une perte d’humanité. Les entreprises ont le devoir de les aider à mettre à jour leurs compétences afin d’écarter cette peur de l’obsolescence sociétale. »
On ne peut en effet nier que certains métiers sont amenés à disparaître et, à terme, un réel fossé peut se creuser entre ceux qui sauront maîtriser le prompting ( texte soumis aux IA pour l’exécution d’une tâche) et les autres. Mais malgré cela, l’IA offre aussi des lots de consolation non négligeables : « Des gains de productivité qui vont permettre de recentrer les collaborateurs concernés sur l’intelligence émotionnelle et des compétences plus valorisantes, et singulièrement humaines », promet Benoît Bergeret.
Quoi qu’il en soit, si les craintes vis-à-vis de l’IA peuvent être relativisées, le risque d’éclatement d’une bulle financière aura plus de mal à s’estomper. « Nous vivons depuis la crise du Covid une hypertrophie de la sphère financière qui prend ses racines dans la crise des subprimes de 2008, décrit Julien Pillot. Les banques ont fait tourner la planche à billets et c’est cette surliquidité qui amplifie les bulles financières actuelles. » Ce dernier pointe des valeurs technologiques passées d’une centaine de millions à plus de 1 000 milliards de dollars en une seule décennie.
Des opportunités à saisir
Cet effet d’entraînement est donc devenu un lieu commun de l’univers de la tech et personne ne peut prédire quels cas d’usage auront droit à leur « moment iPhone ». Mais une chose est certaine, chaque cycle laisse une trace d’innovation et dégage des opportunités économiques avérées. Encore faut-il ne pas rater le coche. « L’écosystème européen et français n’était pas assez mature pour surfer sur la vague internet des années 2000, estime Paul-François Fournier. Il faut dès à présent se positionner sur ce nouveau cycle. » Bpifrance se présente d’ailleurs comme le bras armé financier du gouvernement et multiplie les outils d’accompagnement, de subventions, de dettes et d’investissements directs depuis plusieurs années. En 2021, les financements représentaient 800 millions d’euros et un nouveau fonds d’amorçage de 50 millions d’euros a été annoncé en juin dernier pour les projets d’IA générative.
Lors du dernier Vivatech, un salon consacré aux nouvelles technologies organisé chaque année à Paris, Emmanuel Macron a affiché son souhait d’entrer dans la course avec un vaste plan de 900 millions d’euros destiné au développement de l’IA. Côté capital-risque, l’Hexagone peut déjà se targuer d’avoir bouclé de grands tours de table, à l’image de la pépite d’IA générative Mistral AI qui a levé 105 millions d’euros en amorçage en juin dernier auprès d’Eric Schmidt (ex-CEO de Google), de Xavier Niel, de Rodolphe Saadé, de JCDecaux Holding ainsi que du fonds américain Lightspeed Venture Partners et du fonds français Motier Ventures. Et ce qui est d’autant plus surprenant avec cette start-up, c’est que ses fondateurs, Timothée Lacroix, Guillaume Lample et Arthur Mensch, ont pris la décision de revenir en France pour lancer ce projet. Ces derniers font partie du top des chercheurs en IA et ont travaillé chez Meta pour les deux premiers et Google DeepMind pour le troisième.
La Silicon Valley a toujours attiré les experts en IA du monde entier. Mais pour certains, le vent semble tourner et Paris parviendrait à séduire de plus en plus d’entrepreneurs spécialistes du domaine. C’est en tout cas ce que constate Paul- François Fournier qui se félicite de voir des projets ambitieux commencer à émerger. « Dans cette vague, on va pouvoir jouer. Cela va prendre du temps mais la Silicon Valley n’est pas née en une décennie », prétend-il. Grâce à l’IA, l’Europe aurait une carte à jouer dans le B2B, la défense, la mobilité, le développement durable et la santé. Mention est également faite à la licorne franco- américaine Hugging Face, qui vient tout juste de boucler une série D de 235 millions de dollars, portant sa valorisation à plus de deux milliards de dollars.
Pour Nicolas Essayan, cette situation est en partie due au fait que le mouvement de l’open source gagne du terrain face aux modèles propriétaires. Par ailleurs, les monopoles des Gafam, et de Nvidia sur les composants, réduisent la marge de manœuvre pour les start-up qui souhaiteraient se lancer aux États-Unis, d’où l’intérêt actuel suscité par l’Europe. La France semble d’ailleurs l’avoir bien compris puisqu’elle a mis en place en 2017 le French Tech Visa, une procédure de demande de visa simplifiée pour faciliter le recrutement d’employés non européens. Un dispositif bienvenu alors que le secteur de la tech continue de faire face à une pénurie de talents généralisée.
Il faudra donc patienter un nouveau cycle avant de constater si l’Europe parvient à s’imposer dans cette nouvelle étape décisive dans la course à l’IA. Pour l’heure, difficile de concevoir l’émergence d’un géant européen qui pourrait faire de l’ombre aux Gafam. Et si la vitalité du capital-risque européen sur la technologie se précise, les indices boursiers ne transmettent pas le même signal. L’indice STOXX Europe 600, composé des 600 plus grandes capitalisations boursières européennes, a affiché cette année une hausse de 810 milliards de dollars, donc bien loin de ce qu’a enregistré Nvidia à lui seul.
Cet article a été écrit par : Pierre Berthoux
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