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Pourquoi les sociétés de capital-investissement se lancent-elles dans l’acquisition de cabinets d’experts-comptables ?

capital-investissementPourquoi les sociétés de capital-investissement se lancent-elles dans l’acquisition de cabinets d’experts-comptables ? Getty Images

Les cabinets d’expertise comptable traditionnels doivent lever de nouveaux capitaux pour recruter des talents, moderniser leurs technologies et jouer un rôle d’acquéreurs dans les fusions.

Un article de Kelly Phillips Erb pour Forbes US – traduit par Lisa Deleforterie

 

Jeff Ferro, directeur général de Baker Tilly, le dixième plus grand cabinet comptable des États-Unis, était arrivé à une conclusion inconfortable : pour maintenir sa compétitivité, son cabinet devait investir davantage dans la technologie, les fusions et le recrutement, bien au-delà de ce que ses 570 associés, dont beaucoup approchent de la retraite, étaient en mesure de financer.

Cette entreprise de Chicago, forte de ses neuf décennies d’existence, avait besoin d’un investisseur externe. « Au cours des dix dernières années, nous avons très bien géré notre bilan et investi davantage de capitaux dans l’organisation », explique-t-il. « Cependant, le contexte est devenu plus complexe, plus compétitif, et les coûts de gestion de l’entreprise ainsi que la mise en œuvre de notre stratégie ont considérablement augmenté. »

À la fin de l’année 2022, Baker Tilly a fait appel à la banque d’affaires William Blair & Co pour organiser des rencontres avec 25 investisseurs potentiels en capital-investissement. Après plus d’un an de sélection et de négociations avec les deux partenaires retenus, Baker Tilly a finalement annoncé en février dernier la conclusion d’un accord. La transaction a été officialisée le 1er juin, lorsque Hellman & Friedman et Valeas Capital Partners ont déboursé un milliard de dollars pour acquérir un peu plus de 50 % du cabinet d’expertise comptable.

L’annonce faite en février a propulsé Baker Tilly, avec ses 6 700 employés et un chiffre d’affaires de 1,7 milliard de dollars pour l’exercice 2024 (clos le 31 mai), au rang du plus grand cabinet comptable américain à avoir accepté des fonds de capital-investissement, un titre qu’il a conservé pendant six semaines. Le 15 mars, Grant Thornton, le septième plus grand cabinet d’expertise comptable, a également annoncé qu’il vendrait une partie de ses activités à des fonds d’investissement privés, notamment à New Mountain Capital, fondé par le milliardaire Steven Klinsky, ainsi qu’à CDPQ et OA Private Capital, pour des investissements plus modestes.

 

Quand les investisseurs redéfinissent l’avenir des cabinets comptables

Le rapprochement entre cabinets de comptabilité et investisseurs a commencé en août 2021, lorsque TowerBrook Capital Partners a annoncé son investissement dans les activités hors audit d’EisnerAmper, désormais une entité juridique distincte appelée Eisner Advisory Group, bien que les deux divisions continuent d’opérer sous la marque EisnerAmper. À l’époque, cette initiative était perçue comme une exception dans le secteur. Cependant, à mesure qu’EisnerAmper poursuivait son expansion, d’autres cabinets ont suivi le mouvement. L’année suivante, New Mountain Capital a pris une participation dans Citrin Cooperman (classé 19e) et Parthenon Capital a acquis Cherry Bekaert (classé 24e).

Cette année, le capital-investissement a connu une accélération presque frénétique. D’après Allan D. Koltin, expert-comptable et PDG du Koltin Consulting Group, Inc., qui a supervisé des transactions totalisant des milliards de dollars dans le secteur des services financiers, cinq des 25 plus grands cabinets comptables pourraient conclure de nouveaux accords avant la fin de l’année. « Je pense que le capital-investissement va transformer le secteur de façon durable, et ce changement sera bénéfique », confie Ferro.

Tout le monde ne partage pas le même optimisme quant aux effets à long terme du capital-investissement sur la profession comptable. Toutefois, il est incontestable que ces fonds apportent une solution précieuse à l’un des défis les plus pressants et fondamentaux du secteur : l’attraction des talents.

Le nombre d’experts-comptables qualifiés a diminué, les baby-boomers, suivis bientôt par la génération X, prenant leur retraite, tandis que la génération Z se détourne de la comptabilité, notamment à cause des études supplémentaires et des examens requis.

Selon le rapport 2023 Trends Report de l’American Institute of Certified Public Accountants, 65 305 diplômes de licence et de master en comptabilité ont été délivrés durant l’année scolaire 2021-2022, soit une baisse de 18 % par rapport aux six années précédentes. Au cours de la même période, le nombre de candidats ayant réussi les quatre sections d’examen requises pour obtenir la certification d’expert-comptable a chuté encore plus fortement : seuls 18 847 ont réussi l’examen en 2022, soit une baisse de 32 % par rapport à 2016.

En outre, M. Koltin observe que les diplômés en comptabilité se tournent désormais vers des alternatives plus attractives et mieux rémunérées telles que la banque d’investissement, d’autres secteurs des services financiers, l’analyse de données ou encore la cybersécurité, plutôt que de se contenter du travail « routinier et mécanique » qu’offre l’expertise comptable, malgré ses salaires élevés et son modèle de partenariat.

La technologie, et en particulier l’intelligence artificielle, peut offrir un certain allègement en prenant en charge des tâches que les jeunes comptables auraient effectuées auparavant, telles que la saisie de données ou les examens financiers de routine. Cela permet de libérer des ressources pour se concentrer sur des missions plus stimulantes, comme les services de conseil aux entreprises, un secteur en pleine expansion. Cependant, l’intégration de ces nouvelles technologies représente un investissement financier conséquent.

 

Capital-investissement, scissions et stratégies de croissance ambitieuses

La restructuration de Baker Tilly montre comment les fonds de capital-investissement peuvent être utilisés stratégiquement. Dans le cadre de cette opération, le cabinet comptable a été scindé en deux entités distinctes. Ferro, 61 ans, est désormais PDG de Baker Tilly Advisory Group LP, qui regroupe les services fiscaux, de conseil aux entreprises et d’autres activités à forte croissance, qui ne nécessitent pas forcément l’intervention d’experts-comptables agréés. Ce sont ces services qui ont suscité l’intérêt des fonds de capital-investissement. En parallèle, Baker Tilly U.S. LLP, une entité juridique distincte, continuera à fonctionner comme un cabinet d’expertise comptable agréé et réglementé, se concentrant sur la gestion des risques et les services d’assurance (notamment l’audit et l’attestation). Cette dernière entité reste indépendante des investisseurs privés, « afin de respecter les exigences réglementaires et d’indépendance », précise l’entreprise.

Une partie importante des nouveaux fonds de capital-investissement a été utilisée pour verser, en une seule fois, les prestations de retraite dues aux anciens associés, ainsi que celles déjà accumulées par les associés actuels dans le cadre des anciens régimes. Parallèlement, un nouveau système de rémunération a été instauré, permettant aux nouveaux employés de devenir actionnaires et de bénéficier des profits de l’entreprise à un âge plus jeune. « J’ai acquis la totalité de mes droits à 60 ans, alors qu’aujourd’hui, notre accord prévoit que l’on acquiert la totalité de ses droits au bout de cinq ans », explique M. Ferro. Ainsi, une personne de 35 ans pourra acquérir ses droits à 40 ans. « Nous avons réduit de 20 ans la période d’acquisition des droits », se réjouit-il. « Les jeunes de 30 à 35 ans ne sont plus motivés par ce qui m’avait incité à signer à l’époque. »

Une partie des fonds propres injectés par le capital-investissement, ainsi qu’un financement supplémentaire par emprunt, constitue une réserve destinée à soutenir la croissance de l’entreprise – qu’il s’agisse d’embauches, de nouvelles technologies ou de fusions. Ferro anticipe un chiffre d’affaires d’environ 2 milliards de dollars pour l’exercice 2025, qui se clôturera en mai, soit une hausse de 16 %, hors opérations de fusion. Son objectif est d’atteindre 5 milliards de dollars dans les cinq prochaines années, grâce aux fusions et à une croissance organique, incluant le développement de nouveaux services. « Notre stratégie est de devenir le leader du marché intermédiaire aux États-Unis », explique-t-il. (Le marché intermédiaire fait référence aux entreprises dont le chiffre d’affaires est inférieur à un ou deux milliards d’euros).

L’accord conclu entre Grant Thornton et la société de capital-investissement New Mountain Capital, ainsi que deux autres investisseurs en capital-investissement, comprenait également le rachat des pensions des associés retraités et la scission des activités d’audit du reste de l’entreprise, dans le cadre de ce que l’on appelle pudiquement des « structures de pratique alternatives ».

Cependant, la restructuration du secteur de la comptabilité ne se résume pas à une vente au capital-investissement. BDO, le cinquième plus grand cabinet d’audit au monde, a adopté une approche différente pour aborder la question du recrutement et de la rétention des jeunes talents, y compris ceux qui ne sont pas experts-comptables. L’année dernière, elle a évolué d’une société de personnes à une société de services professionnels et a mis en place un plan d’actionnariat salarié. (Le capital-investissement n’a cependant pas disparu, car Apollo Capital a organisé le financement par emprunt de cette opération).

Plus récemment, en juillet dernier, CBIZ (classé 11e), le cabinet comptable américain coté en bourse, a annoncé son intention d’acquérir les activités de conseil et de fiscalité de Marcum (classé 13e) pour un montant de 2,3 milliards de dollars, réparti à parts égales entre numéraire et actions. Les activités d’audit de Marcum, entachées de manquements, seront transférées à un cabinet d’expertise comptable de plus petite envergure, Mayer Hoffman McCann P.C. (L’année dernière, la Securities & Exchange Commission a infligé à Marcum une amende de 10 millions de dollars en raison de « défaillances systémiques dans le contrôle de la qualité », notamment dans l’audit de centaines de nouvelles sociétés d’acquisition à vocation spéciale, intégrées en 2020 et 2021).

Jusqu’à présent, le capital-investissement n’a pas réussi à s’imposer dans les Big Four. L’année dernière, Ernst & Young a rejeté une proposition de TPG qui aurait conduit à une scission de l’entreprise, l’investissement du capital-investissement ne s’appliquant qu’à la branche non-audit de ses activités. Les associés en charge de l’audit se sont opposés à cette idée de séparation.

 

Opportunité ou risque pour les cabinets comptables ?

Pourquoi l’une des professions les plus réputées envisagerait-elle de se vendre à des fonds de rachat, connus depuis longtemps pour alourdir les entreprises de dettes, réduire les coûts, puis les revendre rapidement afin d’en tirer des profits immédiats ?

Au-delà des avantages évidents en termes de liquidités, les sociétés de capital-investissement ont réussi à améliorer leur image. Avec plus de 2 000 fonds en concurrence pour les mêmes transactions, contre moins de 500 il y a dix ans, de nombreux fonds mettent désormais l’accent sur la croissance à long terme pour attirer les vendeurs potentiels. Des entreprises comme Blackstone, par exemple, lèvent des capitaux auprès de gestionnaires de patrimoine via de nouveaux fonds, qui s’apparentent davantage à des fonds communs de placement et offrent un « capital perpétuel », sans date de clôture. Cela permet aux sociétés de capital-investissement de cibler des investissements qu’elles souhaitent conserver et développer sur le long terme. Le secteur fragmenté de la comptabilité, avec ses fondateurs vieillissants et une forte liquidité, représente une cible attrayante, d’autant plus que ces entreprises peuvent être regroupées. De plus, les fonds peuvent miser sur la croissance des services de conseil et de fiscalité, plus lucratifs, faisant ainsi des cabinets d’expertise comptable un investissement potentiellement très rentable sur le long terme. (La logique derrière l’intérêt des fonds pour les cabinets d’avocats est similaire).

Bien que les sociétés de capital-investissement puissent se révéler être des investisseurs stables à long terme, les traditionalistes craignent que leurs vastes participations ne créent des conflits d’intérêts et compromettent l’indépendance des experts-comptables dans l’audit des entreprises cotées en bourse. Paul Munter, chef comptable de la SEC, a exprimé des inquiétudes quant à la possibilité que les cabinets comptables, en prenant des participations extérieures, nuisent à l’indépendance des auditeurs, ou du moins envoient involontairement le message que « le respect des normes professionnelles, la réalisation d’audits de qualité et le rôle de surveillance publique ne sont plus la priorité absolue du cabinet ».

« Il s’agit de cabinets comptables qui cherchent à se tourner vers des activités plus lucratives, plus attrayantes, voire plus excitantes que les audits traditionnels », explique Francine McKenna, experte-comptable et journaliste indépendante, actuellement conférencière invitée à l’université de Cambridge. On peut s’inquiéter de l’insuffisance des garanties protégeant l’indépendance des auditeurs dans les structures alternatives financées par le capital-investissement. Ce qui est encore plus alarmant, selon elle, notamment pour les associés en charge des audits, c’est que la scission des services fiscaux et de conseil, plus rentables, risque de priver les auditeurs des ressources nécessaires.

Charles Weinstein, PDG d’Eisner Advisory, assure n’avoir rencontré aucun problème de ce type en trois ans de partenariat avec le capital-investissement. Selon lui, pour 98 % des associés, le seul impact tangible au quotidien est une amélioration de la qualité du service aux clients, car ils disposent désormais de « nombreuses personnes qualifiées supplémentaires » ainsi que d’une gamme élargie de services à proposer.

Jody Padar, experte-comptable et consultante dans le secteur, qui milite pour une transformation de la profession comptable (notamment à travers ses ouvrages The Radical CPA et Radical Pricing), estime qu’il est crucial que l’AICPA continue de souligner l’importance du titre professionnel, même si le modèle de financement du secteur évolue par nécessité. Selon elle, le financement par capital-investissement peut également offrir une stratégie de sortie attrayante pour les experts-comptables vieillissants, souvent réticents au changement. « Nous connaissons tous des comptables qui préféreraient rester à leur bureau jusqu’à la fin plutôt que de prendre leur retraite », plaisante-t-elle. L’attrait du capital-investissement a facilité le retrait d’une partie de l’ancienne génération, par le biais de rachats, tout en offrant à la nouvelle génération l’opportunité de s’impliquer dans les décisions stratégiques. « C’est un électrochoc qui incite les entreprises à se moderniser. »


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