Le service de streaming Netflix semble en perte de vitesse avec une croissance des abonnés plus mesurée. La part de Netflix sur le marché des services vidéo en ligne à contenu propre dans le monde est passée de 55% à 45% en deux ans, sous l’effet de la montée en puissance de concurrents toujours plus nombreux. Simple trou d’air passager ou limite d’un modèle économique qui s’appuie sur le recrutement et la fidélisation d’un nombre toujours croissant d’abonnés ?
Article rédigé par :
- Pascal Montagnon, Directeur de la Chaire de Recherche Digital, Data Science et Intelligence Artificielle OMNES EDUCATION
- Eric Braune, Professeur associé-INSEEC Bachelor
Depuis son introduction en Bourse, le 23 mai 2002, alors que Netflix n’était encore qu’un vendeur et loueur de DVD livrés à domicile, le groupe a vu son cours de Bourse grimper de
33 000% pour atteindre un sommet symbolique le 24 mai 2018 à la Bourse de New-York.
Dans les semaines précédentes son introduction au Nasdaq, la valorisation de Netflix avait déjà dépassé celle du principal câblo-opérateur américain, Comcast, propriétaire de NBC et d’Universal Pictures. Disposant d’une offre de plus en plus importante de contenus originaux permettant d’attirer des millions de nouveaux clients, dont beaucoup sont déçus des opérateurs historiques, Netflix devient ainsi le numéro un mondial du secteur. Sa valorisation boursière atteint le montant record de 153 milliards de dollars (130 milliards d’euros). Même si cette information peut paraître anecdotique, le symbole est fort. Netflix devient ainsi une valeur incontournable sur le Nasdaq comme le sont Amazon, Alphabet, Apple.
La capacité de Netflix à attirer des millions de nouveaux clients séduit les investisseurs qui n’hésitent plus à disposer de cette valeur dans leurs portefeuilles. Reuters montre que le titre se paie 98 fois le bénéfice estimé à 12 mois, à comparer à un multiple de 14 pour Disney et Comcast.[1]
La concurrence n’est pas restée sans réponse pour faire face à Netflix qui s’est imposée comme un acteur majeur sur ce marché très prometteur.
Disney mais aussi, Fox, Comcast et Time Warner ont immédiatement riposté en misant sur la croissance externe ou en recourant à des fusions acquisitions.
Dans ce nouvel environnement, Disney affichait une solidité financière que Netflix était loin de partager. En 2018, Disney réalisait 59,5 milliards de chiffre d’affaires pour un EBITDA de 17,9 milliards de dollars contre 15,7 milliards de dollars de chiffre d’affaires pour Netflix et un EBITDA de 9,2 milliards de dollars. Disney pouvait en effet compter sur son catalogue de films et ses personnages installés depuis longtemps dans l’imaginaire collectif. De son côté, Netflix était déjà engagée dans une marche forcée l’obligeant à produire toujours d’avantage d’œuvres originales.
Netflix a construit sa fulgurante ascension en seulement quelques années notamment en tant que service de vidéo à la demande par abonnement (SVOD). Le business model de Netflix exige d’être toujours à la recherche de nouveaux fonds pour continuer à produire un volume important de contenus originaux, très couteux en liquidités. Ceci amène le groupe à revenir régulièrement vers les investisseurs pour lever des fonds et financer ses frais de fonctionnement et de développement.
Après avoir été, en 2020, l’un des grands bénéficiaires des confinements et de la fermeture des salles de cinémas, pour cause de pandémie liée à la COVID-19, Netflix a vu son développement marquer le pas en 2021 avec seulement 18,2 millions de nouveaux abonnés, contre 36 millions l’année précédente. Pourtant, l’année 2021 a été marquée par la sortie d’environ 160 nouveaux programmes parmi lesquels des succès retentissants comme la production du phénomène mondial « Squid Game », un thriller dystopique sud-coréen sorti en septembre 2021, de « Don’t look up » ou d’une nouvelle saison de « La Casa de Papel ».
Plus grave encore, Walt Disney Co, WarnerMedia d’AT&T Inc., Amazon.com Inc et Apple Inc. ont attiré davantage de nouveaux abonnés que Netflix en 2021.
A fin décembre 2021, Netflix totalisait 221,8 millions d’abonnés dans le monde, il manquait 200 000 clients pour atteindre l’objectif annoncé.
Ce ralentissement a amené Netflix à réagir très rapidement avec comme premier levier visible une augmentation de 11 % dès janvier 2022 de ses tarifs aux Etats-Unis et au Canada, qui constituent son principal marché avec 74 millions de clients de streaming en septembre 2021. L’Amérique du nord représentait près de 44 % du chiffre d’affaires de la société au troisième trimestre de 2021, soit environ 3,3 milliards de dollars.
En 2022, Netflix pourra compter sur la sortie des nouvelles saisons de séries à succès comme « Ozark », « Stranger Things » ou encore « Bridgerton ». Ces nouveaux contenus seront-ils suffisants pour retrouver des taux de croissance conforme aux ambitions du groupe ?
Les perspectives de Netflix inquiètent les investisseurs. Ils craignent que Netflix ait atteint la limite haute de son modèle économique. Le ralentissement de la croissance du nombre d’abonnés est en effet un signal difficile à ignorer et une révision de l’estimation des résultats futurs de Netflix s’impose. A cela s’ajoute des inquiétudes profondes sur les marchés actions en général. L’action Netflix a perdu plus de 20 % vendredi 21 janvier 2022 à l’ouverture du Nasdaq. La correction boursière signifie que les marchés anticipent un ralentissement prolongé des recrutements d’abonnés.
Pourtant, en 2021, Netflix a généré un revenu de 30 milliards de dollars, en hausse de 20 %, un résultat d’exploitation de 6,2 milliards, en hausse de 35 %. Plus significatif encore, et compte tenu de la façon dont Netflix comptabilise ses 15 à 20 milliards d’investissements annuels en contenus, le Groupe n’a consommé que 159 millions dollars de liquidités.
Selon Netflix, le nombre total d’abonnés atteindra 275 millions en 2026 soit une croissance de 53 millions d’abonnés en cinq ans. Sur la même période et selon une étude de Digital TV research, Disney+ augmentera de 140 millions son nombre d’abonnés pour porter son total à 284 millions d’abonnés.[2]
La prévision de croissance du nombre d’abonnés
Alors comment expliquer le questionnement des investisseurs sur le modèle économique de Netflix ? S’agit-il d’un correctif ponctuel ou véritablement une remise en cause du modèle sur le long terme ?
Le modèle Netflix en 3 variables
Pour estimer la qualité du modèle d’affaires de Netflix, il nous semble important de mesurer l’évolution annuelle de trois variables clefs : les coûts d’acquisition associés à chaque nouveau client, les coûts de contenu et les coûts technologiques par abonné.
Les coûts d’acquisition de nouveaux clients
Pour assurer la croissance de son chiffre d’affaires Netflix ne dispose que de deux leviers. Tout d’abord, cette entreprise peut augmenter le tarif de son abonnement. Toutefois, l’environnement de plus en plus concurrentiel et la stratégie de pénétration mise en œuvre notamment par Amazon Prime limitent considérablement les possibilités d’augmentation tarifaire offertes à Netflix. Ensuite, cette dernière peut chercher à augmenter le nombre de ses abonnés. Le graphique présenté ci-dessus souligne clairement les ambitions de Netflix qui espère atteindre 275 millions d’abonnés à l’horizon 2026. Si l’ambition est louable, les coûts induits par cette stratégie s’avèrent de plus en plus élevés. En effet, les dépenses annuelles de marketing qui incluent essentiellement les frais associés aux publicités numériques et télévisuelles s’établissent annuellement à plus de 2 milliards de $. Cependant, l’efficacité de ces dépenses ne cesse de baisser. Le tableau 1 montre que le coût d’acquisition d’un nouvel abonné est passé de 82.80$ en 2018 à plus de 140$ en 2021, soit une augmentation de 69.46 % en seulement 3 ans.
Tableau 1. Evolution du coût d’acquisition d’un nouvel abonné Netflix
| 2018 | 2019 | 2020 | 2021 |
Dépenses de Marketing ($k) | 2 369 469 | 2 652 462 | 2 228 362 | 2 545 146 |
Nouveaux abonnés | 28 615 000 | 27 831 000 | 36 573 000 | 18 140 000 |
Coût d’acquisition des nouveaux abonnés ($) | 82.80 | 95.31 | 60.93 | 140.31 |
L’augmentation du coût d’acquisition des nouveaux clients peut se justifier par un allongement de la durée moyenne d’abonnement aux services de Netflix, le coût d’acquisition pourrait alors être comparé à la valeur associée à chaque nouveau client. Malheureusement, Netflix ne donne aucune information sur le taux de désabonnement annuel. La capacité de Netflix à atteindre 275 millions d’abonnés en 2026 peut donc être interrogée tant les dépenses marketing induites par cet objectif semblent intenables pour l’entreprise.
Les coûts de contenus associés aux abonnés.
Pour allonger la durée d’abonnement des clients, Netflix doit présenter très régulièrement des contenus nouveaux dont beaucoup sont inédits et inaccessibles en dehors de la plateforme. Ainsi, le coût des programmes en développement et en préproduction atteignait presque 1 milliard $ en 2020 contre 667 millions $ l’année précédente, soit une augmentation de presque 50%. Netflix doit également négocier les licences de diffusion des films et séries dont elle n’est pas propriétaires. L’ensemble de ses dépenses représentent les coûts de contenu. L’augmentation du nombre d’abonnés devrait permettre de répartir ces charges sur une base de clients plus importante. Les informations présentées dans le tableau 2 montrent que cet objectif n’est pas atteint.
Tableau 2. Evolution des coûts de contenu par abonné
| 2018 | 2019 | 2020 | 2021 |
Coût de contenu ($k) | 9 967 538 | 12 440 213 | 15 276 319 | 17 332 683 |
Nombre d’abonnés | 139 259 000 | 167 090 000 | 203 663 000 | 221 800 000 |
Coût de contenu par abonné ($) | 71.58 | 74.45 | 75 | 78.15 |
Le coût de contenu par abonné est passé de 71.58$ en 2018 à 78.15$ en 2021, soit une hausse de 9.18% en 3 ans. Si l’augmentation des coûts de contenu semble maitrisée, tout espoir de réalisation d’économies d’échelle s’éloigne un peu plus chaque année. Sur la période 2018-2021 Netflix n’a jamais baissé le coût annuel de contenu par abonné. Il est possible que la concurrence toujours plus grande incite Netflix à investir davantage dans les contenus proposés aux abonnés afin de les fidéliser. Cette concurrence entrave dans le même temps l’augmentation du prix des abonnements. Par ailleurs, les économies d’échelle sont inatteignables. Dans ces conditions, il semble raisonnable que les investisseurs sanctionnent le titre.
Les coûts technologiques par abonné
Il est couramment admis que les nouveaux services numériques comme Netflix, Amazon Prime ou encore Disney sont caractérisés par des coûts irrécupérables très importants, constitutif d’un avantage concurrentiel durable, et des coûts de maintenance faible. Ainsi, Netflix a souvent mis en évidence la qualité d’un algorithme propriétaire censé personnaliser les propositions de films et séries pour chacun de ses clients. Cet algorithme est donc un outil de fidélisation important des abonnés. Également, il devrait conduire à un accroissement du temps moyen passé devant les programmes Netflix. Si les conditions de la concurrence étaient plus favorables, Netflix pourrait ainsi justifier de plus fortes augmentations tarifaires. Ici, il n’est pas inutile de rappeler qu’un abonné passe en moyenne 2h par jour sur Netflix pour un coût d’abonnement mensuel à peine plus cher que le prix d’une place de cinéma. Netflix est donc pour beaucoup d’abonnés, dans les conditions actuelles du marché, une bonne affaire.
Mais les coûts de maintenance et d’amélioration des software et hardware qui sous-tendent les services de Netflix sont-ils si faibles ? La réponse est clairement non ! ces coûts ont augmenté de 86,11% en 3 ans. Par ailleurs, le tableau 3 indique que le montant de ces coûts rapporté au nombre d’abonnés ne cesse de croître et atteint en 2021, $10.25 par abonné.
Tableau 3. Evolution des coûts technologiques par abonné
| 2018 | 2019 | 2020 | 2021 |
Coûts technologiques ($k) | 1 221 814 | 1 545 149 | 1 829 600 | 2 273 885 |
Nombre d’abonnés | 139 259 000 | 167 090 000 | 203 663 000 | 221 800 000 |
Coûts technologiques par abonné ($) | 8.77 | 9.25 | 8.98 | 10.25 |
Il apparait que le dynamisme technologique du secteur de la vidéo en ligne oblige Netflix à consentir toujours plus de dépenses pour conserver son avantage concurrentiel ou proposer à ses abonnés un environnement à la hauteur de la concurrence.
Conclusion
La nouvelle économique numérique se prête difficilement à l’exercice classique de l’évaluation financière. Au 4ème trimestre 2021 Netflix affichait un bénéfice par action de 1,33 dollar, contre 82 cents attendus, et un chiffre d’affaires de 7.7 milliards de dollars, conforme aux attentes. Suivant les critères traditionnels de l’évaluation financière la menace d’une sanction par le marché semblait peu probable. De fait, beaucoup d’analystes ont peiné à expliquer la chute de 20 % du titre.
Les difficultés de l’évaluation financières des entreprises numériques est intimement liée à la nature de leurs actifs stratégiques. La nature intangible de ces derniers rend difficile leur identification. L’horizon des revenus portés par ces actifs est également difficile à estimer. A défaut, de nouveaux critères d’évaluation ancrés sur le nombre et l’évolution du nombre de clients sont peu à peu développés[3].
Dans cet article, nous avons tenté de mettre en lumière l’intérêt de cette approche. Au regard des résultats que nous présentons, la sanction infligée à Netflix par les investisseurs nous semble raisonnable. Pour autant la partie n’est pas jouée et nous ne manquerons pas d’observer dans les prochaines semaines les actions entreprises par Netflix pour réduire ses coûts d’acquisition clients, ses coûts de contenu et le montant de ses charges technologiques par abonné.
[1] Reuters – May 24 – 2018
[2] Etude de Digital TV research – October 31, 2021
[3] Lev, B., & Gu, F. (2016). The end of accounting and the path forward for investors and managers. John Wiley & Sons.
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