La communication faite au printemps par CBRE Group témoignerait-elle d’une nouvelle ère ? L’entreprise cotée s’est ainsi hissée au 11e rang de la liste Barron’s 2022 des 100 entreprises les plus durables aux États-Unis (sur les 1000 plus grandes sociétés cotées en bourse). En France, les convictions de la présidente du Conseil national de l’ordre des architectes, Catherine Leconte, sont indéniablement l’expression d’une ère de la sobriété : elle appelle à rénover plus qu’à construire, et, lorsqu’il est indispensable de le faire, de privilégier une architecture modulaire, c’est-à-dire démontable et réutilisable – pour un usage similaire ou différent. Entre stratégies de communication et vraies promesses d’un immobilier tertiaire plus responsable, je partage ici un regard sur le changement de paradigme qui s’est amorcé, à l’aune d’une forme d’éthique : l’éthique du care.
L’un des charmes de l’époque, une raison d’espérer peut-être, réside dans la quête d’optimisation des empreintes immobilières. Car si les motifs économiques prédominent (diminuer les surfaces grâce à un taux de flex-office rendu possible par la pérennisation du travail hybride), il n’en demeure pas moins qu’une certaine frugalité a sa part dans ce mouvement de rationalisation. Dans leur rôle de conseil, les aménageurs peuvent ainsi accompagner leurs clients vers une moindre consommation d’espace. Cela requiert d’introduire une dose de flex-office (ou, du moins, de desk-sharing), tout en concevant des environnements de travail qui prennent soin des occupants et de notre planète. S’entremêlent ainsi des concepts, des partis pris forts, des solutions de space-planning, le recours à une économie circulaire et une conduite du changement tant pour les occupants que pour les opérateurs de la chaîne de valeur immobilière.
La valeur d’usage des bâtiments : une approche nécessaire mais non suffisante
Pour ce faire, il est intéressant de mobiliser la notion de valeur d’usage. Elle permet en effet de chiffrer, d’objectiver donc, la valeur d’un bâtiment du point de vue du confort de vie et du bien-être qu’il procure à ses occupants. Il devient alors possible d’accorder le violon financier (la valeur d’usage monétisée) au violon de la responsabilité sociétale et environnementale. Cette dernière recouvre aussi bien l’écoconception qu’une évaluation rigoureuse des services que l’immeuble rend à ses occupants, ainsi que du soin qu’il apporte aux respects de l’environnement. Le mouvement engagé par le hub VIBEO, initié par Goodwill Management et hébergé aujourd’hui au sein de l’Ifpeb, constitue le creuset de cette réflexion encore originale en France. Plusieurs grands acteurs de l’immobilier d’entreprise y sont associés.
Mais est-ce suffisant ? La réponse est non. Car améliorer dans des proportions considérables l’environnement de travail des collaborateurs peut avoir pour corollaire… de créer des espaces plus gourmands en ressources ! Proposer une vraie salle de sport, et des vestiaires attenants, a pour conséquence d’entraîner une consommation d’eau plus importante…
Moins d’espaces, mais de meilleurs espaces : l’ère de la sobriété
Une réponse plus engageante consiste donc à tendre vers moins d’espaces, mais vers de meilleurs espaces. Il n’y aura pas moins de chantiers, mais des chantiers qui viseront à transformer la destination des biens (du bureau vers du logement), et/ou à améliorer leur valeur d’usage, eu égard aux grands enjeux sociétaux. Il s’agira de continuellement les faire évoluer au regard des nouveaux usages, des nouvelles formes d’organisation du travail, aujourd’hui plus « hybrides » et demain plus… ? Les modèles économiques s’en trouveront eux aussi transformés : la part des honoraires liée à l’accompagnement dans le temps des occupants et aux évolutions régulières des espaces tendra à croître. Le management et la transformation par les espaces prendra le dessus sur la simple transformation des espaces de travail.
Il peut sembler, en première lecture, suicidaire d’encourager des clients à consommer moins d’espace, et, partant, moins de conception, de réalisation et de maintenance. Ne serait-ce pas là se « tirer une balle dans le pied » ? Au même titre qu’un énergéticien responsable doit pouvoir faire pivoter son modèle économique vers plus de sobriété, un acteur de l’immobilier d’entreprise doit pouvoir repenser son modèle afin de participer d’une transformation globale de nos métiers : commercialiser, concevoir, aménager, maintenir et faire évoluer dans le temps des espaces mieux adaptés aux grands enjeux sociétaux. Sacrée révolution !
Quand les données se mettent au service de l’économie du partage et donc de la sobriété ?
Ce monde qui se dessine, c’est aussi celui de la maintenance préventive, d’une part, et celui du recueil et de l’exploitation des données, d’autre part. Nos modèles économiques vont ainsi se complexifier en se responsabilisant. Car ils vont se nourrir de plus en plus de données liées aux usages réels des différentes typologies d’espace. Ces data conduiront notamment à rechercher de nouvelles formes d’optimisation, au regard de la consommation factualisée desdits espaces – la boucle est bouclée.
Plusieurs jeunes pousses proposent déjà des solutions opérantes à ce niveau, en s’inscrivant dans la logique des biens partagés : « mon » bureau, « ma » place de stationnement, « mon » imprimante… sont mis en partage et donc utilisés de façon plus efficiente. Le monde de la donnée n’est pas qu’un univers digitalisé et froid. Il ouvre des perspectives formidables pour consommer mieux, c’est-à-dire moins, d’espaces et de ressources associées. Lui assigner un double objectif, économique autant que sociétal, tendrait à redorer l’image du monde du « Big Data ».
Transformer les modes opératoires : réaliser et exploiter avec « attention »
Ce premier niveau d’enjeu étant posé, il convient de développer maintenant un second prisme : celui du sourcing, de la mobilisation d’un écosystème régional d’intervenants, garantissant non seulement une dynamisation de l’économie locale, mais aussi un moindre impact carbone (moins de déplacements). Un acteur de l’ESS tel que Groupama en fait aujourd’hui une condition forte de ses consultations, exigeant de ses partenaires des preuves solides en la matière. C’est d’abord indispensable lorsque l’on pense aux travaux, et ce dès la phase de curage.
Mais c’est tout aussi fondamental lorsque l’on s’appuie sur un réseau de maintenance, afin de mettre en place une économie circulaire. Une économie qui s’appuie de façon croissante sur des matériaux géosourcés, de surcroît réemployés/réemployables, issus du recyclage ou réutilisés/recyclés. Cela implique de travailler, plus que jamais, en écosystème. Et, partant, de mettre en place une veille, une animation et une coordination des acteurs les plus proches et les plus engagés.
Un troisième prisme mérite d’être mentionné : il concerne les choix responsables qui sont faits, ou non, en matière d’exploitation servicielle des espaces. Faire travailler, comme le fait Startway via son partenaire Fox Multiservices, des femmes de ménage qui arrivent sur leur lieu de travail plus tardivement, parce qu’elles ont pu en amont aller déposer leurs enfants à la crèche ou à l’école, est un choix responsable. Créer de « beaux » bureaux HQE sans veiller à prendre soin de celles et ceux qui en assurent le nettoyage au quotidien (pour ne retenir que cet exemple), c’est faire seulement la moitié du chemin. L’autre moitié participe d’une économie du care qui ambitionne de sortir de leur invisibilité nombre de métiers pourtant essentiels au bien vivre dans nos bureaux. Cela engage cette fois toute la filière de gestion des espaces tertiaires.
Il est essentiel de faire ici un lien entre RSE/ESG et éthique du care, quand il convient « de prêter attention à ces détails de la vie que nous négligeons (qui a nettoyé et rangé cette salle où nous sommes ?) » Ce souci des autres, cette attention aux autres, à ces invisibles qui rendent tout simplement vivables nos espaces de vie et de travail, est au cœur même de cette forme d’éthique : « Le care se définit à partir de cette attention spécifique à l’importance des « petites » choses et des moments ». Sans éthique du care, il n’y a pas à mon sens d’immobilier responsable, c’est-à-dire qui prenne soin.
« Bifurquer », oui, mais bifurquer de l’intérieur !
Un quatrième et dernier niveau d’enjeu mérite d’être explicité : celui qui consiste à mobiliser les équipes sur ces sujets, et ce tout au long du cycle de vie d’un bâtiment. Ainsi, former 100% des architectes à l’écoconception dans le tertiaire est un premier pas, quand le second consiste pour eux à imaginer concrètement, dans leur quotidien, des solutions plus durables, en lien avec une économie plus circulaire. Concevoir des espaces avec le prisme de la sobriété, créer des environnements de travail plus frugaux, ce sont bien sûr des convictions, mais aussi des compétences.
Or cela implique d’oser, et ce n’est pas si simple, bousculer son propre confort, ses pratiques, celle de son écosystème, pour exiger de soi et des autres une autre posture, d’autres options, d’autres façon de travailler ; c’est accepter, plus concrètement encore, de perdre du temps, de ne plus tout maîtriser face à un nouveau cadre de référence en construction. Il en va de même pour les chefs de projet qui orchestrent les chantiers, et plus globalement pour l’ensemble de la chaîne de valeur de l’immobilier.
Le changement de paradigme que cela révèle, c’est donc toute une conduite du changement, auprès des femmes et des hommes, qui n’est donc pas seulement une révolution techno-économique. Des solutions technologiques existent, voire de nombreuses alternatives, des écosystèmes s’organisent (sur l’économie circulaire notamment), mais tout cela n’a de sens que si les pratiques quotidiennes pivotent. C’est apprendre à penser et travailler de façon plus agile, plus frugale et dans des délais et des cadres budgétaires plus contraints.
Prendre exemple, ou du moins s’inspirer, des pratiques émergentes dans d’autres métiers
Un tout autre métier, celui du recouvrement, est emblématique de cette révolution conceptuelle, culturelle, économique et opérationnelle. Réinventer ce métier, c’est ne plus se satisfaire d’une crise économique forcément génératrice d’impayés, et, donc, d’activité. A l’inverse, c’est œuvrer à l’encontre de la dette, en sensibilisant les plus jeunes notamment aux risques du surendettement. Cela implique de s’ancrer dans une démarche de transformation profonde. Pour la mener à bien, iQera, leader du secteur en France, a resserré sa gouvernance, en confiant à une dirigeante un vaste périmètre englobant : les ressources humaines, la communication, l’expérience client-collaborateur, les moyens généraux (où l’on retrouve l’immobilier) et, donc, la RSE.
En recherchant tout à la fois des collaborateurs plus engagés (et, donc, plus fidèles), en s’engageant très concrètement en faveur du désendettement (en lien avec un écosystème d’acteurs experts, t.q. Crésus), en promouvant in fine un nouveau modèle du recouvrement, iQera transforme peu à peu, pas à pas, l’image d’un métier. Une activité mal aimée, qui a prospéré d’une certaine façon sur une vulnérabilité socioéconomique. Mais l’enjeu économique demeure : l’entreprise doit ainsi pouvoir se repositionner vers l’amont, via la maîtrise des données, afin d’aider les clients donneurs d’ordre à réduire les risques d’impayés. Un changement de paradigme, donc, dans lequel les datas occupent à nouveau une place centrale.
C’est à ce même pivotement que doivent s’atteler les professionnels de l’immobilier. Il me semble que la meilleure raison qu’ils ont de le faire – en dehors des réglementations et des normes qui les contraignent et vont les contraindre de plus en plus (du décret tertiaire aux diagnostics PEMD, pour n’en citer que deux !) – c’est l’enthousiasme et l’exigence des jeunes collaborateurs. Car je ne doute pas qu’ils feront de plus en plus le choix des acteurs responsables, capables d’en apporter des preuves. La bataille des talents fait rage, je fais le pari que celles et ceux qui la gagneront iront plus loin que de simples discours, dans l’immobilier d’entreprise comme ailleurs.
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