Rechercher

Mohed Altrad  : « Le Plus Important Dans Le Business, Ce Sont Les Hommes »

Mohed Altrad

C’est l’un des patrons français les plus emblématiques. D’origine syrienne, Mohed Altrad est arrivé en France avec 200 francs en poche. Trois décennies plus tard, le Groupe Altrad rayonne dans 120 pays. Pour Forbes France, l’homme d’affaires revient sur cette incroyable success-story et surtout sur la philosophie qui l’anime au quotidien.

Nous sommes à Florensac, commune d’un peu moins de 5 000 habitants, est-ce ici que tout a commencé ?

Mohed Altrad : Ça a débuté ici même, il y a plus de trente ans, dans ce village situé entre Béziers et Montpellier, par la création d’une société qui a acheté certains actifs d’une entreprise d’échafaudages qui était en faillite.

Pourquoi les échafaudages ?

M. A. : C’est vrai que c’était un virage important pour moi qui étais ingénieur en informatique. Je l’ai fait parce que ce produit est simple à comprendre, il est essentiel à la vie, on ne peut rien faire sans échafaudages. L’échafaudage, c’est la capacité de travailler en hauteur. On peut monter sur une échelle, sur un escabeau, sur un tabouret, mais lorsque vous devez rénover une centrale nucléaire, une raffinerie, un port, un aéroport, là vous avez besoin d’échafaudages de construction. Donc, j’ai pensé que ce produit était essentiel et facile à vendre. Et que si on gérait bien la société, on pouvait gagner sa vie. Au début, il n’y avait pas d’ambition particulière : si on m’avait demandé quand j’ai démarré ce que je serais aujourd’hui, je n’aurais pas du tout imaginé ça.

Et donc, sur ce simple constat, vous avez bâti un groupe mondial ?

M. A. : Attention, l’entreprise était en faillite à l’époque. Le moral des salariés n’était pas bon. Il y avait 500 personnes, j’en ai repris 200. J’ai dit aux syndicats : « On va faire un deal, je vais mettre tout ce que j’ai en poche dans la société. Si ça ne marche pas, je suis ruiné. »

Vous prenez le risque avec vous

M. A. : Je prends le risque, mais je leur demande d’y croire et d’adhérer. Cela a fonctionné, puisque l’entreprise a été redressée dès la première année. Et l’argent a été recyclé, nous permettant d’acheter une société, puis une autre, et ainsi de suite. Aujourd’hui, il y en a à peu près 200.

Comment avez-vous procédé pour intégrer 200 sociétés depuis cette époque ?

M.A : La difficulté à ce moment-là, c’était le banquier. En France, on ne peut rien faire sans banquier. Il a fallu ouvrir un compte et financer le fonds de roulement de la société. Le premier prêt que j’ai demandé à une banque s’élevait à 30 000 francs [environ 7000 euros, NDLR]. Ce n’était pas une somme importante, mais la banque a refusé. L’histoire que j’ai racontée aux syndicats et aux employés, les banquiers la connaissaient. Mais pour eux, l’entreprise était en difficulté, reprise de surcroît par quelqu’un qui n’était pas du secteur, un informaticien. Donc le raisonnement du banquier était simple, il s’est demandé ce que je faisais dans l’échafaudage. Et si je vais plus loin, l’histoire est ironique, puisque nous avons sollicité dernièrement ce même banquier pour une nouvelle acquisition. La banque a répondu présente.

Donc vous êtes resté fidèle à celui qui vous a refusé un prêt à vos débuts ?

M. A. : Je comprends sa position. Le banquier, c’est quelqu’un qui n’a pas d’argent, l’argent qu’il a, c’est l’argent des autres. Donc il ne peut pas tout faire avec l’argent des autres. Il le prête à certains plutôt qu’à d’autres, il y a des schémas, des règles.

Comment expliquez-vous d’avoir été capable de retourner la situation de votre première entreprise en si peu de temps ?

M. A. : Dans le management, il y a la technique, mais il y a aussi beaucoup d’intuitions, d’analyses qui consistent à dire que, comme je le disais, l’échafaudage est une nécessité. Si on veut changer une ampoule dans le hall d’attente d’Orly, il faut un échafaudage. Donc j’ai cette intuition que l’échafaudage n’est pas un effet de mode, mais un produit de première nécessité, comme la nourriture. Ensuite, il faut être en capacité d’anticiper les cycles et de s’y préparer. Et si on n’anticipe pas, on aura beaucoup moins de chiffre d’affaires, avec le même personnel, les mêmes coûts de structure, les mêmes coûts fixes.

Combien de temps après la première acquisition s’est-elle opérée ?

M. A. : Très vite, au bout d’un an, on a acheté une filiale en Italie. On a répliqué cela en Espagne. Et, au fil des années, dans le reste du monde.

Avez-vous procédé par acquisitions ou juste par développement organique ?

M. A. : Les deux. On a d’une part acquis une centaine de sociétés depuis nos débuts, soit deux à trois par an. Et il y a également eu d’autre part une croissance organique, un développement par croissance interne. Altrad est un groupe unique au monde : il a eu une croissance moyenne à deux chiffres sur plus de trente ans. Certaines années, c’était limite, mais on n’a jamais perdu d’argent.

Qu’est-ce qui vous a fait penser qu’une société française pouvait aller à l’international et rivaliser avec des sociétés locales déjà implantées ?

M. A. : Je pense que c’est lié à mon parcours, j’ai écrit une charte. Au départ, ce furent quelques pages tapées à la machine, ensuite cette charte a été nourrie chaque année… Aujourd’hui, c’est quelque chose d’assez épais, écrit en anglais et en français. Il y a les fondamentaux, tout est centré sur l’homme. Au fond, on se fiche du produit : il y a des réussites dans tous les produits, mais aussi des échecs. La première chose, ce sont les hommes. Si vous avez les bons hommes, vous avez une chance de réussir, et inversement, si vous ne les avez pas, l’échec est assuré. Il faut partir de leurs besoins. L’homme veut un travail qui l’intéresse, avec la capacité réelle d’évoluer au fil des années, par exemple passer d’ouvrier à chef d’atelier ou directeur d’usine. Nous avons cette capacité dans l’entreprise. L’autre aspect, ce sont bien sûr les ressources : il faut proposer une rémunération décente, mais il faut aussi que la personne mérite la rémunération, en termes de qualifications et de qualité du travail fourni. Si les deux parties respectent ce contrat, le salarié et l’entreprise, ça fonctionne. C’est la base. Ensuite, il y a d’autres valeurs, notamment le respect. Mon engagement dans le rugby m’a aidé à les formuler.

Vous appliquez certaines valeurs du sport ?

M. A. : Exactement. Parce que dans le sport, et dans le rugby en particulier, on retrouve le respect, la convivialité, le courage, etc. Les vertus cardinales. Mais il faut toujours aller plus loin.

C’est-à-dire ?

M. A. : Il ne faut pas faire d’erreurs, surtout quand on va à l’international. Il y a beaucoup de groupes qui partent du principe qu’en développant un produit qui marche en France, avec de bonnes marges, cela va fonctionner dans tous les pays. C’est une erreur. Prenons les échafaudages. Lorsque nous allons chez EDF, qui est l’un de nos premiers clients en France, notre groupe ne parle pas d’échafaudages, il répond à un besoin fort où le client veut par exemple que sa centrale nucléaire soit rénovée en un mois, avec la capacité de rassembler un nombre important de personnes en une semaine, et tout cela sans risque. Notre force est alors de proposer des solutions adaptées au bon moment.

Quant au développement à l’international, la question est de savoir si je peux vendre de la même manière en Allemagne le produit que je fabrique en France. Mes concurrents ont dit oui, ils ont tous échoué. Parce que l’échafaudage que vous vendez et fabriquez en France correspond aux besoins des maçons français. Le maçon allemand le trouvera trop léger. Nous avons la capacité de fabriquer les produits à l’usage du client. C’est la base du business que l’on a sans cesse appliquée.

 

Vous l’avez évoqué, vous avez repris le club de rugby de Montpellier.

M. A. : Oui, je l’ai fait parce que le club était en souffrance financière et que j’ai une histoire avec Montpellier. J’ai appris le français ici, j’ai fait le début de mes études à la fac de Montpellier, mes enfants sont nés ici. Et les valeurs du rugby sont proches de nos valeurs d’entreprise. Prenons le courage, par exemple. Dans le rugby, vous avez 15 personnes d’un côté, 15 de l’autre. À un certain moment, il faut plaquer celui qui a le ballon et qui veut aller marquer l’essai, mais souvent l’adversaire, celui qui a le ballon, va cibler le maillon le plus faible, c’est-à-dire le joueur qui a le gabarit le moins important. Si le gabarit le moins important, c’est vous, vous allez être ciblé et on va vous envoyer le plus costaud, celui qui fait le double de votre poids. Il faut que vous ayez le courage de le plaquer. C’est une vertu. Au travail, c’est la même chose : il faut savoir affronter une crise, affronter une situation de conflits sociaux, affronter le banquier qui peut vous mettre en péril.

Les résultats sont-ils arrivés dans votre club ?

M. A. : L’entreprise est une culture, le rugby en est une autre. Dans ce sport, on ne peut pas gagner sans culture du rugby. À Montpellier, je suis en train de la créer. Pour les résultats, la première année, nous sommes arrivés en finale du Top 14. Ensuite, nous avons été régulièrement dans ce qu’on appelle le top 6, nous avons joué les play-offs et gagné une finale de Challenge européen. Nous avons surtout gagné la coupe d’Europe. Ce n’est pas mal par rapport à l’époque où le club attendait le dernier match pour savoir s’il descendait dans une division inférieure !

Propos recueillis par Dominique Busso, Forbes

Vous avez aimé cet article ? Likez Forbes sur Facebook

Newsletter quotidienne Forbes

Recevez chaque matin l’essentiel de l’actualité business et entrepreneuriat.

Abonnez-vous au magazine papier

et découvrez chaque trimestre :

1 an, 4 numéros : 30 € TTC au lieu de 36 € TTC