Les accidents de la route – les décès et le grand nombre de personnes gravement blessées qu’ils occasionnent – constituent peut-être la seule crise de santé publique pour laquelle le monde a adopté une attitude fataliste pendant des décennies. 1,35 million de décès (3700 par jour soit l’équivalent de 19 crashs quotidiens d’avions de ligne) et environ 50 millions de blessés sont dus chaque année aux accidents de la route dans le monde, ce qui en fait la huitième cause de mortalité. Ces chiffres intolérables sont restés largement inchangés au cours des 20 dernières années, malgré le travail persévérant d’un certain nombre d’acteurs.
Alors que nous arrivons à la fin de la première décennie d’action pour la sécurité routière (2010-2020), nous devons nous poser quelques questions essentielles. La principale étant : pouvons-nous affirmer que nous considérons la sécurité comme une valeur fondamentale de nos systèmes de mobilité alors que le nombre de morts et de blessés sur nos routes ne diminue pas ? Nous affirmons nous soucier de la sécurité routière, mais un grand écart existe entre nos paroles et nos actes. La manière dont nous intégrons aujourd’hui la sécurité dans nos systèmes de transport routier pour faire face au nombre insupportable de victimes consiste à installer des glissières de sécurité, des dos d’âne, des radars et autres dispositifs tout aussi visibles. Ces dispositifs sont effectivement extrêmement importants, mais ils occultent une autre réalité indéniable : l’absence de prise en compte de la sécurité comme la valeur essentielle qui devrait sous-tendre chaque aspect de nos systèmes de transport.
Nous devons faire les choses différemment, car nous n’atteindrons pas nos objectifs si nous nous acharnons à utiliser les mêmes remèdes. Pour réduire le nombre de morts et de blessés sur les routes – et cesser de les tolérer – nous devons transformer radicalement notre façon de penser. Nous devons faire évoluer nos conceptions actuelles des systèmes sûrs, qui, on le comprend, sont très liées à la configuration des transports et de la mobilité, vers une approche globale essentiellement fondée sur la sécurité. En d’autres termes, nous devons regarder différemment les principaux piliers de cette politique et les organisations qui en sont en charge afin de refonder les bases sur lesquelles ils reposent. Cela signifie qu’il faut faire de la sécurité une valeur fondamentale et non négociable afin qu’elle devienne, à l’image de ce qui est fait dans l’industrie aéronautique, une marque de fabrique, un atout du système.
Si nous pouvons remplacer les valeurs qui prévalent actuellement dans l’organisation du trafic routier – rentabilité, vitesse, choix personnel, commodité, etc. – par la sécurité, nous aurons alors une chance de transformer réellement les choses. Quand cette sécurité deviendra enfin le cap à suivre dans la conception de nos systèmes de transport routier, pour nos politiques de mobilité et pour toutes les institutions qui les régissent, ces systèmes évolueront de manière plus sûre, notamment avec l’aide des instruments juridiques des Nations Unies, quel que soit le lieu ou le niveau de revenu d’un pays. Et cela est particulièrement important à un moment où l’avènement du véhicule autonome ouvre un scénario radicalement nouveau et stimulant. La question est donc de savoir si ce changement de mentalité est possible. La réponse est oui : cela a été fait dans l’aviation comme en Formule 1. Mais nous avons besoin pour cela de l’engagement total des organismes internationaux, des gouvernements, du secteur privé, des organisations bénévoles et des particuliers, car tous ont un rôle à jouer pour faire de cette vision une réalité.
Projetons-nous dans 10 ans. Nous sommes en 2030. Le nombre de morts et de blessés sur les routes, notre statistique principale, n’a toujours pas baissé malgré les actions en cours pour la sécurité routière. Rien n’a vraiment changé, si ce n’est 14 millions de décès et 500 millions de blessés supplémentaires. Certaines de ces personnes ne sont même pas encore nées en 2020. C’est l’avenir qui nous attend si nous ne changeons pas dès maintenant. Et ce serait un Objectif de Développement Durable de l’ONU de plus qui ne serait pas tenu à l’horizon 2030. La semaine prochaine à Stockholm, lorsqu’une centaine de ministres se réuniront pour la 3e conférence ministérielle mondiale sur la sécurité routière, nous aurons la possibilité de construire un avenir plus sûr. Ne la ratons pas.
C’est pourquoi, dans mon livre « Des millions de vies à sauver sur les routes » *, j’invite toutes les parties prenantes à agir. Maintenant.
Tribune par Jean TODT, Président de la FIA et Envoyé Spécial du Secrétaire Général des Nations Unies pour la Sécurité Routière
Biographie
Jean Todt est né le 25 février 1946 à Pierre fort (Cantal). Co-pilote de rallyes de 1966 jusqu’en 1981, il remporte cette année-là le championnat du monde par équipes avec Peugeot. En 1982 il fonde Peugeot-Talbot sports, qu’il dirigera jusqu’en 1993. Au cour de ces années il remporte en tant que patron d’équipe 4 titres de champion du monde des rallyes avec la Peugeot 205 Turbo 16 (pilotes et constructeurs en 1985 et 1986), 5 Paris-Dakar (de 1987 à 1991) et deux fois les 24 heures du Mans avec la Peugeot 905 (1992 et 1993). De 1993 à 2009 il dirige la Scuderia Ferrari en Formule 1, remportant 14 titres de champion du monde (6 titres pilotes avec Michael Schumacher de 2000 à 2004 et Kimi Raikönnen en 2007 et 8 titres constructeurs). En 2009 il est élu Président de la Fédération Internationale de l’Automobile (FIA), et réélu à l’unanimité en 2013 et en 2017. Depuis 2015 il est également Envoyé Spécial du Secrétaire Général des Nations Unies pour la sécurité routière.
* Publié cette semaine par Débats Publics
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