Un automne et un hiver meurtriers en perspective. On estime que l’économie française, frappée de plein fouet par une crise qui a mis à l’arrêt des pans entiers d’activité, sera amputée de plus d’1 million d’emplois supplémentaires d’ici neuf mois.
Même si la reprise d’activité est plutôt meilleure que celle qui avait été anticipée et que le produit intérieur brut (PIB) de la France pourrait rebondir de +19% au troisième trimestre, et sans doute de +4% au dernier trimestre 2020, il a dévissé dans des proportions considérables au premier semestre (-5,3% de janvier à mars et -17% d’avril à juin), laissant augurer une contraction de la croissance annuelle entre -9% selon les prévisions plus optimistes (Insee) et -11% pour les plus prudentes (Fonds monétaire international).
Face à la crise, les entreprises s’adaptent, se réorganisent. Dans l’Amérique de Donald Trump, plutôt que de subir des pertes d’emplois sèches, de nombreuses entreprises ont même décidé de pratiquer des coupes de salaires. General Motors, par exemple, a demandé à ses 69 000 salariés, cols blancs, de réduire temporairement leur rémunération de 20%.
Aucune concession salariale directe n’a été érigée en dogme dans notre pays. Mais rien ne dit que certaines sociétés n’en arriveront pas là. Car si le président Macron a décidé d’un nouveau dispositif d’« activité partielle de longue durée » pour contenir le chômage, estimé à 30 milliards d’euros, ce plan « anti-licenciements » pourrait bien s’accompagner ici où là, comme il l’a reconnu devant les Français le 14 juillet dernier, de baisses de salaires en contrepartie du maintien de l’emploi dès lors que celles-ci feraient l’objet d’accords au niveau des branches ou des entreprises dans le cadre du dialogue social.
Pour rendre moins douloureuse cette pilule amère de modération salariale que les accords de performance collective (APC) prévus par les Ordonnances Travail de septembre 2017 autorisent de manière temporaire, Emmanuel Macron a promis que les efforts des salariés au titre de la reprise se traduiraient le moment venu par un supplément d’intéressement et de participation. Dont acte.
Mais les menaces sur le pouvoir d’achat des salariés du secteur marchand pourraient provenir de plusieurs sources si l’on n’y prend pas garde. Après les premières pertes de revenus liées au chômage partiel pendant le confinement – les salariés au-dessus du SMIC ne touchant que 84% de leur rémunération- de nouveaux aménagements du temps de travail pourraient aussi conduire à un appauvrissement relatif des salariés. Surtout si l’on devait entendre les suggestions de certains leaders de l’Opposition, à l’instar de Bruno Retailleau (LR), qui a proposé une durée légale de travail de 37 heures payées seulement 35.
Soyons donc vigilants à très court terme pour éviter que le salaire des collaborateurs en place dans les PME comme dans les plus grandes entreprises ne devienne la variable d’ajustement de la reprise.
Redoublons également d’attention si l’on veut que les salariés, auxquels on va demander des efforts prolongés d’adaptation pour garantir la relance, ne soient pas oubliés et, qu’on pense bien in fine à les récompenser au moment du retour de la croissance.
Les engagements du gouvernement à l’égard des personnels soignants, en première ligne dans l’épisode de Covid-19, sont assez clairs : retrouver par exemple pour les personnels infirmiers un niveau de rémunération correspondant au moins à la moyenne européenne, soit 44 000 euros.
Mais la dynamique salariale dans le secteur privé reste un grand mystère pour la suite et dépend davantage du comportement des employeurs.
Et l’observation des dernières années en la matière a de quoi inquiéter. Car en dépit d’une activité assez soutenue et d’un chômage en nette baisse, la croissance des salaires est restée plus morose en 2018-2019 qu’avant la crise financière, dix ans plus tôt. Une situation d’autant plus préoccupante qu’un effet de ciseau s’est constitué entre cette hausse trop modérée des rémunérations et des dépenses contraintes (logement, eau, gaz, électricité, carburant…) qui n’ont cessé d’augmenter.
La hausse des rémunérations issues du travail a été inférieure à celle des revenus du capital depuis près de quarante ans. En France, la part de la valeur ajoutée revenant aux salariés plafonne aujourd’hui autour de 58,6% sous l’effet combiné des nouvelles technologies, des politiques de rigueur salariale ou encore de la déréglementation du marché du travail.
Avec à la clé une véritable déchirure salariale. Car même si les salaires continuent de progresser légèrement en moyenne (bien que de moins en moins par rapport à la hausse générale des prix), c’est principalement au-dessus du salaire médian (1 783 euros) qu’on observe les progressions salariales les plus nettes. Autrement dit, l’austérité salariale aggrave les inégalités de revenus entre les salariés les plus qualifiés (et donc les plus recherchés) et les autres.
Avec le retour de la récession, le risque est élevé que les revenus du travail payent le plus lourd tribut à la reprise, surtout dans un pays où le taux de syndicalisation est devenu le plus bas des 36 pays de l’OCDE (11% contre une moyenne de 17% pour l’ensemble des pays membres).
Pour prévenir ce scénario noir, qui pourrait conduire à un déclassement supplémentaire de la classe moyenne, ouvrons dès la rentrée une nouvelle discussion avec les partenaires sociaux en faveur d’un nouveau « pacte salarial ». Celui-ci pourrait renforcer la cohésion économique et sociale au moment où l’économie française s’apprête à mettre 100 milliards d’euros sur la table pour réussir la relance de l’offre productive.
Cette discussion doit permettre de poser plusieurs principes absolument essentiels à un redressement économique qui soit équitable socialement.
Le premier d’entre eux, c’est d’abord de prendre des dispositions pour mettre un terme à quarante ans de déformation du partage de la valeur ajoutée au détriment des revenus du travail. La progression des dividendes doit être mieux encadrée de manière à ne pas augmenter plus vite que la part des bénéfices revenant aux salariés.
Second principe : limiter les écarts de salaires et instaurer la transparence sur les différences de rémunération au sein des entreprises. La rémunération moyenne des dirigeants des cent vingt plus grandes entreprises françaises atteint plus de 130 fois celle de leurs salariés. Un écart qui ferait dresser les cheveux sur la tête du banquier américain John Pierpont Morgan (1837-1913), qui estimait déjà à la fin du XIXème siècle, pour des raisons éthiques évidentes, qu’un dirigeant d’entreprise ne devait pas percevoir plus de 20 fois la rémunération moyenne de ses salariés.
Enfin, le contrat salarial devra être un moyen de redonner de l’espoir à tous ceux qui voient leur niveau de vie stagner aujourd’hui. Les négociations annuelles obligatoires (NAO), qui fixent le cadre des négociations salariales dans l’entreprise, devraient prévoir de nouveaux instruments visant à resserrer l’éventail des salaires, en fixant pour l’avenir des objectifs de progression des rémunérations des salariés du bas et de la moyenne de l’échelle des revenus (ouvriers, professions intermédiaires) pour rattraper le retard pris comparé aux salaires nominaux des cadres au cours des vingt dernières années.
Le salaire n’est l’ennemi ni de la croissance ni de l’emploi. Il est un auxiliaire précieux du redressement de l’offre productive et un enjeu essentiel de pouvoir d’achat et de justice sociale.
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