La construction du « Tout »
Lors de l’intégration au sein d’un lycée de la défense (les enfants de troupe d’antan), un ouvrage de septente-six pages est distribué aux nouveaux arrivants. Un manuel qui pourrait sembler insignifiant, mais qui, avec le recul a toute son importance tant il est porteur de sens. On peut y retrouver les clés de lecture permettant tout aussi bien de comprendre les us et coutumes de l’Institution que les liens indéfectibles qui relient les élèves au passé et, de fait, les inscrivent et positionnent clairement dans l’histoire séculaire du Bahut. Son titre, « Ainsi pensent et agissent tes Anciens », est plus qu’évocateur. En effet, ce « pense-bête » si on ose le nommer ainsi, était et demeure le Code de comportement du Brution, l’élève du Prytanée National Militaire de la Flèche, dans la Sarthe, dans l’ouest de la France.
Brution, c’est le sobriquet attribué aux élèves du Prytanée par certains hôtes d’autres lycées militaires lors de leur intégration à l’école militaire de St-Cyr. A l’époque, au Prytanée, la vie est rude et cela transpire dans les comportements des élèves qui se bâtissent une solide réputation d’élèves qui se battent « comme des lions, comme ceux du Brutium ». Le surnom ironique et moqueur fait aujourd’hui la fierté de ceux qui peuvent le porter et tient-lieu de lettre de noblesse que ce soit dans les environnements militaires et civils. Mais la survivance de l’Institution créée en 1604 par le Vert Galant, n’aurait jamais été possible si ces jeunes « sauvageons » n’avaient pas, quitte à le revisiter, respecté l’esprit de l’héritage légué par leurs aînés. La transmission, méticuleusement orchestrée par les Anciens au travers de rites initiatiques et de passages, fait référence à une forme d’adoubement qui invite les derniers admis dans la communauté à recevoir et à faire de ces règles des outils d’acculturation dans le sens que lui donne la psychologie sociale, à savoir » un processus d’apprentissage par lequel l’enfant reçoit la culture de son ethnie ou de son habitus ». Ainsi, ils seront armés pour vivre pleinement leur vie en internat au sein de l’établissement prestigieux au sein duquel Descartes a étudié. L’adhésion à l’histoire commune, au storytelling et à la vision contribue sans conteste au développement de ce qui est la pierre angulaire de toute organisation, dans le cas du Prytanée la camaraderie, la solidarité brutionne et l’esprit de corps, dans les sociétés, l’adhésion, la cohésion et l’engagement. Quoi qu’il en soit, la transmission est un formidable levier de motivation dont disposent les chefs militaires ou civils et il serait vraiment dommageable de ne pas en user, de surcroit en période de changement où chacun a particulièrement besoin de repères fiables pour créer un « Tout » cohérent, soudé et par définition efficace.
La trahison du « Nous »
Cette transmission est indissociable de la tradition. Toutes deux ont pour objectif de doter les nouveaux arrivants de l’ensemble des rituels ou processus qui font le « Nous » auquel chacun se rattache et décide, ou non, d’appartenir. Un « Nous » où l’on retrouve les différentes étapes et rythmes propres à l’organisation des héros, essentiels car ils font figure d’idéal de force d’âme et d’élévation morale et sont sacrifiés puis divinisés à leur mort (symbolique ou réelle). Ils sont des passeurs, des mythes fondateurs autour desquels, en cas de crise majeure, les membres du groupe pourront se rassembler, se rassurer. Mais le « Nous » est d’autant plus important qu’il met en évidence le « Eux », c’est à dire, les autres, qui n’adhèrent pas aux mêmes visons et valeurs des premiers, soit par refus, soit, tout simplement par méconnaissance. Ainsi, une véritable frontière existe entre le « Nous » et le « Eux » et dont le franchissement, la trahison, est habituellement vécue comme le mal incarné. La trahison pousse à abandonner, déserter, faire passer, livrer et c’est ce que nous rappelle l’origine latine du mot qui trouve sa source dans le verbe Traderer qui lui-même, paradoxalement, a donné le mot tradition.
Alors, pour assurer la tradition, la trahison est-elle nécessaire ? la question reste entière. Pour Nicole et Bernard Prieur (2005) « la trahison met en évidence ce moment particulier où le sens se perd, mais aussi où il peut se refonder autrement ». Pour ces auteurs « si la transmission inscrit le sujet dans ses filiations et ses appartenances, la trahison le pose dans sa différence » ce qui définit un mouvement perpétuel entre l’emplacement et le déplacement, l’immobilisme et l’innovation, entre la fidélité et la mutation. Cependant, s’il convient d’admettre que la tradition peut posséder une dimension aliénante et empêcher d’appréhender de nouveaux horizons, l’ADN ne peut, pour le coup, être trahi car il constitue l’essence même de toute construction humaine. La mutation doit donc assurément s’appuyer sur ce dernier avec tout l’héritage génétique qui lui est lié. Après tout, en Afrique on aime à dire que « c’est au bout des vieilles cordes que l’on tisse les nouvelles », voilà une belle illustration du propos. Le trahisseur pour citer Hugo (Légende, t. 6, 1883, p. 72) se trouve donc face à une impasse, mais il doit nécessairement choisir tout en étant partagé. Tiraillé, il ne peux décider, alors il trahit. C’est sans doute la raison pour laquelle cette attitude est omniprésente dans le champ théologique et il faut reconnaître que ces évènements cruels ont tous procédé à l’avènement d’Empires, de courants de pensée ou religieux qui ont traversé les siècles et qui, pour certains, perdurent encore de nos jours.
Une figure marquante de la trahison est incontestablement l’acte fratricide d’Abel envers Caïn, merveilleusement bien expliqué dans l’article de Marie Balmany, Genèse du fratricide. Plus tard, Romus et Romulus ne sont pas en reste tout comme Brutus qui assassine son propre son père. Plus connue encore, la trahison de Judas, personnage que nous considérons davantage comme initié que traître et qui fait partie intégrante du « plan de Dieu » n’en déplaise à certains. Justement Judas l’Iscariote, ne serait-il pas le traître nécessaire, comme le souligne dans son article Pedro Valente en nous apportant un remarquable éclairage psychanalytique du préféré de Jésus? Enfin, la figure centrale de la Genèse, Abraham a également trahi sa famille, accessoirement sa mère et plus particulièrement son père, lorsque Dieu lui ordonne « Va vers toi ; de ta terre, de ton enfantement, de la maison de ton père, vers la terre que je te ferai voir quand tu y parviendras. » (Genèse 12-1). En fait, dans ce dernier cas, aller vers soi, signifierait trahir ses traditions, ses habitus, son confort, son enveloppe protectrice pour aller se risquer vers la vérité, vers la liberté, ce qui passe nécessairement par l’abandon ce qui nous a engendré; mais cela ne peut se faire sans une contrepartie: la confiance.
Nombreux sont donc ceux qui, pour exister, ont un besoin de « tuer le père », même si ce dernier relève de la symbolique pure. Ce phénomène fréquent dans l’entreprise peut même pousser à une volonté « d’effacer » celui qui est le créateur, qui est au commencement, pour reprendre une formule biblique ainsi que toute son édifice. Sans doute cela met-il en évidence une carence en matière de reconnaissance et de confiance en ce que l’on est, une blessure narcissique à soigner ou tout simplement une charge émotionnelle mal contenue qui peine à s’exprimer pleinement. Cependant, dans le monde professionnel, il serait malhonnête de ne pas reconnaître que certaines de ces trahisons ont pu devenir les précurseurs d’innovations et parfois même de « disruptions » positives au final. Mais ces dernières, si elles sont développées intensivement, sans plan et sans confiance ne font, pour Bernard Buisson et Nabyla Daidj (2017), qu’augmenter la confusion, aussi bien dans les esprits des dirigeants que dans celui des collaborateurs eux-mêmes qui apparaissent comme perdus voire lassés face à cette obsession de changement très souvent vécu comme violente.
Respecter les temps et le chemin
« L’homme ne peut se dire vraiment heureux que lorsque le passé, le présent et l’avenir promettant concourent ensemble à son bonheur »
Nous devons à Cécile Fée, journaliste française, cette sage citation qui montre combien une harmonie entre les différentes temporalités est essentielle pour retrouver une forme de sérénité. Si nous nous adonnons à l’exercice de la traduire dans le contexte de l’entreprise, sans la trahir bien entendu, nous aboutirions sans doute à cette formule : « L’entreprise ne peut se dire vraiment prospère que lorsque son passé, son présent et son avenir concourent ensemble à son développement économique et social, éthique et humaniste ». C’est là un socle sur lequel toute stratégie de mutation pourrait/devrait reposer, mais cela demande un tuilage agile des générations qui cohabitent dans le Lieu, « un pas des unes vers les autres ».
Aux plus Anciens d’apprendre à s’effacer devant les plus jeunes et de mettre à disposition leur sagesse et leur expérience, mais également aux successeurs de respecter, à savoir « regarder en arrière », ce qui a été fait tout en ménageant leurs prédécesseurs avec comme ciment social la bienveillance quelle que soit la tribu à laquelle on appartient. Sans ces « petites concessions réciproques », ces « miroirs qui se font face », (rappelons que le miroir est le symbole de la sagesse-ndlr) rien de durable ne pourra se faire ou pire encore, c’est à une séparation brutale et violente entre le « Nous » et le « Eux » à laquelle les collaborateurs risquent d’assister. Utiliser le symbole plutôt que la diabole semble être la posture la plus vertueuse pour éviter une division dont les plus fragiles seraient, sans conteste, les victimes collatérales avec tous les drames qui en découleront. Reconnaître la valeur du chemin parcouru est donc primordial pour tout dirigeant voulant rassembler car désunir ou casser est dangereux pour le « Tous » tant la création de clans et d’ilots de résistance peut s’avérer fatale pour toutes les parties prenantes.
Ce passé que nous rappelons ne doit pas rigidifier, mais bien au contraire servir de fondation pour l’innovation nécessaire et c’est dans cette optique que les Anciens peuvent tenir un rôle primordial dans la suite de l’histoire que les jeunes générations doivent pouvoir écrire avec leurs mots, leurs maux sans jugement mais avec une guidance et une assistance généreuse et charitable de leurs aînés. C’est là une condition sine qua non pour assurer la poursuite de la construction de l’ouvrage, en revanche, cela implique que chacun accepte de donner et de recevoir, de gérer ses conflits de loyauté avec son passé et ses valeurs et surtout de gérer ses passions et son égo qui d’ordinaire « précède la chute ».
Loin de la pensée fantasque que l’on pourrait nous prêter, on retrouve ici les ingrédients de base pour assurer la pérennité dans un contexte de mutation organisationnelle car ces derniers contribuent à renforcer les liens plutôt que de les fragiliser (voire de les briser), prennent part à l’instauration d’un climat serein cet par conséquent participe à l’attraction et à la rétention des talents ainsi qu’à la fidélisation des clients ce qui doit, plus que jamais avec la période difficile que nous venons de traverser, demeurer l’enjeu central de toute entreprise.
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