Un an après l’arrivée de Javier Milei au pouvoir, l’Argentine est dans une position délicate. Si le taux d’inflation et le déficit budgétaire ont été réduits, le nombre de personnes pauvres a considérablement augmenté. Priscilla Fialho, économiste senior, cheffe du département dédiée à l’Argentine à l’OCDE, revient pour Forbes France sur cette situation paradoxale.
Forbes France : Quelle a été la stratégie mise en place pour réduire l’inflation ?
Priscilla Fialho : La lutte contre l’inflation élevée était l’une des principales priorités du nouveau gouvernement et les résultats ont été particulièrement impressionnants. L’inflation mensuelle est passée d’un pic de 25,5% en décembre 2023 à 2,7% en décembre 2024. En termes annuels, l’inflation est passée de 211,4% fin 2023 à 117,8% fin 2024. Les anticipations d’inflation continuent de s’ajuster à la baisse et le processus de désinflation devrait se poursuivre en 2025.
Les faibles fondamentaux budgétaires ont toujours été au cœur des problèmes macroéconomiques de l’Argentine, notamment une inflation élevée. L’Argentine étant coupée des marchés internationaux, les excès budgétaires ont été financés par des taxes inflationnistes, qui ont pesé de manière disproportionnée sur les pauvres, ainsi que par l’émission de monnaie, alimentant l’inflation. La principale stratégie consistait donc à ramener le solde budgétaire global à un excédent après 15 ans de déficit et à mettre fin à des années de financement monétaire.
Cette baisse annoncée de l’inflation n’est-elle pas superficielle, les dépenses d’énergies ont augmenté en raison de la baisse de subvention, ce qui pèse sur le pouvoir d’achat des ménages ?
P.F : Bien au contraire, ce qui est le plus impressionnant dans le processus de désinflation argentin, c’est qu’il a été obtenu malgré l’ajustement à la hausse des prix réglementés, comme ceux de l’énergie, maintenus artificiellement bas pendant des années grâce à des subventions publiques coûteuses et inefficaces. Les prix réglementés sont désormais plus proches des coûts de production des services publics et l’inflation continue de ralentir.
Pourquoi avoir choisi de dévaluer le pesos tout en contrôlant, les changes et les flux de capitaux ? Avec quels résultats à l’arrivée ?
P.F : Le contrôle strict du taux de change, en vigueur depuis 2019, a conduit à l’émergence d’un taux de change parallèle, utilisé pour les transactions qui n’ont pas accès au taux de change officiel. La nouvelle administration a décidé de dévaluer le taux de change officiel de 54% en décembre 2023, puis progressivement de 2% chaque mois en 2024, contribuant ainsi à réduire l’écart entre les taux de change officiel et informel. À l’époque, l’écart entre les taux de change informel et officiel était supérieur à 100%. Aujourd’hui, l’écart est d’environ 10%, un bas historique. Le taux de change officiel continuera à se dévaloriser de 1 % chaque mois à partir de février 2025. Réduire l’écart entre les taux de change officiel et parallèle est une condition nécessaire pour éventuellement lever les contrôles des changes et des capitaux tout en évitant une dépréciation soudaine de la monnaie nationale, qui provoquerait une nouvelle poussée de l’inflation.
Qu’en est-il des salaires réels des travailleurs depuis décembre 2023 ?
P.F : Les salaires réels étaient sur une tendance à la baisse depuis des années et ont subi une baisse soudaine avec la dévaluation de la monnaie nationale en décembre 2023. Toutefois, grâce au processus de désinflation progressif, les augmentations nominales des salaires ont commencé à dépasser l’inflation depuis avril 2024, regagnant lentement le terrain perdu. En novembre 2024, les salaires réels étaient encore inférieurs de 4,9% à leur niveau de novembre 2023, mais l’activité économique reprend plus rapidement que prévu et les résultats sur le marché du travail, comme l’emploi et les salaires, s’amélioreront progressivement à mesure que l’économie rebondira. Cela se reflète clairement dans les indicateurs de confiance des consommateurs, qui connaissent tous une tendance à la hausse, témoignant d’optimisme.
Comment analyser l’explosion de la pauvreté alors que l’Argentine affiche de meilleurs indicateurs économiques qu’il y a un an ?
P.F : Lorsque la nouvelle administration a pris le pouvoir en décembre 2023, la pauvreté, telle que mesurée par l’Institut national de la statistique (INDEC), s’élevait à 42% et suivait déjà une tendance à la hausse depuis avril 2022. Cette tendance à la hausse a été considérablement aggravée par les niveaux records d’inflation à la fin de 2023. En effet, l’inflation élevée frappe de manière disproportionnée les ménages à faible revenu qui consacrent une plus grande partie de leurs revenus aux produits de première nécessité, ont moins de capacité à s’approvisionner en biens, et n’ont pas toujours accès aux instruments financiers qui pourraient préserver la valeur réelle de toute épargne dont ils pourraient disposer. En conséquence, le taux de pauvreté a atteint un sommet historique de près de 53% au premier trimestre 2024.
Alors que l’inflation recule et que les salaires réels regagnent progressivement une partie du terrain perdu, des études récentes menées par des chercheurs de l’Université Torcuato di Tella, basées sur des enquêtes officielles auprès des ménages mises à jour chaque mois, suggèrent que le taux de pauvreté a diminué au cours du second semestre 2024, et pourrait être revenu à 36,8% à la fin de l’année. Si ces chiffres sont confirmés par l’INDEC, la pauvreté serait désormais inférieure à ce qu’elle était lorsque l’administration Milei a pris le pouvoir fin 2023. À l’avenir, la clé sera de poursuivre le processus de désinflation pour pousser le niveau de pauvreté de plus en plus bas. Dans le même temps, dans un contexte de coupes budgétaires dans de nombreux domaines, l’administration actuelle s’est attachée à préserver la valeur réelle de la partie des prestations sociales qui cible le mieux les ménages les plus modestes. Cela a également joué un rôle déterminant pour soutenir ceux qui en ont le plus besoin.
L’Argentine affiche un excédent extérieur pour la première fois depuis de nombreuses années, comment l’analyser ?
P.F : En effet, la balance commerciale cumulée a atteint en 2024 un excédent d’environ 3,2% du PIB, contre un déficit de 1,1% du PIB en 2023. Les exportations agricoles se sont redressées en 2024 après qu’une sécheresse extrême ait considérablement affecté les exportations en 2023. La dévaluation de la monnaie fin 2023 a également contribué à stimuler les exportations au début de 2024, même si une inflation élevée a par la suite érodé certains des gains de compétitivité. Depuis, la balance commerciale de l’énergie est devenue fortement positive, contribuant ainsi à maintenir une balance commerciale positive. Cela s’explique par une augmentation de la production d’énergie intérieure qui a remplacé une partie des importations d’énergie. Les importations, de manière plus générale, sont restées modérées au cours de l’année, tirées par la faiblesse de la demande intérieure et les niveaux élevés des stocks.
Pourquoi le secteur financier a repris confiance en l’Argentine ? Les investisseurs étrangers semblent tout de même encore être hésitants, pourquoi ?
P.F : L’administration de Milei s’est lancée dans un processus d’assainissement budgétaire et reste fermement résolue à améliorer les finances publiques. Des excédents budgétaires primaires ont été enregistrés chaque mois en 2024, ce que l’Argentine n’avait pas connu depuis 2010. L’excédent primaire a enregistré 1,5 % du PIB en 2024, un revirement significatif par rapport au déficit de 1,7 % observé en 2023. Le solde global, à son tour, a atteint un léger excédent de 0,2 % du PIB, soit une amélioration de 3,3 points de pourcentage par rapport à 2023. L’histoire recèle peu d’exemples d’un ajustement budgétaire aussi brutal.
Cela reflète en partie la reconnaissance du fait que les déséquilibres budgétaires ont été la cause profonde de l’instabilité macroéconomique en Argentine, mais aussi les enseignements tirés de l’expérience argentine plus récente. En particulier, certains observateurs du marché ont fait valoir que les ajustements macroéconomiques de 2015-2016 n’avaient pas remédié aux vulnérabilités macroéconomiques assez rapidement pour protéger l’économie des chocs extérieurs, et que l’économie avait été frappée par une crise de marché perturbatrice suite à une grave sécheresse en 2018.
Les investisseurs semblent reconnaître l’effort et les mérites de cette nouvelle approche. Parallèlement aux réformes structurelles visant à améliorer rapidement l’environnement des affaires, l’élimination du déficit budgétaire et la baisse impressionnante de l’inflation ont contribué à renforcer la confiance des investisseurs. Les primes de risque sur les obligations argentines sont passées de plus de 2 000 points de base lorsque Milei a pris ses fonctions, à moins de 600 points de base en janvier 2025.
Toutefois, des vulnérabilités macroéconomiques demeurent. Les améliorations des résultats budgétaires devront être durables à moyen et long terme. Les réserves internationales restent négatives, ce qui signifie qu’il reste encore peu de marge pour faire face à d’éventuels chocs extérieurs. Les politiques monétaires et de change devront trouver le juste équilibre entre la poursuite du processus de désinflation et la possibilité d’accumuler des réserves internationales. Enfin, de nombreuses incertitudes subsistent quant au calendrier et au processus de suppression des derniers contrôles des changes et des capitaux, qui seront étroitement surveillés par les investisseurs.
Qui sont les gagnants de ce changement de paradigme économique ?
P.F : Avec la baisse de l’inflation, la reprise des salaires réels, la forte reprise économique en cours et la diminution de la pauvreté, les bénéfices d’un environnement macroéconomique plus stable sont largement répandus. La baisse de l’inflation, en particulier, a amélioré les conditions de vie des ménages les plus modestes, qui tendent à souffrir le plus de l’inflation. Avec la poursuite des réformes économiques, nous espérons que cette stabilisation jettera les bases d’une croissance plus forte et plus soutenue à l’avenir.
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