Alors que le groupe Atos est sur le point de se doter d’une raison d’être le 30 avril lors de sa prochaine assemblée générale, devançant à cet égard la loi Pacte, portons notre regard du côté des entreprises familiales françaises afin d’explorer leur niveau d’appétence aux questions extra-financières, notamment la raison d’être, la prise en compte des parties prenantes, la gouvernance.
La France compte 5 800 entreprises de taille intermédiaire (ETI), contre 12 500 en Allemagne. Or, plus de 75% de ces ETI ont un actionnariat familial et 60% des entreprises effectuant un chiffre d’affaires de plus de 50 millions d’euros en France sont contrôlées par des familles.
Ces entreprises familiales constituent un actif majeur, tant d’un point de vue humain qu’économique. Elles sont source de développement du territoire, de fierté locale et nationale. Entre 2009 et 2015, alors que les grandes entreprises détruisaient 80. 000 emplois, ces entreprises en ont créé plus de 300 000. Elles contribuent enfin au rayonnement de la France à l’étranger.
Ce qui explique que l’on fasse de plus en plus état de leur forte résilience. Or, la famille est le plus souvent au cœur de cette résilience. Si elle porte l’héritage, elle donne aussi le souffle, la vision, la volonté de pérennité, la volonté de transmission. Elle distille et porte un patrimoine immatériel majeur constitué par un arsenal de valeurs, qui prennent vie et nourrissent le projet entrepreneurial à travers les générations.
Précurseurs en matière de RSE, notamment au regard de leur contribution sociétale, ces entreprises ont souvent un attachement profond à leurs salariés, à leurs familles, au bassin territorial dans lequel elles se déploient, repoussant les frontières d’une centralisation nocive pour le territoire.
Cet atavisme est d’autant plus puissant qu’il prend parfois ses racines dans un tropisme paternaliste historique, tel qu’il a pu prospérer notamment au XIXème siècle où l’entreprise apportait à ses ouvriers, en plus de leur emploi, l’éducation, le logement, les soins médicaux, démontrant que la « performance » ne se réduisait pas au seul enrichissement des actionnaires.
Les parties prenantes, c’est-à-dire les personnes et groupes subissant un risque du fait de l’activité de l’entreprise, selon la définition du Rapport Sénard Notat, sont ainsi souvent « parties intégrantes du projet entrepreneurial ». Les entreprises familiales favorisent le temps long et l’innovation, l’investissement et osent s’affranchir de la financiarisation de l’économie. Elles portent une vision et défendent une certaine idée de l’entreprise.
Pourtant, ces entreprises familiales constituent des écosystèmes complexes, où l’existence d’un socle familial puissant peut aussi apporter son lot de perturbations humaines, émotionnelles, de nature à profondément déstabiliser l’entreprise. Elles peuvent être en proie à des rigidités, à des tensions, parfois tellement graves qu’elles compromettent le futur de l’entreprise, conséquence de l’existence d’un socle familial désuni voire disloqué, comme a pu le montrer la cession du groupe Lacoste en son temps.
Le poids de la généalogie, qui ne cesse de croître structurellement sous la pression du temps, menace à chaque génération de tendre l’entreprise, de la gripper si un alignement entre vie des affaires et arbre généalogique n’est pas solidement arrimé et renouvelé.
En particulier, le moment de la transition, c’est-à-dire de la transmission du pouvoir, constitue un passage à haut risque, cristallisant les appétences, les rancœurs, les jalousies, les ambitions aussi.
L’articulation de l’émotionnel et des affaires, de « l’affectio familiae » qui décrit les liens et la cohésion unissant la famille et de « l’affectio societatis » qui unit les associés, peut se révéler ainsi délicat, et parfois se jouer aux dépens de l’intérêt l’entreprise, intérêt qui, rappelons-le, n’est pas celui de la famille.
Plus que dans toute autre entreprise, la gouvernance se révèle essentielle dans l’entreprise familiale. Et puisque gouvernance familiale et gouvernance d’entreprise sont intimement liées, le choix d’un modèle de gouvernance s’opère en miroir avec la famille et les valeurs qui la définissent. Porteuse d’une certaine conception de l’entreprise, seule une gouvernance structurée peut permettre d’attirer les talents que l’arbre généalogique n’est pas toujours en mesure d’apporter.
Elle permet d’assurer et préserver la cohésion familiale, au-delà de l’enchevêtrement de l’affect et des intérêts économiques et financiers, au-delà des défis générationnels.
Elle canalise les ressorts familiaux, autorisant l’entreprise à grandir, innover, se transformer tout en respectant la cohésion familiale, sans laquelle l’entreprise sera tôt ou tard menacée.
Elle organise enfin la pérennité de l’entreprise et de ses valeurs, laquelle passe notamment par l’éradication de toute forme de conflits d’intérêt, dont on sait qu’ils fissurent tôt ou tard l’édifice social.
A l’exemple de Michelin, de Véolia et bientôt, de Atos, la loi Pacte va obliger les entreprises françaises à se pencher avec sérieux sur leur rétribution à la société, notamment à travers la raison d’être, et ce afin de réconcilier l’entreprise et la société civile.
Dans cet exercice qui ne saurait être juste convenu, ces entreprises gagneraient beaucoup à s’inspirer des entreprises familiales.
La raison d’être, une conception renouvelée d’un paternalisme élargi ? Les mots changent mais les concepts ont la vie longue.
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