En début d’année, l’industrie du disque a publié des chiffres montrant qu’en 2017, les ventes des plateformes de streaming représentaient pour la première fois plus de la moitié du chiffre d’affaires mondial des ventes de musique. Ce jour-là, le responsable du numérique chez Warner Music, Ole Obermann, a conclu triomphalement : « Nous sommes devenus les disrupteurs, pas les disruptés. »
Étant donné la résistance farouche que beaucoup de professionnels avaient, jusqu’à récemment, opposée aux plateformes de streaming telles que Spotify, il s’agit là d’une version pour le moins biaisée de l’histoire récente de la musique.
Les chiffres, eux, illustrent ce qui s’est véritablement passé. En quelques années, Spotify, Apple Music et quelques plateformes de streaming plus petites ont réussi à dominer la distribution musicale. Les revenus de la vente de streaming musical ont grimpé de 41% en 2017, pour représenter 38% des 17,3 milliards de dollars de chiffre d’affaires global réalisé cette année-là par l’industrie. Pour la toute première fois dans l’histoire, selon la Fédération Internationale de l’Industrie Phonographique (IFPI), le streaming a généré plus de recettes que les ventes physiques (CD et LP).
Il s’agit là d’un véritable bouleversement, qui a pris moins d’une décennie pour se réaliser. Si autrefois, les chansons appelées à devenir des tubes passaient en boucle à la radio ou sur MTV, aujourd’hui, c’est dans les listes de lecture Spotify les plus populaires qu’on les trouve. « C’est ici que les carrières se décident », comme l’expliquait le Wall Street Journal le mois dernier. L’adoption du streaming n’en est encore qu’à ses débuts et actuellement, le pouvoir passe des mains des maisons de disques qui contrôlent les labels, à celles des distributeurs, ce qui a des retombées profondes et néanmoins incertaines pour les clients, les artistes, et l’industrie du disque elle-même.
La plupart des consommateurs n’ont jamais essayé les services de streaming, et s’appuient plutôt sur des formats physiques ou numériques tels que le CD, le pay-per-song (autrement dit, Apple iTunes), la radio, la radio numérique, YouTube ou le piratage. Pour les plateformes de streaming, la conversion de vastes pans de la population mondiale en clients représente une opportunité financière de plusieurs milliards de dollars.
Prenons le cas de Spotify. Les recherches effectuées laissent à penser que la plateforme pourrait quasiment tripler son nombre de clients premium d’ici 2020, passant de 78 millions à 200 millions, alors que ses clients « freemium », qui ne paient pas mais doivent écouter de la publicité, pourraient augmenter de moins de 100 millions, à 300 millions. La majeure partie de cette croissance se produira dans les pays émergents, y compris dans de nombreux pays où les téléchargements illégaux restent monnaie courante. Grâce aux nouvelles plateformes, les artistes et les labels peuvent à nouveau générer des revenus perdus ces dernières années du fait du piratage.
Pour avoir une idée de la façon dont cette industrie va évoluer et comprendre pourquoi elle adopte des plateformes qui vendent des abonnements payants, il faut se pencher sur la manière dont les adolescents consomment la musique. Une étude publiée en septembre dernier par l’IFPI, porte-parole de l’industrie du disque, a révélé que 85% des 13-15 ans écoutent de la musique en streaming.
Le problème est que les adolescents utilisent YouTube comme principal canal pour la musique, et que YouTube paye très peu les artistes et les maisons de disques. En effet, cette plateforme génère un revenu annuel estimé à 1 dollar par utilisateur, contre 20 dollars pour Spotify. L’étude révèle également que YouTube représente 46% de tout le temps passé à écouter de la musique à la demande. Et d’autres changements sont imminents puisque YouTube vient d’annoncer le lancement de YouTube Music – une version par abonnement revisitée de son service de musique existant.
Au fil du temps, nous pensons que les services de musique par abonnement ciblé, spécialement conçus pour l’écoute de musique en screen-off, parviendront à conquérir également les consommateurs adolescents, qui seront de plus en plus frustrés par les limites de YouTube et des autres plateformes conçues avec pour principal objectif la visualisation de vidéos. Ce groupe étant plus sensible sur le plan économique, il est réaliste de s’attendre à ce que l’ARPU (chiffre d’affaires mensuel moyen par utilisateur) global des services de streaming diminue au fur et à mesure que les plateformes convaincront les jeunes auditeurs. Les comptes familiaux que proposent actuellement toutes les principales plateformes de streaming en sont un bon exemple.
Les critiques soutiennent souvent que le modèle du streaming est intrinsèquement non rentable parce qu’aucune plateforme n’a encore gagné d’argent. Il est vrai que le coût du contenu est très élevé : les artistes ont besoin d’être rétribués pour leur travail. Et en l’état actuel du marché, les maisons de disques également – puisque ce sont elles qui détiennent la plupart des droits en matière de musique.
Nous estimons que le business model de Spotify avec les marges d’aujourd’hui est déjà rentable lorsque la masse critique est atteinte, et que les marges s’amélioreront au fil du temps, à mesure que la chaîne de valeur se simplifiera, avec moins d’intermédiaires. Cela n’exclut pas que Spotify décide de renoncer à un objectif de rentabilité pour continuer à s’accaparer le marché, tout comme Amazon a opéré dans le commerce électronique et Netflix dans le streaming.
Nous commençons également à voir des artistes tenter de contourner les labels, pour aller directement vers les plateformes de streaming. D’autres évolutions technologiques de la part de celles-ci faciliteront ce processus, en apportant aux artistes des données et des outils riches pour gérer leur création musicale et leurs tournées. Pourquoi abandonner ses droits de créateur à un label si l’on peut les conserver et obtenir l’essentiel de la valeur directement des plateformes ?
Un nouvel équilibre sera trouvé entre l’artiste, le label et la plateforme et cela, globalement, transférera plus de valeur à l’artiste et une plus grande part de valeur à la plateforme qui détient le consommateur. Le résultat sera une industrie des labels plus petite et plus agile, avec une attention renouvelée sur le compte clients et un nouvel accent sur les données, au détriment du marketing, de la structure et de l’apparat.
Les perdants ? Disons simplement que les maisons de disques doivent encore énormément se transformer si elles veulent être légitimement perçues comme des disrupteurs.
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