Voici comment un ancien employé de Microsoft a fait d’Half-Life, plus qu’un simple jeu à succès, une fortune de près de 10 milliards de dollars, et sur quels projets ambitieux il dirige aujourd’hui son attention.
Un article de Stephen Pastis pour Forbes US – traduit par Lisa Deleforterie
En octobre dernier, une vingtaine d’employés actuels et anciens de Valve, le géant du jeu vidéo, se sont retrouvés au Lakehouse, un restaurant tendance situé au deuxième étage d’une tour de bureaux à Bellevue, dans l’État de Washington, près de Seattle. Artistes et programmeurs étaient présents à cet événement privé pour célébrer une étape marquante : le 25e anniversaire de Half-Life, le premier grand succès de Valve, sorti deux ans après la fondation de l’entreprise par Gabe Newell et son associé Michael Harrington en 1996.
Dès sa sortie, Half-Life a rencontré un succès fulgurant, avec 2,5 millions d’exemplaires vendus en seulement 12 mois, propulsant Valve sur le devant de la scène. « Si l’on revient aux origines de Valve, c’est grâce à ce jeu », déclare Harrington à propos du lancement de Half-Life. Aujourd’hui, avec des titres phares comme Portal et Dota 2, une division matérielle en plein essor, et sa plateforme de vente numérique Steam qui place Valve parmi les plus grandes entreprises de jeux au monde, Half-Life reste au cœur de l’identité de la société.
Michael Harrington, aujourd’hui âgé de 60 ans, a quitté Valve en 2000, quelques années après la sortie de Half-Life. Pourtant, lors de cette soirée d’automne, il est revenu, accompagné de la plupart des membres de l’équipe originale, pour profiter d’un cocktail, déguster des plats locaux et partager des souvenirs. Le grand absent ? Gabe Newell, 61 ans, cofondateur et président de Valve.
Bien que Newell soit toujours à la tête de Valve (il est considéré comme président, même si l’entreprise a une structure informelle typique de la côte ouest des États-Unis), il se fait rare au bureau et n’a pas assisté à un événement en personne depuis des années. Depuis la pandémie, il vit principalement en mer sur l’un de ses cinq yachts, d’une valeur estimée à 500 millions de dollars. Sa fortune s’élève à environ 9,5 milliards de dollars, et il détient environ 50,1 % de Valve, le reste appartenant aux employés. De plus en plus reclus, Newell n’a pas accordé d’interview depuis 2022 et a décliné la demande de Forbes pour cet article. Il est absent des réseaux sociaux, ne participe ni à Davos ni à des conférences TED. Sa seule contribution aux festivités du 25e anniversaire a été de brèves apparitions dans un documentaire d’une heure retraçant l’histoire de l’entreprise. « Je n’ai toujours rien d’intéressant à dire quand on me demande de parler de mon héritage », confie Newell face caméra. « Je peux me souvenir de ce que nous avons accompli, mais pour moi, ce ne sont que des étapes vers ce que nous réaliserons à l’avenir. C’est ma façon de voir les choses. »
Pour mieux comprendre l’un acteurs les plus importants de l’industrie du jeu vidéo, qui génère près de 238 milliards de dollars de chiffre d’affaires mondial en 2023, Forbes a examiné des dizaines de documents juridiques et mené des entretiens avec d’anciens employés, des experts du secteur, des analystes financiers et des juristes. Le résultat : un aperçu rare des finances de l’une des entreprises les plus discrètes du secteur et de nouvelles révélations sur la façon dont son dirigeant reclus dépense à la fois son argent et son temps. Valve n’a fourni ni confirmé de données financières.
Des documents juridiques récents (dont certains n’ont pas été expurgés par erreur) révèlent deux informations clés sur Valve : l’entreprise a maintenu une marge opérationnelle de plus de 40 % pendant dix ans, et elle a souvent été plus rentable par employé que certaines des entreprises les plus prestigieuses au monde, comme Amazon, Alphabet et Microsoft. L’an dernier, Valve a réalisé sa meilleure performance, avec un chiffre d’affaires estimé à 5 milliards de dollars, soit environ 14 millions de dollars par employé pour ses quelque 350 salariés.
Les consoles de jeux vidéo comme la PlayStation de Sony, la Xbox de Microsoft et la Switch de Nintendo sont tellement présentes qu’on en oublierait presque l’importance des jeux sur ordinateur, une activité en pleine expansion. Aujourd’hui, environ 1,9 milliard de personnes dans le monde jouent sur PC, faisant de ce marché une industrie de près de 50 milliards de dollars, incluant les ventes de matériel et de logiciels. D’ici 2030, le marché des jeux sur PC devrait atteindre 68 milliards de dollars.
La plupart des joueurs n’achètent plus leurs jeux en version physique dans des magasins comme GameStop. En effet, de nombreux éditeurs proposent désormais leurs jeux uniquement en format numérique, que les joueurs achètent et téléchargent en ligne. Aux États-Unis, les joueurs sur PC passent généralement par Steam, la plateforme de distribution de jeux de Valve, qui domine le marché depuis 19 ans avec une part estimée à 75 % au niveau mondial. Steam prélève 30 % sur chaque vente, réduisant cette commission à 25 % ou 20 % pour les jeux dont les ventes dépassent 10 ou 50 millions de dollars respectivement.
Valve et Steam : le cœur battant du jeu vidéo sur PC à l’ère du numérique
C’est une activité extrêmement rentable. Steam nécessite peu d’entretien et d’employés, car les éditeurs y téléchargent eux-mêmes leurs jeux, tandis que les joueurs les achètent et les téléchargent en ligne. À tout moment, plus de 30 millions de joueurs utilisent la plateforme pour discuter avec des amis, acheter des jeux, stocker des données, ou jouer à l’un des 100 000 titres disponibles. Les concurrents sont loin derrière. Epic Games Store, du développeur de Fortnite, est le deuxième distributeur de jeux en ligne le plus populaire, avec un pic de 36 millions d’utilisateurs actifs quotidiens en 2023 et un catalogue de 2 900 jeux. Quant à GoG.com, la plateforme de CD Projekt RED, elle propose environ 10 000 jeux.
Sans surprise, étant donné sa position dominante sur le marché, Steam est une véritable vache à lait pour Valve. La plateforme aurait généré environ 3 milliards de dollars en 2023, soit près de 60 % du chiffre d’affaires total de l’entreprise. Et sa croissance ne ralentit pas : les ventes de jeux sur Steam ont augmenté de 18 % en 2023 et ont doublé depuis 2019, d’après les données du cabinet d’études Video Game Insights.
Ce flux de revenus a permis à Valve de réaliser ce que peu d’entreprises ont réussi depuis des décennies : se lancer dans le matériel informatique. Après plusieurs tentatives infructueuses sur près de dix ans, Valve a lancé en 2022 la console Steam Deck, conçue pour concurrencer les appareils portables comme la Nintendo Switch. L’avantage majeur du Steam Deck est sa compatibilité avec les jeux PC, permettant aux joueurs d’accéder à leur bibliothèque de jeux Steam existante. L’entreprise propose trois modèles, aux prix de 399, 549 et 649 dollars. Selon le cabinet d’études londonien Omdia, Valve a vendu pour près d’un demi-milliard de dollars de consoles au cours de la première année.
« Valve est une licorne mythique, occupant une position dominante dans l’un des secteurs les plus innovants, les jeux sur PC », affirme Joost Van Dreunen, auteur de One Up et enseignant à l’université de New York. « Gabe Newell est une figure légendaire du milieu, et pourtant, nous ne savons presque rien à son sujet. C’est miraculeux que tout ait si bien fonctionné, malgré une telle discrétion. »
Comment Gabe Newell a bâti un empire du jeu vidéo
Avant de cofonder Valve, Newell avait quitté Harvard et rejoint Microsoft en tant que programmeur, puis cadre technique, où il a travaillé pendant 13 ans. C’est là qu’il a rencontré Mike Harrington, un autre « millionnaire de Microsoft », lors d’une fête d’anniversaire en 1987. Harrington lui a alors confié qu’il envisageait de lancer une nouvelle entreprise. Enthousiasmé par l’idée, le PDG de Valve a immédiatement voulu s’y associer. « La stratégie de Newell a toujours été de doubler au moins la mise sur ce en quoi il croit vraiment. Il s’investit à 100 % », a déclaré Harrington.
Le duo, bien entouré, a obtenu une avance d’environ 1 million de dollars de Sierra Online, qui a accepté de publier exclusivement leurs premiers jeux en échange de 30 % des recettes et de 100 % des droits de propriété intellectuelle (que Valve a finalement récupérés grâce à une renégociation, puis les droits de distribution après une bataille juridique). Toutefois, Newell et Harrington avaient besoin de 4 millions de dollars supplémentaires pour lancer l’entreprise. Harrington a vendu des actions Microsoft pour financer sa part, tandis que Newell, réticent à se séparer des siennes, a choisi d’emprunter pour couvrir la sienne.
Le pari a rapidement porté ses fruits lorsque Half-Life a rencontré un succès phénoménal en 1998. Deux ans plus tard, Harrington a vendu sa participation dans Valve à Newell, profitant du succès immédiat de l’entreprise, mais manquant ainsi l’opportunité de devenir milliardaire. Il reste néanmoins très à l’aise financièrement, après une décennie chez Microsoft et la vente d’une application de retouche photo à Google pour 75 millions de dollars en 2010. En 2003, Newell a lancé la première version de Steam. « Le concept de distribution numérique était largement en avance sur les idées dominantes de l’époque », explique Joost Van Dreunen, de l’université de New York.
Pour accélérer le développement de Steam, Newell a misé sur son principal atout : un jeu vidéo à succès. Lors de la sortie de Half-Life 2 en 2004, Valve a rendu le téléchargement de Steam obligatoire pour les joueurs, ce qui a permis à la plateforme de dépasser les 4 millions d’utilisateurs au cours de ses deux premières années. Entre ses jeux et Steam, Valve était, selon Forbes, bien partie pour atteindre un bénéfice d’exploitation de 55 millions de dollars en 2005.
Après une série de succès, Valve a peu à peu abandonné les jeux solo au cours des années 2010 pour se focaliser sur les jeux multijoueurs comme Counter-Strike 2 et Dota 2. La société a fini par rendre gratuits certains de ses jeux de tir comme Team Fortress 2 et Counter-Strike: Global Offensive, disponibles exclusivement sur Steam. Parallèlement, Valve a commencé à vendre des accessoires pour les avatars des joueurs, comme des chapeaux de cowboy et des lunettes de soleil miroir. Cette activité a pris une telle ampleur qu’en 2012, Valve a recruté Yanis Varoufakis, célèbre économiste grec, devenu ministre des finances de la Grèce en 2015, pour réguler et explorer le marché en pleine expansion de ces objets virtuels.
Valve s’est également lancée dans le matériel. En 2013, elle a lancé les Steam Machines, un ordinateur ressemblant à une console, équipé d’un système d’exploitation propriétaire appelé SteamOS, aujourd’hui abandonné. En 2016, Valve a commencé à commercialiser des casques de réalité virtuelle en collaboration avec HTC, puis a sorti en 2019 son propre casque, l’Index. Après des années de développement, Valve a lancé en 2020 Half-Life: Alyx, un prequel très attendu, conçu exclusivement pour les casques VR afin de promouvoir cette technologie. Le jeu s’est vendu à plus de 2 millions d’exemplaires.
Epic Games vs Valve : conflits, commission et position dominante
La position de quasi-monopole de Steam a suscité des critiques et des poursuites judiciaires. En 2018, un employé de Valve a exprimé ses inquiétudes dans un e-mail, affirmant : « Nous avons l’impression qu’un ensemble de menaces et de risques gravitent autour de nous, et certains semblent plus réels qu’ils ne l’ont été depuis longtemps. » Il a ajouté : « La pression croissante de Tim Sweeney d’Epic et les plaintes des développeurs sur le fait que 30 % est une commission trop élevée pour ce que nous offrons. » Cet e-mail a été révélé lors de la découverte d’un procès contre Valve.
Le PDG d’Epic Games, Tim Sweeney, devenu milliardaire grâce au succès de Fortnite, n’a pas hésité à critiquer ouvertement Valve. Il a qualifié les frais de 30 % de « problème numéro un pour les développeurs et les éditeurs de PC, ainsi que pour tous ceux qui dépendent d’eux pour vivre ». « Nous sommes déterminés à y remédier », a-t-il tweeté en 2019. Des documents juridiques révèlent qu’il a également envoyé un e-mail aux dirigeants de Valve, qualifiant la commission forfaitaire de 30 % d’« intenable » et exhortant l’entreprise à la revoir. « Mes critiques ont toujours été spécifiques et dirigées vers les sujets concernés », a écrit Sweeney dans un courriel à Forbes. « Je n’ai rien à reprocher à Gabe Newell, qui a toujours été respectueux lors de nos échanges, ni à Valve dans son ensemble. »
Fondée par Sweeney en 1991, Epic Games est devenue le principal concurrent de Steam. L’entreprise a connu une croissance fulgurante en 2017 grâce à la sortie de Fortnite, un jeu de tir coloré et caricatural qui est rapidement devenu un phénomène mondial. À l’image de ce que Newell avait fait avec Half-Life pour propulser Steam, Epic a lancé sa propre plateforme de distribution de jeux en 2018, tirant parti du succès de Fortnite. L’Epic Games Store, qui a généré environ 950 millions de dollars de ventes l’année dernière, se veut plus avantageux pour les développeurs, ne prélevant que 12 % de commission.
Epic n’était pas la seule entreprise à exprimer son mécontentement face aux frais imposés par Valve. Avant la pandémie, des sociétés telles qu’Ubisoft et Activision-Blizzard ont commencé à retirer des titres phares, tels que Call of Duty et Assassin’s Creed, de Steam afin de les proposer exclusivement sur leurs propres plateformes ou via l’Epic Games Store. Toutefois, l’attrait du vaste public de Steam s’est avéré attractif. En 2024, Ubisoft et Activision-Blizzard avaient réintégré certains de leurs plus grands titres sur Steam.
En 2021, Wolfire Games, une petite société indépendante de jeux vidéo basée à San Francisco, a intenté une action en justice contre Valve, suite à un désaccord concernant le prix d’un jeu sur la plateforme Steam. La même année, deux autres poursuites ont été engagées contre Valve. La plus récente, déposée en août à Seattle par un groupe de joueurs, accuse Valve de comportements anticoncurrentiels, notamment en exigeant que les éditeurs maintiennent les mêmes prix sur Steam et sur d’autres canaux de vente, ainsi qu’en prenant des mesures de rétorsion, telles que le retrait de jeux de Steam, contre ceux qui ne se conforment pas à cette règle. À ce jour, aucune date de procès n’a été fixée pour ces affaires, et les avocats de Wolfire ont demandé en octobre à regrouper les deux dossiers. Par ailleurs, Valve fait également face à une poursuite au Royaume-Uni, déposée en juin, où il est reproché à l’entreprise de profiter de sa position dominante pour surfacturer ses utilisateurs. « Si les régulateurs jugent essentiel de surveiller ce que Microsoft fait avec l’acquisition d’Activision Blizzard, ou de suivre de près les règles et réglementations d’Apple concernant son App Store tiers, il devrait être tout aussi crucial pour eux de s’intéresser à Valve et Steam. Pourtant, pour une raison ou une autre, ce sujet n’est pratiquement pas abordé », affirme Van Dreunen.
Gabe Newell n’a pas fait de déclaration publique concernant l’avenir de Valve depuis plusieurs années. En effet, l’entrepreneur, aujourd’hui plus fortuné que jamais, semble consacrer moins de temps à l’entreprise et davantage à ses projets personnels. Son rôle au sein de Valve ressemble davantage à celui d’une figure emblématique rarement présente qu’à celui d’un PDG actif. Depuis la pandémie de Covid-19, Newell, dont les anciens passe-temps incluent les courses automobiles, la collection de couteaux et le chant de gorge Tuvan (un chant guttural traditionnel d’Asie centrale), a principalement vécu sur ses yachts, dans le but de se protéger du virus.
Le PDG de Valve se consacre désormais à deux nouvelles entreprises : Starfish Neuroscience et Inkfish. Starfish, qui dispose de bureaux près de Valve à Bellevue et a été séparée de Valve en 2022, travaille sur la « prochaine génération d’interfaces neuronales ». Parmi les cofondateurs figure Philip Sabes, un ancien membre de l’équipe fondatrice de Neuralink, l’entreprise d’Elon Musk. Inkfish, quant à elle, exploite une flotte de six navires et plusieurs sous-marins. Décrite comme un « service de collecte de fonds philanthropique », elle mène également des recherches maritimes. Aucune des deux entreprises n’a répondu aux demandes d’interview.
« De l’extérieur, on a l’impression que Valve n’est plus la même », observe Van Dreunen. « Il y a une forme d’absentéisme des fondateurs qui n’existait pas il y a 20 ans… Il est naturel que les dirigeants prennent du recul avec le temps. Cette distance se crée naturellement, ce n’est pas une critique personnelle. Je me demande simplement ce que serait Valve aujourd’hui si Gabe Newell, tel qu’il était en 2004, était encore aux commandes. »
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