Va-t-on assister à une « Sheinisation » du prêt-à-porter ? La multinationale asiatique aux pratiques ultra agressives est en train d’avaler une part croissante du marché mondial de la mode. Mais l’Europe peut tirer son épingle du jeu avec son artisanat haut de gamme.
Une contribution d’Edoardo Secchi
De mémoire de spécialiste de l’industrie de la mode et du textile, on n’avait pas vu telle unanimité médiatique depuis Nike dans les années 1990. La marque à la virgule était alors confrontée à une succession de polémiques et des scandales sur les terribles conditions de travail dans ses ateliers asiatiques. Le leader mondial de sportswear mettra des années à faire oublier ces terribles images d’enfants indiens et vietnamiens fabricant des ballons de foot dans des ateliers insalubres.
Or, depuis quelques mois, l’entreprise « Shein » – dont le siège social est à Singapour et qui produit en Chine et au Mexique – est confrontée à une fronde dont l’ampleur rappelle celle de la marque américaine : des milliers d’articles de presse ont été publiés en 2023 pour dénoncer les méthodes de ce nouveau venu de la « fast-fashion », devenu à lui seul le symbole du consumérisme de la Génération Z : des volumes de production jamais vus jusque-là, fabriqués à petit prix dans des milliers d’usines, le tout porté par une boutique entièrement dématérialisée et uniquement en ligne.
Un business model dévastateur…
Shein, c’est 23 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2022, 800 millions de dollars de bénéfice net, une valorisation de 100 milliards de dollars en seulement trois ans et une application à la première place dans la catégorie « shopping » de l’App Store iOS dans 56 pays depuis des mois. Un coup de force rendu possible grâce à un modèle économique qui produit de nouveaux modèles à un rythme jamais vu : quasiment 8 000 nouveaux produits mis en ligne, chaque jour !
Pourtant le groupe asiatique n’a pas le monopole de la « fast-fashion » : celle-ci est née au début des années 1990 avec des groupes de vêtements comme Gap, H&M, Uniqlo et surtout l’espagnol Zara qui produisent à très bas cout des produits de qualité moyenne à courte durée de vie. Et au début de la décennie 2010, profitant du développement d’internet, la tendance s’accélère encore avec l’apparition de « l’Ultra Fast Fashion » reposant sur un modèle économique « DTC » – « direct ton consumer » – reposant exclusivement sur des boutiques en lignes comme Fashion Nova, Asos ou Boohoo, et proposant des produits encore plus éphémères.
Ce qui change avec Shein, c’est son écosystème numérique qui lui permet de performer dans chaque dimension du « triptyque commercial » : des prix très attractifs, un taux de rétention sur la boutique en ligne très élevé grâce à un marketing agressif et surtout, une offre pléthorique nourrie par intelligence artificielle.
Sur ce dernier point, Shein écrase ses concurrents de la « fast-fashion » et de « l’ultra-fast-fashion » : premier client de Google en Asie, la multinationale achète les données du moteur de recherche pour suivre en temps réel les tendances mode dans une centaine de pays. Une masse de données croisée avec les produits et les styles en vogue sur les réseaux sociaux et le comportement des utilisateurs sur son propre site internet. Une masse de « data » que l’IA traduit en offre de milliers de nouveaux produits quotidiennement mis en ligne.
Face à ce raz-de-marée de la « real-time fashion », comment peut réagir l’industrie de la mode européenne ?
Clairement, Shein ne représente nullement une concurrence la mode de qualité, sur lesquels sont positionnés certains acteurs français et surtout, tout un réseau de PME italiennes : bottiers, chemisiers, tailleurs, chapeliers, fourreurs, maroquiniers, horlogers… En effet, toutes ces entreprises proposent avant tout un artisanat, une relation humaine avec des passionnés. Presque une expérience plus qu’un produit ! L’instantanéité et la quantité de l’offre proposée par des groupes comme Shein – et demain certainement par d’autres entreprises asiatiques du même acabit – ne représente nullement une menace. Bien au contraire, le contraste entre les deux modèles n’en est que plus valorisant pour l’image de marque de ces produits, très largement fabriqués dans des ateliers européens.
Mais les acteurs de la « mode rapide » du vieux continent comme l’espagnol Zara ou le suédois H&M devront rapidement s’adapter technologiquement à cette concurrence asiatique, qui marche clairement sur leurs platebandes, produit dans les mêmes usines et vise les mêmes marchés. Une mutation qui sera difficile, ne serait-ce que juridiquement : les conditions de collectes des données personnelles en Europe sont heureusement bien mieux encadrées en Europe. Seule solution, peut-être : une montée en gamme, à l’image de la transition de l’horlogerie suisse bouleversée par l’introduction des montres à quartz japonaises dans les années 1970. Mais les places sont chères et le marché, limité…
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