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Pourquoi le Made in France ne fait plus rêver la consommatrice chinoise ?

La femme d’affaires francophile Yu Ge et lauréate Forbes Influential Entrepreneur décrypte les attentes de ces « Mamans Tigres » qui ont pris le pouvoir.

Nombreuses sont les marques françaises qui continuent à user des mêmes recettes pour tenter de pénétrer le premier marché au monde, la Chine. Dans l’Empire du Milieu post-Covid, le luxe made in France ne suffit plus à éblouir et convaincre la ménagère chinoise en matière de cosmétiques et bien-être notamment. Encore faut-il être à l’écoute de cette consommatrice et de sa quête d’efficacité sur fond de confiance accrue envers les marques nationales. La femme d’affaires francophile Yu Ge et lauréate Forbes Influential Entrepreneur décrypte les attentes de ces « Mamans Tigres » qui ont pris le pouvoir. 

Forbes France : Vous avez quitté un poste confortable de rédactrice en chef pour challenger un modèle comme Amazon avec Big Eyes Shopping. Qu’est-ce qui a motivé cette transition vers l’e-commerce en Chine ?

Yu Ge : Je vais partager avec vous une anecdote alors que je me trouvais dans le jardin des Tuileries à Paris dans le cadre de mes fonctions de rédactrice en chef de Harper’s Bazaar China. J’observais les gens sauter à l’élastique et j’ai remarqué que les hommes sautaient sans hésitation, tandis que beaucoup de femmes hésitaient, abandonnaient à tour de rôle. Cette scène m’a marquée car j’ai compris qu’en tant que femme, la peur pouvait m’empêcher d’opérer des changements dans ma vie. Le lendemain, j’ai remis ma démission à ce poste très confortable. L’âge d’or des médias imprimés était terminé, mais ma carrière d’entrepreneur ne faisait que commencer.

J’ai fondé la boutique e-commerce IDS Buy Buy Buy, un nom pour évoquer trois notions : « I » pour indépendant, « D » pour diversifier et « S » pour sophistiqué. Lors de la création d’IDS, le marché de la beauté chinois n’avait que deux options : les marques de luxe ou les produits de supermarché abordables. De fait, les marques de niche populaires et les lignes professionnelles – qui prospéraient en Europe et aux États-Unis – étaient presque impossibles à trouver en Chine. IDS s’adresse à un groupe de femmes sophistiquées et instruites qui recherchent des solutions anti-âge plus efficaces et professionnelles de la tête aux pieds, plutôt que de simples emballages glamour de griffes distribuées dans les grands magasins. Elles en ont assez de payer des prix élevés pour des résultats décevants.

Il y avait donc un changement de paradigme avec un vrai besoin non adressé. Nous avons ainsi commencé par introduire des marques de niche renommées comme Byredo (originaire de Suède), Chantecaille (France), Tata Harper (USA)…sur le marché chinois il y a neuf ans. D’autre part, nous avons également exploré des marques de laboratoire moins connues et apportant des technologies de pointe comme la thérapie cellulaire, l’esthétique médicale non invasive, la mésothérapie ou encore le collagène à base de cellules souches. Au fil du temps, notre base de clients a augmenté grâce à cette valeur ajoutée, il n’était plus nécessaire de voyager hors des frontières chinoises.

Certaines marques de beauté françaises atteignent le milliard de dollars de chiffre d’affaires sur le marché chinois, des revenus générés loin devant les autres pays cumulés. Est-ce la connotation luxe du made in France qui prime ?

Y.G : La culture et l’héritage français sont intemporels, intacts. Pour être honnête, les marques de beauté françaises ne sont pas les seules à réussir en Chine. Pendant les trente années de boom économique qu’a connu mon pays, presque toutes les entreprises européennes entrant sur le marché ont connu une croissance rapide des ventes au cours de leurs trois premières années, représentant souvent un tiers de leur chiffre d’affaires mondial. Les consommateurs chinois associent New York à la richesse et aux opportunités, Londres à la royauté et à l’éducation d’élite, l’Italie à l’artisanat et la France au luxe. Les Français sont particulièrement doués pour transformer les produits en articles de luxe.

Cependant, après trois ans de pandémie, le paysage économique en Chine a changé, ce qui pose des défis aux sociétés françaises. Nous sommes témoins aujourd’hui d’une ère de confiance nationale croissante dans laquelle la génération Z est de plus en plus désillusionnée par la culture américaine, si bien que le « Made in Paris » à lui seul ne suffit plus à maintenir un avantage concurrentiel. Les marques doivent désormais se concentrer sur la qualité des produits, l’innovation technologique et les améliorations de l’expérience utilisateur.

Sans maîtriser ces trois impératifs, une marque française aura du mal à pénétrer le marché de la beauté et du bien-être chinois ?

Y.G : Si vous souhaitez pénétrer le marché chinois, vous devez investir beaucoup de temps et d’efforts pour entrer dans la tête du consommateur et comprendre son mode de vie. Ne faites pas l’erreur de mettre en œuvre des stratégies occidentales, cela se retournera certainement contre vous. Chaque année, de nombreuses marques européennes quittent le marché chinois en raison d’une mauvaise gestion, souvent parce qu’elles ont copié la stratégie qui a fonctionné en Europe ou en Amérique du Nord… Par exemple, je connais une marque de niche réputée en France, que j’ai beaucoup appréciée. Cependant, en raison des différences de types de peau et de préférences de maquillage entre les consommateurs européens et chinois, l’entreprise a eu du mal à adopter la bonne stratégie et a finalement dû quitter le plus grand marché du monde. Il existe de nombreux cas comme celui-ci. En France, les femmes dépensent beaucoup d’argent en parfums et préfèrent les soins de la peau biologiques et naturels, moins axés sur les effets anti-âge visibles. Alors qu’en Chine, les femmes privilégient les soins de la peau anti-âge et les traitements esthétiques aux cosmétiques et aux parfums. Les consommateurs chinois croient en la science. Les femmes chinoises font confiance à des traitements comme les cellules souches, le placenta de mouton, la télomérase et le Botox pour atténuer les rides.

Si les Françaises ne sont pas prêtes à dépenser beaucoup pour ces procédures, les consommatrices chinoises exigent une efficacité sans tenir compte des ingrédients naturels. Les modes de vie sont complètement différents entre les consommateurs chinois et les consommateurs français. Pour une marque qui s’implante en Chine, une erreur facile à commettre est de supposer qu’elle peut trouver un partenaire fiable qui peut prendre en charge le développement de l’ensemble du marché chinois et que le siège social n’a besoin que de se concentrer sur la production de produits.

Vous croyez beaucoup à la beauté augmentée via les devices technologiques et au bien-être. Où se situent nos différences culturelles ?

Y.G : Je crois que la technologie va transformer de nombreuses industries traditionnelles, y compris le secteur de la beauté. Cependant, j’ai également un profond respect pour l’équilibre délicat entre l’humanité et la nature. La science n’est pas toute-puissante. Au cours de la dernière décennie, les progrès de la dermatologie cosmétique ont entraîné des changements révolutionnaires dans l’industrie mondiale de la lutte contre le vieillissement des femmes. Pourtant, ces mêmes développements ont également provoqué des conséquences irréversibles. Nous nous opposons fermement au sacrifice de la santé au profit d’une beauté sans âge. Bien que nous défendions les approches technologiques de la lutte contre le vieillissement, elles doivent être fondées sur le maintien d’un mode de vie sain. La nature conservatrice de la culture chinoise signifie que nous ne sommes pas susceptibles d’adopter des mesures extrêmes pour obtenir cette « beauté sans âge ». 

Nous suivons de près les dernières avancées en matière de médecine régénératrice et de médecine fonctionnelle. Dans le même temps, la force de la médecine traditionnelle chinoise offre des solutions que la médecine moderne a souvent du mal à fournir. La longévité et l’anti-âge ne sont pas la même chose.

Quelle place pour le bien-être dans une Chine laborieuse ?

Y.G : Il existe un dicton : « Les Coréens n’ont pas besoin de dormir et les Chinois font toujours des heures supplémentaires. ». C’est devenu un phénomène culturel distinct en Asie de l’Est. Les Chinois sont par nature travailleurs, avec un sens aigu de la compétition et de l’urgence. Cela crée un environnement de forte pression, à partir des années scolaires, pendant l’adolescence et jusque dans la vie professionnelle. Au cours de la dernière décennie, avec le développement rapide d’Internet en Chine, les gens ont été consommés comme des machines, ce qui a conduit à l’épuisement professionnel. En Chine, il existe un terme appelé « Ji Wa » ou « Maman Tigre », qui fait référence aux parents qui poussent leurs enfants dans un environnement compétitif dès la naissance.

On attend de ces enfants qu’ils excellent sur le plan scolaire, qu’ils entrent dans les meilleures écoles, qu’ils obtiennent les meilleurs emplois et, en fin de compte, qu’ils changent la foi de leur famille. Ma mère est une « Maman Tigre » typique. J’ai passé trois ans dans une école privée avec un système de gestion de type militaire et je me levais tous les jours à 4h30 du matin pour réviser en vue de l’examen d’entrée au lycée. Finalement, j’ai été admise dans le meilleur lycée de Shanghai. Cependant, des années de pression scolaire et de mode de vie malsain ont eu des conséquences néfastes sur moi et j’ai développé des pathologies à un jeune âge. À 23 ans, lorsque je suis entrée dans l’industrie de la mode, je devais constamment voyager à l’étranger pour des interviews, ce qui me faisait constamment souffrir du décalage horaire. 

Ma carrière m’a donné un aperçu approfondi des secteurs de la mode, d’Internet, du luxe et de l’investissement. Dans ces domaines, presque tout le monde sacrifie sa santé en échange d’argent, de célébrité et de succès. À 35 ans, beaucoup d’entre nous commencent à faire face aux conséquences de divers problèmes de santé. L’épidémie du virus en 2020 a encore affaibli notre système immunitaire, les consommateurs chinois ont compris l’importance de la santé. Par conséquent, investir dans le bien-être est devenu extrêmement important pour nous, même si ce n’est souvent qu’après 30 ans que les gens commencent à en reconnaître la valeur.

Vous vous intéressez particulièrement aux femmes tout au long de leur cycle de vie (gestion du stress, des hormones, capital jeunesse…). Pourquoi ?

Y.G : Je viens d’une famille avec une prédisposition génétique au cancer avec des décès prématurés du côté des hommes (père, grands-pères, oncle). Quant aux femmes de ma famille frappées par des maladies aussi graves, elles font preuve malgré tout d’une résilience. La vitalité durable des femmes a longtemps été sous-estimée par la société dominante. Aussi, l’abandon conjugal des épouses malades est une réalité criante, en Chine comme ailleurs dans le monde. Depuis l’âge de 26 ans, j’ai dû assumer la responsabilité de coordonner les traitements contre le cancer en stade avancé pour ma famille. Aucun membre de ma famille n’avait jamais vécu à l’étranger, alors ils comptaient sur moi pour rechercher et trouver les meilleures solutions médicales à travers le monde lorsque des maladies graves survenaient. 

En cours de route, je me suis fait de nombreux amis dans les domaines médical et universitaire. La prédisposition génétique de ma famille ressemble à une malédiction qui me suit depuis l’enfance. Quelque part, cela m’a obligé à planifier ma vie comme si 54 ans serait mon terme. J’ai maintenant 42 ans et je dois dire que j’ai la chance d’avoir plus d’énergie et de vitalité que beaucoup de mes paires. 

Quels sont les axes prioritaires de votre développement ? 

Y.G : Il est bien connu que l’économie chinoise est confrontée à des défis sans précédent. Après trois ans de pandémie, les habitudes de consommation des familles de la classe moyenne chinoise ont considérablement changé. Pour répondre à leurs besoins en solutions plus abordables mais très efficaces, nous continuerons à rechercher et à investir dans des marques de niche à fort potentiel et valeur ajoutée sur les marchés mondiaux de la beauté et du bien-être. Les consommateurs chinois s’éloignent de leur fascination pour les marques occidentales, préférant des produits plus rentables et efficaces. Pour répondre à ces nouvelles demandes, nous prévoyons de travailler avec d’excellentes équipes de R&D nationales en Chine, en nous concentrant sur la transformation et la refonte systématiques des marques occidentales que nous acquérons. 

Verra-t-on bientôt émerger une marque de beauté de luxe made in China exportatrice et un véritable écosystème, à l’image du succès de la K-Beauty ?

Y.G : Le succès de la K-Beauty en Occident n’est pas seulement dû à l’industrie de fabrication de produits de beauté de pointe de la Corée du Sud, mais aussi à la puissante exportation de la culture pop coréenne. La popularité mondiale de la musique, des idoles, de la gastronomie et des séries coréennes a fourni la plate-forme parfaite pour l’essor de la K-Beauty. En Europe, de plus en plus de jeunes adoptent des aspects de ce mode de vie, tout comme les Français ont adopté la culture japonaise il y a des années. D’ailleurs, certaines sociétés de cosmétiques françaises lancent désormais leurs propres marques de K-Beauty pour répondre à ce marché. Bien que ces marques soient véritablement fabriquées en France, leurs flacons, emballages et ingrédients sont distinctement de style coréen.

Quant aux marques chinoises, leur popularité mondiale est en grande partie due à la solide chaîne d’approvisionnement du pays. Pour les consommateurs occidentaux, les produits fabriqués en Chine offrent un rapport qualité-prix imbattable. Au cours de la dernière décennie, les produits conçus en Chine : des véhicules électriques aux petits appareils électroménagers et aux vêtements, ont été extrêmement populaires dans le monde entier. Dans le secteur de la beauté, je pense que les cosmétiques fabriqués en Chine, en particulier le maquillage, ont un avantage concurrentiel plus fort que les soins de la peau. Enfin, en ce qui concerne les soins anti-âges, nous n’avons pas encore vu de marque chinoise nationale créer un écosystème complet pour l’exportation à l’échelle mondiale.


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