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Prochaines Innovations De Rupture : La France Encore Hors Jeu

Pour ne pas rater la prochaine grande vague d’Innovations, 10 milliards d’euros sont consacrés au financement des innovations de rupture. Malheureusement, le dispositif en place, pris dans ses propres contradictions, ne peut structurellement pas atteindre son but.
 
 
Confusion entre innovation de rupture et technologie de rupture
 
La politique pour l’innovation de rupture est faussée. Les enjeux semblaient pourtant clairement exposés par Bruno Le Maire : « Depuis une quinzaine d’années, nous avons à l’évidence pris du retard à cause de notre incapacité à faire émerger des géants du numérique français ou européens comparables aux géants américains ou chinois et à financer les technologies de rupture indispensables. Or ces ruptures technologiques non seulement construiront ou non notre souveraineté politique, mais elles feront au XXIe siècle des vainqueurs et des vaincus. Il est donc indispensable de maîtriser, dans les années qui viennent, un certain nombre de ces technologies de rupture […]. Comment pouvons-nous faire de la France le pays de l’innovation de rupture en Europe et combler le retard que nous avons pris depuis plusieurs années ? C’est très simple : il faut de l’argent ! Le financement est la clé absolue. […] Le fonds pour une innovation de rupture, doté de 10 milliards d’euros, dégagera des financements stables sur une longue durée pour financer des innovations de rupture inaccessibles aux opérateurs privés faute de rentabilité » (1). 
 
Le Conseil de l’Innovation a ainsi choisi l’amélioration des diagnostics médicaux via l’intelligence artificielle, la certification des logiciels ayant recours à l’IA, l’automatisation de la cybersécurité, la bioproduction, les technologies de stockage de l’énergie «zéro fossile», les nanotechnologies, batteries et startups à fort contenu technologique (2). Bref des investissements 100% deep tech.
 
Ces choix entérinent la volonté du gouvernement de financer les technologies de rupture, mais contredisent la mission même du Conseil de l’Innovation : favoriser l’innovation de rupture. Ceci pourrait sembler paradoxal, pourtant l’innovation de rupture n’a rien à voir avec la technologie de rupture.
 
 
La confusion avait été évitée par le rapport initial
 
Le rapport qui est à l’origine de la création du Conseil de l’innovation était pourtant clair : « le plus fréquemment les entreprises innovantes dans le domaine du numérique ont développé un modèle reposant initialement sur une innovation d’usage et non sur une innovation technologique : Vente-privée, Blablacar, Leboncoin (…) Le plus souvent, les percées technologiques ne sont pas le cœur de l’innovation »(3) .
 
Ce rapport allait jusqu’à mettre en garde la future politique de l’innovation : « caractériser ce qu’est une rupture va […] conduire à surestimer la dimension technologique d’une innovation […] La première question à se poser avant de qualifier une innovation de « rupture » n’est pas la mesure de la performance technologique mise en jeu. Il n’y a donc pas de relation biunivoque entre une innovation de rupture et une technologie de rupture. C’est l’innovation dans l’usage d’une technologie – ou de combinaisons de technologies – qui produira un effet de rupture. […] Les « innovations en rupture » résultent le plus souvent d’une vision, portée par un nombre très réduit d’individus, qui vont […] construire une « solution » en puisant dans les briques technologies disponibles. […] La rupture est l’une des retombées de l’innovation ouverte, elle puise régulièrement ses fonctionnalités dans les résultats de la recherche mais c’est la vision de l’entrepreneur qui lui donne naissance. »(3)
 
 
Le rapport initial est conforté par la réalité des champions du numérique
 
« C’est l’innovation dans l’usage d’une technologie qui produit un effet de rupture ». Il n’y a aucune exception à cette règle parmi les géants du numérique (GAFA, NATU et BATX). Ils sont tous nés d’une innovation de rupture mettant à profit les nouvelles technologies disponibles. Aucun ne s’est fondé sur une technologie de rupture dont il pourrait revendiquer la paternité, ce qu’illustre le tableau suivant.
 
 RuptureInnovation de rupture (I) / technologie de rupture (T)Exemple de brevet
GooglePagerank est un algorithme qui considère les liens pointant vers une page web comme un vote pour cette pageIMethod for node ranking
Appletéléphone mobile muni d’une interface tactile intuitiveIInterfaces for scrolling operations
Facebookréseau social personnelIRanking search results based on the frequency of clicks
Amazoncommerce électronique et livraison à domicileICombining disparate purchases into a single purchase
Netflixplate-forme en ligne de distribution de filmsIRelationship-based search and recommandation
AirBnBplate-forme en ligne de location de logementsILocation based ranking of real world locations
Teslavoitures électriques « design » et vendues en directIVehicle (design)
Uberplate-forme en ligne de conducteurs et de passagersIProviding notifications based on real-time conditions related to an on-demand service
Baidumoteur de recherche en mandarinIContact providing based on geographical position
Alibabacommerce électronique B2BIService integration platform for internet services
Tencentplate-formes de services en ligneIPresence system for the telephone status information
Xiaomismartphone low cost vendu par marketing viralIData processing in a wireless network
 
Bruno Le Maire se trompe lorsqu’il présente la maîtrise des technologies de rupture comme une nouvelle capacité à faire émerger des géants du numérique. 
 
 
L’origine de cette confusion est ancienne
 
Il entretient l’éternelle confusion entre les innovations technologiques, génératrices d’abord de gains de productivité puis parfois d’innovations d’usage, et ces innovations d’usage, génératrices de champions et d’emploi.
 
Le rapport Morand Manceau avait pourtant bien explicité la différence dès 2009 : « l’iPhone est d’abord une innovation d’usage qui a facilité considérablement la navigation sur Internet et l’utilisation des applications multimédias à partir de son téléphone portable. La conception du produit repose sur une analyse fine de la manière dont les gens manient leur mobile, sur les différents usages qu’ils en font et aimeraient en faire, ainsi que sur les freins à l’utilisation. Le design est internalisé à travers un objet simple en apparence mais à l’ergonomie exceptionnelle. L’iPhone s’appuie également sur plusieurs innovations technologiques telles l’écran tactile à faible conductivité thermique ». Ce rapport relève que, selon l’OCDE, 51 % des innovations n’intègrent aucune dimension technologique et 46 % des entreprises européennes innovantes ne s’appuient sur aucune activité de recherche en leur sein (4).
 
Bpifrance a lui-même reconnu en 2015, en citant Twitter, Zara et Blablacar, que « une bonne partie des innovations qui ont transformé leur marché ces dernières années ne relève pas d’innovation à caractère principalement technologique » (5). Le tableau suivant illustre la différence entre innovations technologique et d’usage :
 
 Innovation technologiqueInnovation d’usage
IncrémentaleRaquette de tennis connectée (Babolat)Vente évènementielle en ligne (VeePee)
de ruptureInternet, GPS, imprimante 3DMoteur de recherche (Pagerank), iPhone
Cycle d’innovationLongCourt
Exemple de brevetDispositif pour réaliser un modèle de pièce industrielle (imprimante 3D)(voir tableau précédent)
Enjeu de souverainetéSécurité nationaleEconomie
Vision politiqueDARPA européenneStartup Nation
 
 
Le Ministre de l’Economie n’est cependant pas le seul fautif car, en mettant en oeuvre le projet du Président de la République, il reprend sans les corriger les propos de celui-ci :
« Je souhaite que l’Europe prenne la tête de cette révolution par l’innovation radicale. Créons dans les deux ans qui viennent une Agence européenne pour l’innovation de rupture, à l’instar de ce qu’ont su faire les États-Unis avec la DARPA au moment de la conquête spatiale. […] Prenons cette ambition, finançons les recherches dans les domaines nouveaux comme l’intelligence artificielle, acceptons la prise de risque. Cette agence mettrait l’Europe en situation d’innovateur et non de suiveur. Et plutôt que de déplorer que les grands champions du numérique soient aujourd’hui américains, demain chinois, mettons-nous en situation de créer des champions européens »(6).
 
Ce discours contenait déjà cette confusion : oui, la DARPA a participé à l’émergence des technologies de rupture comme Internet et le GPS. Non, la DARPA n’est pas à l’origine des innovations de rupture des champions du numérique. La DARPA est un outil militaire au service de la souveraineté technologique américaine. S’en inspirer est certainement louable pour la souveraineté technologique européenne, mais n’est certainement adapté ni à l’innovation de rupture ni à l’émergence de champions européens.
 
Pris dans cette contradiction, le dispositif mis en place sera inefficace au regard de sa mission, contaminera le projet européen, et la France manquera une fois de plus le prochain train des innovations de rupture.
 
 
 
Par Vincent Lorphelin, fondateur de 100brevets.tech
avec Erik Von Rompay, Président de Growth Experts
 
 
Références bibliographiques :
(6) « Initiative pour l’Europe – pour une Europe souveraine, unie, démocratique » le 26 septembre 2017 https://www.elysee.fr/front/pdf/elysee-module-795-fr.pdf

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