Netflix a commencé à chambouler son activité bien avant le début de la pandémie, qui l’a rendu encore plus populaire. Avec sa méthode de management unique, son fondateur désormais milliardaire, Reed Hastings, s’impose comme l’un des poids lourds les plus prometteurs du monde du divertissement.
L’homme chargé de divertir le monde ne travaille pas depuis des bureaux tape-à-l’œil, mais bien depuis chez lui. C’est le cadre parfait pour Reed Hastings, cofondateur et co-directeur général de Netflix, dont l’idée a révolutionné le divertissement à la maison. Celle-ci lui serait d’ailleurs venue il y a une vingtaine d’années, alors qu’il reçoit une pénalité de 40 $ après avoir emprunté Apollo 13 au loueur américain Blockbuster. Le jeune homme se dit alors : « Et s’il n’y avait plus de pénalités ? » et voilà : l’idée de Netflix est née.
À tous égards, Netflix est une entreprise de classe mondiale. Alors que depuis le début de la pandémie, le monde du divertissement navigue en eaux troubles (que ce soit la fermeture des parcs d’attractions de Disney, l’interruption des superproductions de Warner Bros. et la fermeture des cinémas), Netflix garde le cap. La période est même au prestige pour le service à la demande, qui comptabilise un nombre record de 160 nominations aux Emmy Awards, éclipsant HBO. Son influence grandit également, puisque Netflix a gagné presque autant de clients au cours des six premiers mois de 2020 que pendant toute l’année 2019, comptant désormais près de 200 millions d’abonnés dans 190 pays. Au total, les abonnements sont en hausse de 25 % d’une année sur l’autre, les bénéfices ont plus que doublé et l’action est en hausse de 50 %, alors que la plupart des marchés tournent en rond pour retrouver leur équilibre. La dernière capitalisation boursière de Netflix s’élevait à 213,3 milliards de dollars.
En somme, Netflix s’impose comme la synthèse parfaite entre Hollywood et la Silicon Valley, proposant un contenu nourri par une compréhension profonde des goûts de ses utilisateurs. Reed Hastings explique : « Nous voulons fondamentalement être meilleurs que tous nos concurrents, pour créer des histoires dont les gens veulent parler et qu’ils veulent regarder ».
Les concurrents en ont bien conscience, dépensant des milliards de dollars pour rivaliser avec Netflix, que ce soit Disney+, HBO ou le tout nouveau Peacock de NBCUniversal. Reed Hastings commente avec un haussement d’épaules : « Ce que les gens ont tendance à oublier, c’est que la concurrence a toujours été rude. Amazon a commencé le streaming au même moment que nous, en 2007. Nous sommes donc en concurrence avec Amazon depuis 13 ans ».
Certes. Mais pour Amazon, le streaming a sans doute été un produit d’appel permettant d’attirer de nouveaux abonnés au service Prime. Aux yeux de Jeff Bezos, le divertissement restera toujours une activité secondaire. L’establishment hollywoodien, quant à lui, peut exploiter les bibliothèques de contenu d’Amazon à sa guise, mais ce qui fait le succès de Netflix, c’est quelque chose de presque impossible à reproduire pour les entreprises bâties sur l’ego et l’image : une culture de la transparence et de l’impartialité, associée à une réinvention rapide et perpétuelle.
L’expérience Netflix est par ailleurs arrivée au bon moment, alors que le divertissement s’essoufflait depuis au moins une génération. D’une certaine manière, Reed Hastings (qui occupe la position no132 du classement Forbes 400 avec une fortune nette de 5 milliards de dollars) se prépare à ce moment depuis deux décennies. Les décisions de cet homme de 59 ans et la façon dont il exploite cette culture détermineront à elles seules ce que vous allez regarder, ce qui vous fera rire ou pleurer.
Si Reed Hastings semble si à l’aise au milieu du carnage qu’est 2020, c’est peut-être parce que la culture de son entreprise a été forgée dans la crise. En 2001, alors que Netflix n’en est qu’à ses débuts, l’entreprise voit son financement se tarir à la suite de l’effondrement de la bulle internet. Lorsque les attentats du 11 septembre ayant lieu la même année, le PDG se voit dans l’obligation de réduire d’un tiers le nombre de ses employés.
Reed Hastings est alors sur les nerfs, craignant que le moral des troupes ne s’effondre au vu de la charge de travail supplémentaire. Mais c’est l’inverse qui se produit. Il ne reste alors dans les effectifs que les éléments les plus dynamiques et les plus doués, et c’est une renaissance pour le fondateur de Netflix, qui se souvient de bureaux « bourdonnant de passion, d’énergie et d’idées ». Sa compréhension de la motivation et du leadership est alors transformée et Reed Hastings jette les bases de la nouvelle méthode, la Netflix Way.
Celle-ci commence par l’élaboration d’une liste de talents d’élite. Dans son nouveau livre, No Rules Rules, paru début septembre, Reed Hastings compare la culture de son entreprise à celle d’une équipe sportive professionnelle, avec des membres qui travaillent et se soutiennent les uns pour les autres, mais qui ne versent pas de larmes lorsqu’un coéquipier est abandonné en faveur d’une mise à niveau. Pour le PDG, les trophées exigent l’embauche permanente des meilleurs éléments.
Mais en pratique, à quoi cela ressemble-t-il ? Tout d’abord, Netflix paie un prix élevé pour s’assurer d’avoir les meilleurs talents. Cette pratique débute en 2003, lorsque l’entreprise commence à concurrencer Google, Apple, et Facebook, souhaitant embaucher les meilleurs éléments du codage, du débogage et de la programmation. Elle étend par la suite cette généreuse rémunération aux cadres créatifs travaillant à Hollywood, que ce soit Matt Thunell (dont les connexions lui ont permis de lire une première ébauche de la série Stranger Things lors d’un déjeuner) ou Shonda Rhimes, en passant par les frères Coen et Martin Scorsese. Ces gros chèques permettent aux scénaristes d’accéder à un paradis du divertissement, pondant alors des succès comme House of Cards et Orange Is the New Black.
L’entreprise verse alors des salaires très confortables et propose aussi aux équipes d’acheter des d’actions Netflix. Toutefois, si ces stars veulent continuer à être payées comme des stars, elles doivent continuer à performer comme telles. Netflix ne tolère pas les éléments qui se reposent sur leurs lauriers. Reed Hastings et Patty McCord, à l’époque directrice des talents de l’entreprise, écrivent alors : « Une performance adéquate donne droit à une généreuse indemnité de départ ».
Mais un ancien cadre Netflix, souhaitant rester anonyme, décrit l’environnement de travail de l’époque comme une « culture de la peur » dans laquelle « tout le monde s’en prend les uns aux autres à tout moment pour la récompense ». Le processus d’examen annuel, appelé 360, culmine par des dîners au cours desquels de petits groupes se réunissent pour fournir des retours constructifs. L’ancien cadre explique : « Chacun donne son avis sur telle personne, devant tout le monde. Vous faites un tour de table. Cela dure des heures. Les gens pleurent. Ensuite, vous devez dire “Merci, ça me rend meilleur” ». Pour Reed Hastings, ces séances sont nécessaires, car la Netflix Way implique une grande autonomie. Il encourage la liberté d’agir dans l’intérêt supérieur de l’entreprise.
Lancée en 1997, la société Netflix se fait connaître à l’origine avec ses enveloppes rouges contenant des DVD loués qu’elle envoie par la poste à ses clients, à l’écart du modèle de location du géant Blockbuster. Son premier business consiste donc à louer et vendre des DVD, et c’est ce qui place tout de suite l’entreprise en compétition avec Amazon.
Mais Netflix se distingue dès 1999 avec un modèle d’abonnement : les clients peuvent alors louer jusqu’à trois films à la fois sans se soucier d’une date de retour précise ou de pénalités de retard. Le business est alors florissant, même si les clients sont en réalité attirés par l’essai d’un mois gratuit proposé par Reed Hastings, qui fait à l’époque une proposition de 50 millions de dollars pour racheter Blockbuster. L’offre est refusée d’un revers de la main par le géant de la location, valorisé à 6 milliards de dollars. Le PDG se souvient : « Qu’avions-nous à leur offrir qu’ils ne pouvaient pas mettre en place efficacement eux-mêmes ? »
En 2002, l’entreprise entre en bourse et obtient 82,5 millions de dollars de financement grâce à son offre initiale d’actions. Netflix est devenue une société solide, proposant à ses abonnés de choisir des DVD parmi sa bibliothèque fournie. La nouvelle ère de Netflix débute en 2007, lorsque l’arrivée du haut débit ouvre la voie à la VOD. Reed Hastings investit alors de l’argent et des ressources techniques dans ce nouveau service, proposé à l’époque comme un bonus aux abonnés. Dès lors, l’activité de l’entreprise se transforme, délaissant petit à petit la location de DVD, trop dépendante des stocks et des délais de livraison, pour se tourner vers le streaming instantané. Mais à ce moment-là, le catalogue de Netflix est limité, car les droits de diffusion coûtent cher, et pour la première fois, Reed Hastings s’intéresse aux goûts du public pour leur offrir une proposition convaincante.
Neil Hunt, ancien chef de produit ayant justement travaillé sur cette question, explique : « Lorsque quelqu’un s’assoit devant la télévision pour regarder Netflix, il y a un moment de vérité, quelques minutes, peut-être même 30 secondes, où nous devons attirer son attention avec quelque chose d’intéressant ». À l’époque, une équipe de 2000 personnes est déployée, la plupart travaillant de manière indépendante, en accord avec la culture de l’entreprise.
Netflix doit également trouver le moyen de faire payer son service de VOD, surtout au vu de dépenses engagées pour les licences de contenu et l’achat de DVD.
La course à la capitalisation sur l’avenir du streaming donne lieu en 2011 à ce que Reed Hastings considère comme la plus grosse erreur jamais faite par son entreprise : la décision de se séparer de son activité vieillissante de location de DVD pour en faire un service distinct, appelé Qwikster. L’affaire coûte des millions d’abonnés à Netflix, et la valeur de son action chute de plus de 75 %. Reed Hastings s’excusera quelques années plus tard, décidant par la suite de toujours rechercher activement la dissidence avant de prendre une quelconque initiative.
Même avant ce faux pas, certains professionnels du divertissement rient de Netflix, qui ne fait pas office de concurrent sérieux pour eux. Certains comparent même l’entreprise à l’armée albanaise qui tenterait de renverser l’ordre mondial. Reed Hastings, qui affiche alors fièrement à son cou des plaques d’identification de l’armée albanaise en réponse à ses détracteurs, note : « Pendant toutes les années critiques, de 2010 à 2015, Jeff Bewkes (ancien PDG de WarnerMedia et auteur de la comparaison maladroite) pensait simplement qu’internet était stupide, et que les prix étaient stupides. Il a donc ignoré internet jusqu’à ce que ce soit trop tard ».
En 2011, alors qu’Hollywood commence à prendre conscience de l’ampleur du phénomène Netflix, l’entreprise a déjà financé sa première série originale, investissant 100 millions de dollars sur le thriller politique House of Cards, du réalisateur David Fincher. Dans son ouvrage, Reed Hastings relate qu’il est à l’époque bien conscient des risques de cette décision : « Changer de cap implique des investissements et des risques qui peuvent réduire la marge bénéficiaire de l’année. Le cours de l’action pourrait baisser. Quel dirigeant prendrait ce risque ? » Mais contrairement aux dirigeants d’Hollywood, dont les bonus sont liés aux bénéfices opérationnels, le PDG s’assure que ses dirigeants n’auront pas peur de subir un contrecoup financier en prenant ce risque.
La pandémie de Covid-19 a donné à Netflix l’occasion de se mesurer à une véritable période de stress. Alors que la production cinématographique et télévisuelle est à l’arrêt, le géant du streaming reprend vie. Les réunions physiques laissent place au télétravail, et les équipes, déjà habituées au travail autonome, poursuivent leurs activités à distance. La production de contenu Netflix reprend même rapidement en Islande et en Corée du Sud, Reed Hastings ayant très tôt fait le pari de l’international. Pendant les mois de confinement, le monde entier se divertit avec les nouvelles productions Netflix qui capturent l’air du temps, comme le fascinant Tiger King.
Alors oui, certains programmes de Netflix ont peut-être eu de la chance. Mais l’entreprise a également les ressources nécessaire pour provoquer celle-ci. Ted Sarandos, directeur du contenu de Netflix, explique : « Ce que les gens ne comprennent pas très bien, c’est que nous travaillons vraiment à l’opposé de l’industrie, parce que nous lançons tous nos programmes, tous les épisodes, en même temps. Et nous travaillons dans le monde entier ».
Et le public est réceptif. Avec des salles de cinéma paralysées et des programmes télévisés réchauffés, Netflix gagne non loin d’un million d’abonnés par mois aux États-Unis et au Canada depuis le début de la pandémie, et deux millions de plus dans le monde.
Alors que Netflix domine son territoire (environ 56 % des foyers américains ayant accès au haut débit sont abonnés, selon Parks Associates), Disney entre dans la course, avec au compteur plus de 100 millions d’abonnés à ses trois services : Disney+, ESPN+ et Hulu. Bob Iger, président exécutif de la Walt Disney Company, a décidé l’an dernier de tout mettre en œuvre pour que Disney+ attire de nouveaux abonnés, rassemblant son arsenal de marques puissantes telles que Disney, Pixar Animation, Marvel Entertainment et Star Wars sur une seule plateforme. À l’image de son concurrent Reed Hastings, il fait aussi le pari de l’audace, décidant d’investir à son nom 75 millions de dollars dans une version filmée de la comédie musicale à succès Hamilton.
Reed Hastings reconnaît d’ailleurs l’exploit réalisé par Disney, qui a enregistré 50 millions d’abonnés au cours de ses cinq premiers mois d’existence, un pallier atteint au bout de sept ans pour Netflix. Il se concentre désormais sur la prochaine étape : le seuil des 200 millions d’abonné. Pour l’entreprise, cela signifie plus d’investissements dans le contenu local, y compris jusqu’à 400 millions de dollars d’ici la fin de l’année en Inde.
Et Reed Hastings de conclure : « Je suis convaincu que [notre culture] nous aidera à mieux satisfaire nos abonnés, et à trouver de meilleurs moyens pour les servir que Disney ou HBO, parce que ces derniers sont encombrés par des processus internes qui les ralentissent ».
Article traduit de Forbes US – Auteure : Dawn Chmielewski
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