ENQUÊTE | Selon le baromètre de l’association européenne de l’aviation d’affaires (EBAA), les déplacements professionnels aériens ont connu en 2022 un regain de 11,8 %, après un temps d’arrêt historique engendré par la crise sanitaire. Mais si le trafic reprend, il se pourrait que le voyage d’affaires évolue. Les entreprises veulent réinventer leur manière d’entretenir leurs relations commerciales à distance, afin de limiter autant leur impact carbone que leurs dépenses.
D’ici la fin de l’année, le trafic aérien mondial devrait retrouver sa forme d’avant la crise sanitaire. Plus encore, la fréquentation devrait être supérieure d’environ 3 % par rapport aux chiffres enregistrés en 2019 par l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI). Mais si le tourisme peut désormais se targuer d’un « retour à la normale », les voyages d’affaires n’affichent pas le même pronostic. Selon un rapport de 2022 du Deloitte Consumer Industry Center, ces derniers présentent des dépenses encore inférieures de près de 50 % à celles d’avant la pandémie. La raison principale : une priorité accordée au développement durable qui pèse directement sur les dépenses futures des organisations en matière de déplacements professionnels. Au total, trois entreprises sur dix prévoient une réduction de 11 à 25 % des budgets voyages pour ce motif.
Changement de mentalités
« En 2020, le monde du travail a été mis à l’arrêt et nous avons vécu une chute de plus de 80 % des réservations de voyages d’affaires », détaille Pierre- Emmanuel Tetaz, general manager EMEA chez SAP Concur. Créée en 1993, Concur était une entreprise américaine de gestion des dépenses de voyage. C’est en 2014 que l’éditeur SAP en a fait l’acquisition et a décidé d’accoler son nom pour donner SAP Concur. « Tout le monde parle de voyage d’affaires écoresponsable depuis dix ans, mais depuis les crises du Covid, le changement de mentalités est très clair, précise Pierre-Emmanuel Tetaz. Il faut voyager moins, de façon plus intelligente et écoresponsable. » Selon lui, le top management est désormais prêt à payer plus cher le déplacement, notamment parce qu’il fait l’objet de pressions multiples des consommateurs, des actionnaires mais aussi des collaborateurs.
Selon Pierre-Emmanuel Tetaz, nous retrouvons aujourd’hui de fortes tendances : de fortes restrictions du voyage d’affaires sur une seule journée ainsi que la priorité donnée aux trajets en train ou en voiture ou bien à la visioconférence tant que c’est possible. « Il y a une vraie tension sur le fait de perdre le contact avec ses clients, admet Pierre-Emmanuel Tetaz. Mais on ne fera visiblement jamais machine arrière sur l’écoresponsabilité en matière de voyages d’affaires. »
La fin des déplacements inutiles
La crise a également été l’occasion d’explorer le potentiel du travail à distance pour faire des économies. « On n’empêchera pas les entreprises d’avoir recours au voyage d’affaires car c’est inhérent au développement économique et commercial », insiste Zahir Abdelouhab, General Manager France de Navan depuis un an et demi, rappelant que l’approche hybride du travail permet effectivement de se passer de déplacements inutiles. Autrefois baptisée TripActions, la société spécialisée en gestion de voyages en ligne a profité de l’arrêt total du trafic aérien et donc de la chute de ses revenus pour muscler son offre avec de nouvelles fonctionnalités comme un tableau de bord de tracking en temps réel des utilisateurs et des contraintes vaccinales. Présentée comme une « SuperApp du voyage d’affaires et des dépenses », Navan permet aux organisations une meilleure gestion financière. Un enjeu crucial pour Zahir Abdelouhab qui considère qu’une mauvaise maîtrise de ces coûts réduit la vision de l’empreinte carbone de l’organisation concernée.
De la sobriété à la priorisation des usages aériens
La pandémie a généralisé les conférences à distance et il serait raisonnable de maintenir ces habitudes pour alléger le trafic aérien. D’après Gérard Feldzer, vice-président fondateur du think tank Futura Mobility et président de l’association Aviation sans frontières, la progression de l’aviation d’affaires devrait doubler d’ici la prochaine décennie si rien ne change. Et attendre patiemment un changement des habitudes global peut s’avérer contre-productif au vu de l’urgence climatique. Pour lui, l’éventualité d’une taxation carbone sur les compagnies aériennes fait son chemin. « Si le porte- monnaie est touché, cela va peser directement dans la balance des coûts de l’entreprise », estime Gérard Feldzer. Ce dernier évoque à ce titre la nécessité d’une coordination internationale, a minima européenne, pour que les efforts durables ne soient pas synonymes de désavantage concurrentiel.
Cette question de la sobriété implique un débat sur la priorisation des usages. « Il faut à tout prix que les utilisateurs de l’aviation d’affaires prennent conscience de la nécessité de ralentir leurs déplacements », estime Gérard Feldzer, rappelant cependant que certains vols bénéficient d’une « exception », à l’image des vols humanitaires ou diplomatiques.
Des solutions technologiques au secours de l’aviation ?
Parmi les solutions envisagées pour réduire l’empreinte carbone des avions, on trouve pour le moyen-long terme l’avion à hydrogène, l’avion électrique ou encore les améliorations des recherches en aérodynamique (diminution des traînées dues à la résistance de l’air ou encore les ailes à géométrie variable pour optimiser les performances en fonction de la vitesse). Mais d’après Gérard Feldzer, le plus réaliste à court terme serait de généraliser le recours au fuel dit « SAF », « un kérosène issu de la biomasse, mais aussi d’un mélange d’hydrogène et de CO2 qui permet d’obtenir un vol à faible émission »*. « Le problème est que personne ne propose de SAF en quantité à ce jour et il est encore quatre à cinq fois plus cher que le kérosène classique, déplore Gérard Feldzer. Il faut que les compagnies d’aviation d’affaires prennent cet enjeu à bras-le-corps et créent elles-mêmes des filières de production. » L’expert ajoute que ce carburant de synthèse est compatible avec les moteurs actuels. Un message qu’il espère entendu par les propriétaires de jets privés.
Concernant l’avion électrique, Gérard Feldzer reste mitigé : « On nous promet l’avion hybride thermique-électrique d’ici 2035 chez Boeing, Airbus ou encore ATR avec jusqu’à 2 000 km d’autonomie pour 70 passagers. C’est faisable, mais on continuera de brûler du kérosène… Il faudrait plutôt trouver un moyen de recharger les batteries avec un moteur alimenté en SAF. »
Ainsi, si l’aviation d’affaires souhaite une réinvention « crédible » de son modèle, elle devra envisager la sobriété et oser se regarder dans le miroir et ne pas se reposer uniquement sur la technique pour préserver son modèle tel qu’il est. Rabelais nous a appris que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».
Cet article a été écrit par : Pierre Berthoux
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