En Europe comme outre Atlantique, nous focalisons beaucoup sur les GAFAM en oubliant curieusement IBM comme le souligne fort à propos Sanjay Lalsingue. Il serait effectivement plus pertinent – si l’on s’attache à la puissance financière de ces structures – de parler des GAFAMI. Il est vrai que leur démesure et le comportement de certaines inquiètent. À cela rien d’étonnant : les scandales à répétition ont, entre autres, attiré régulièrement l’attention des citoyens et des gouvernances sur des pratiques douteuses vis-à-vis des données personnelles… Nous avons tous encore à l’esprit la dernière affaire Facebook, et le fameux #DeleteFacebook, lorsqu’il a été révélé que des consultants ayant travaillé pour la campagne présidentielle de Donald Trump avaient exploité les données personnelles de millions de personnes utilisant ce réseau social. Outre le fait de découvrir régulièrement des abus en tant qu’utilisateurs, nous assistons également aux combats que se mènent, sur le terrain financier, ces entreprises-nations et les États concernés. En France, à titre d’exemple, en 2016, Facebook n’avait payé que 1,16 million d’euros d’impôt, tandis que – comme le pointe la journaliste Emmanuelle OESTERLE – si « le géant américain, avait déclaré ses revenus réels dans l’Hexagone, il aurait dû payer près de 80 millions d’euros au titre de l’impôt sur les bénéfices. » De quoi émouvoir Bercy, ou tout du moins poser question. Mais dans l’histoire n’oublions-nous pas d’intégrer la montée en puissance des BATX et les enjeux que cela représente pour le monde futur qui se dessine ?
Aujourd’hui, de nombreuses nations du « monde libre » tentent toujours de trouver un modus vivendi de relations « acceptables » avec ces entreprises-nations que sont les GAFAMI… Lors d’une interview accordée à The Guardian le 1er novembre 2018, Tim Berners Lee – l’inventeur du World Wide Web – se disait « désappointé par l’état actuel du net » et entre autres par les abus sur les données personnelles. À l’occasion de cette interview, The Guardian rappelait un chiffre qui donne le vertige : aujourd’hui, sans même intégrer IBM, « Apple, Microsoft, Amazon, Google et Facebook ont une capitalisation boursière combinée égale au PIB de l’Allemagne l’année dernière. »
Dans le même temps, en face des GAFAMI, d’autres entreprises-nations – au service d’une seule nation (La Chine) – prospèrent elles aussi à un rythme frénétique et défient les GAFAMI : les BATX !
BATX : Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi.
Avant de nous poser quelques questions qui devraient – je l’espère – interpeller les gouvernances des nations qui battent pavillon « démocratique » et leurs citoyens, faisons un petit tour au pays des BATX, à savoir : Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi.
Baidu
Pour ce qui est de l’histoire de Baidu « En 1999, Robin Li et Eric Xu lèvent plus de 10 millions de dollars auprès d’investisseurs en capital-risque aux États-Unis. Ils reviennent à Pékin pour créer Baidu dans une chambre d’hôtel près de l’alma mater de Li, l’Université de Pékin. Initialement, Baidu était une plateforme B2B, qui vendait des moteurs de recherche à d’autres portails. Le positionnement évolue en 2001, lorsque les deux associés développent le site web Baidu.com, sur un design très similaire à celui de Google ». En 2018 Baidu est le moteur de recherche le plus utilisé en Chine. Comme le soulignait Claire Jenick, data journaliste chez Statista, « Google règne à l’ouest Baidu (encore) au sommet en Chine ». Effectivement, en octobre 2018 Baidu demeurait largement leader dans son pays, avec 66 % des parts de marché, loin devant ses concurrents nationaux 360 Search et Shenma qui ne représentaient à eux deux qu’environ 20 % des parts du marché des moteurs de recherche chinois.
Cette situation engendre naturellement des réactions de la concurrence. Il est ainsi avéré que Google ne compte pas perdre la bataille contre Baidu. Ne pas perdre la bataille est une chose, mais à quel prix ? La fin justifie-t-elle les moyens ? En octobre 2018 le projet baptisé Dragonfly n’est plus un secret, « Google a reconnu, pour la première fois, qu’il ambitionnait bien de relancer son moteur de recherche en Chine, huit ans après sa fermeture. Une version censurée, filtrant les mots clés et les sites internet interdits par Pékin ».
À vous de juger.
Il va de soi que les employés de Google, pour bon nombre, ne sont pas véritablement fiers de ce nivellement de l’accès à l’information par le bas légitimé par l’accès à des parts de marché. Sundar Pichai, le directeur général de Google peut clamer son attachement à « l’accès à l’information, la liberté d’expression et la vie privée des utilisateurs », il peut affirmer que sa société se devait de « respecter la loi dans tous les pays ». C’est intéressant à entendre ; toutefois l’aveu d’un simple attachement aux parts de marché aurait été un discours qui me serait apparu plus crédible, qu’un discours tentant vainement de faire cohabiter le feu et l’eau.
Alibaba
Créé en 1999 par Jack Ma, Alibaba – une sorte de clone d’Amazon – réussissait en 2014 la plus grande introduction boursière de l’histoire. Le groupe revendique désormais 423 millions d’utilisateurs par an. Si Amazon est bien sûr le numéro un mondial de l’e-commerce, avec 118 milliards de dollars de chiffre d’affaires annuel et 3 milliards de bénéfices, saviez-vous qu’Alibaba est deux fois plus rentable qu’Amazon et générerait près de 550 milliards de dollars de ventes par an ? Pour ceux et celles qui verraient Amazon comme le mal absolu, il est peut-être temps de relativiser. C’est ce que nous invite à faire Mélanie Roosen dans un article édifiant : « Vous pensiez qu’Amazon était le bad boy du e-commerce ? Découvrez les sombres pratiques d’Alibaba ».
Une nouvelle fois, je vous laisse lire et vous laisse juge.
Tencent
Créé en 1998 Tencent est un groupe spécialisé dans les activités et services sur Internet. Messagerie instantanée, site de vente aux enchères entre particuliers, réseau social, jeux en ligne… Il est principalement connu pour avoir lancé l’application WeChat, une application qui compte désormais plus d’un milliard d’utilisateurs dans le monde… Pardonnez du peu.
Xiaomi
Xiaomi fondé en 2010 s’inspire d’Apple, il suffit pour cela de regarder le design de leurs produits. À l’instar de son alter ego américain, le groupe chinois propose des téléphones portables, mais il fabrique aussi des téléviseurs, des objets connectés… Si vous voulez un aperçu de la « puissance de feu » de Xiaomi, un seul chiffre vous éclairera : cette société – qui n’a que 8 ans d’existence – a vendu en 2018 pas moins de 100 millions de Smartphones. Xiaomi a aujourd’hui commencé son développement et son implantation physique en France.
Des leviers de croissance des BATX :
Le potentiel d’autarcie, la censure et le blocage des rivaux internationaux.
Selon un rapport révélé le 20 août 2018 par le gouvernement chinois, l’Internet est mondial, mais surtout chinois. Près d’un quart des internautes dans le monde est chinois, soit plus de 800 millions de personnes. À titre de comparaison, aux États-Unis, autre pays réputé pour sa forte présence en ligne, les internautes américains ne sont » que » 300 millions.
L’une des spécificités des BATX – hormis leurs aptitudes légendaires à copier les meilleurs – c’est qu’elles développent leur puissance en s’appuyant sur des leviers pour le moins particuliers. Ces entreprises-nations dans la nation chinoise – par delà même la langue – disposent d’atouts majeurs. Non seulement elles disposent d’un potentiel de consommateur national considérable, mais de surcroît elles sont appuyées par les règles de l’Etat et servies par la censure : de nombreux services autres que les services chinois sont purement et simplement prohibés et bloqués.
Chacun comprendra que cela facilite pour le moins le développement d’une activité. Quant à contourner la grande muraille virtuelle, vous apprendrez, si vous ne le savez déjà, qu’à ce jour, l’appareil de contrôle d’Internet en Chine est considéré comme le plus étendu et le plus avancé du monde. Le Big Fire Wall chinois – la grande muraille de Chine version Internet – ne relève pas du fantasme et il est d’une efficacité redoutable.
Voulons-nous un monde reconfiguré (selon leurs desiderata) par une gouvernance mondiale BATXGAFAMI ?
Sans prendre en considération les pays qui visent à transformer Internet en une sorte d’intranet national comme l’a entrepris l’Iran dès 2016 souhaitant faire d’Internet « un réseau d’information nationale », GAFAMI et BATX soulèvent de nombreuses questions.
- Quand on observe la puissance des BATX de la Chine, d’un côté, et celle des GAFAMI de l’autre côté du monde, Internet n’est-il pas en train de se scinder en deux de façon inexorable ?
- Une autre question – qui appelle une réponse des « politiques » et des nations qui se prétendent démocratiques – est plus inquiétante. En effet, si l’on accepte le fait que les entreprises-nations ont déjà une influence majeure sur notre monde, si l’on accepte le postulat qu’elles apparaissent (côté GAFAMI) de moins en moins sous le contrôle des nations, lorsque l’on observe la façon dont peuvent interagir ces entreprises-nations entre elles, la façon dont Google brade des valeurs de liberté d’expression au profit de parts de marchés, n’y-a-t-il pas matière, si ce n’est de s’inquiéter, tout du moins à réfléchir au monde que nous voulons demain ? Quelle sera la suite de notre histoire humaine si les nations sont exclues et capitulent devant des accords strictement financiers qui piétinent des valeurs démocratiques fondamentales comme la liberté d’expression et la liberté d’accès à l’information ? Les GAFAMI et les BATX sont-ils appelés à façonner le monde en fonction de leur seule vision ?
- Si les GAFAMI semblent en capacité de se passer de plus en plus du « politique » et des nations, si les BATX semblent jouir d’un blanc-seing de leurs autorités de tutelle, qu’adviendra-t-il si les gouvernances des nations du « monde libre » capitulent là même où elles peuvent encore agir ? Si un tel scénario se produisait, nous n’aurions plus alors qu’à rebaptiser notre monde. Un monde sous la gouvernance mondiale des entreprises-nations, ne pourrait-il pas prendre le nom de « BATXGAFAMI »?
Certes, nous n’en sommes pas là. Mais à ce stade de domination qui révèlent des entreprises-nations aux appétences sans limites, la dernière question de cet article n’est donc pas « mais que fait la police ? » mais » que font les nations ? « .
En 2018, on ne peut que constater que l’argent et le pouvoir sont des valeurs montantes et glorifiées en Occident par des pouvoirs en place et des hommes tels que Donald Trump et bien d’autres. Aussi, n’est-il pas urgent de nous rappeler collectivement que ces seules valeurs sont inaptes et insuffisantes pour défendre dans la durée des configurations démocratiques ?
Yannick Chatelain
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