Fêtes d’anniversaire de millionnaires, méga yachts sur la Côte d’Azur… Pour explorer le labyrinthe d’un univers économique fait de beauté, de prestige et d’argent, Ashley Mears, ancienne mannequin et sociologue féministe, s’est immergée pendant deux ans dans les coulisses de la jet-set. Dans son livre, Very Important People, elle décrit un modèle de business extrêmement genré, qui fait long feu.
Propos recueillis par Désirée De Lamarzelle. Un article issu du numéro 25 – hiver 2023, de Forbes France
Vous décryptez l’univers du luxe à travers votre immersion dans le monde de la nuit. Pourquoi ce sujet ?
ASHLEY MEARS : La vie nocturne a été une porte d’entrée pour étudier le luxe et ses élites quand j’ai fait connaissance avec ceux que l’on appelle des « promoteurs » lors de mes recherches pour mon premier livre, Pricing Beauty, sur l’économie du mannequinat de mode. J’étais mannequin à l’époque, et je les ai découverts sur les castings où ils sont très présents. Pour recruter les plus belles filles dans les soirées VIP, ils leur proposent de venir gratuitement à des dîners, dans des clubs ou de faire des voyages aux quatre coins du monde. Des années plus tard, devenue professeure en sociologie, je continuais à recevoir des invitations : j’ai finalement accepté de me rendre dans leurs soirées pour écrire ce nouveau livre.
Ces promoteurs, qui sont-ils exactement ?
A.M. : Les promoteurs font partie du tiercé gagnant qui fait vivre la vie nocturne, avec les mannequins, qu’ils appellent les « filles », et les riches clients (presque toujours des hommes). Ce sont des intermédiaires essentiels pour que la fête ait lieu. Une grande partie de leur travail est basée sur leur sens du relationnel pour attirer de belles femmes, nouer des liens d’amitié en leur offrant des cadeaux et les emmener ensuite dans les restaurants et dans les clubs à la mode. Ils sont rémunérés au forfait par les établissements. Les promoteurs peuvent gagner assez bien leur vie, mais j’ai souvent noté une forme de frustration à ne jamais être assez riches ou plutôt aussi riches que les hommes pour lesquels ils travaillent. Leur rapport à l’argent est basé sur l’envie de devenir comme leurs clients.
Dans ce milieu, des soupçons de proxénétisme pèsent sur les promoteurs. Est-ce fondé ?
A.M. : Les promoteurs ont conscience de ces rumeurs qu’ils souhaitent à tout prix dissiper : lorsque des rapports sexuels ont lieu entre des mannequins et des clients, ils insistent toujours sur le fait qu’ils ne sont pas rémunérés. Mais bien sûr, il y a des exceptions.
Le modèle économique des clubs VIP semble très rentable. Comment est-il réparti ?
A.M. : Les clubs réalisent des bénéfices très importants sur la consommation d’alcool avec une marge qui peut parfois atteindre plus de 1 000 %, et sur laquelle les promoteurs touchent une commission, en plus de leur forfait. Ils peuvent gagner entre 100 000 et 250 000 dollars par mois. Certains promoteurs vont ouvrir leur propre club en tirant profit de leur réseau fortuné qui investit chez eux. Les clubs peuvent énormément s’enrichir mais sur le court terme. Ces lieux ne durent généralement que quelques années, dans le meilleur des cas.
Vous analysez le monde de la consommation de luxe comme un business économiquement genré. Pourquoi ?
A.M. : Le luxe, comme toute forme de consommation, est un moyen de montrer son statut social. Historiquement, les femmes étaient des marqueuses sociales de la réussite des hommes. Encore aujourd’hui, les hommes contrôlent de manière disproportionnée les ressources matérielles d’une société, tandis que les femmes ont tendance à porter les signes extérieurs de richesse, notamment par le biais de leur maison, de leurs vêtements et de leur beauté.
Ce constat, après des années de féminisme, ne vous questionne-t-il pas ?
A.M. : D’un point de vue féministe, ce monde est triste. Et il n’y a pas beaucoup de mariages entre les filles et les clients : lors des entretiens, ces derniers m’ont dit sans ambages qu’ils n’épouseraient pas une fêtarde ou un mannequin. Ils confirment le principe bien connu de « qui se ressemble s’assemble », c’est-à-dire que les hommes riches et très instruits ont tendance à épouser des femmes elles-mêmes riches et très instruites. En fait, il est surprenant de constater le peu d’intérêt que les mannequins suscitent en tant que personnes, compte tenu des efforts qu’elles déploient pour se faire connaître lors de ces fêtes. Pour la plupart des hommes riches, les mannequins n’ont de valeur qu’en tant qu’objets décoratifs.
Vous décrivez l’importance pour ces jet-setteuses d’afficher des signes ostentatoires de richesse (sac griffé, chaussures de marque, etc.) pour être intégrées.
A.M. : La plupart des filles qui accompagnent les promoteurs dans les clubs VIP sont des mannequins. En réalité, c’est une profession de travailleuses précaires et sous-payées où elles ne sont qu’une poignée au sommet de la pyramide. Pour une « Gigi Hadid », il y a des centaines, voire des milliers de femmes qui se débrouillent pour gagner leur vie et qui dépendent en fait des faveurs des promoteurs pour sortir le soir. La plupart d’entre elles ne peuvent pas se permettre de consommer dans ces lieux ultra sélects (même si, pour être honnête, la plupart des professeurs ne peuvent pas non plus se le permettre…). Mais la taille, la finesse, les talons hauts et la beauté d’une mannequin confèrent un prestige considérable au club et à tous ceux qui l’entourent à l’intérieur, même si elle n’a pas d’argent.
La beauté est-elle le principal critère de sélection des femmes dans le monde VIP de la nuit ?
A.M. : Il y a une classification hiérarchique avec, au sommet, les mannequins en activité, puis des femmes qu’on appelle les « belles civiles » et qui peuvent passer pour des mannequins à la faveur d’un bon éclairage : elles sont parfois un peu moins fines, un peu plus âgé, ou encore plus petites au regard des standards de l’industrie de la mode. À 32 ans, j’étais moi-même une « belle civile ». Ayant été mannequin à 20 ans, je savais comment m’habiller et paraître plus jeune. Même si je ne pouvais plus travailler dans la mode, cela m’a permis d’être invitée et de faire illusion. Ensuite, il y a les femmes qui sont simplement des « civiles » et font partie des gens ordinaires : elles n’échappent malheureusement pas au vocabulaire aussi créatif que punitif des promoteurs ou encore des « physionomistes » à l’entrée des clubs. C’est cruel.
Cette industrie des loisirs de luxe, qui répond aux besoins des nouveaux riches, est-elle forcément décadente ?
A.M. : L’homme a toujours eu des idées très créatives pour dépenser ses richesses excédentaires, à l’image du nouveau riche américain qui a inspiré à Thorstein Veblen sa théorie « L’effet Veblen » de la consommation ostentatoire : la demande d’un bien augmente en même temps que le prix de celui- ci augmente. Aujourd’hui, avec de tels gisements de capitaux, nous assistons à une escalade des marchés du luxe, des super yachts en passant par l’art contemporain. C’est décadent dans un sens, si l’on considère l’écart entre les riches et les pauvres dans le monde et si l’on se demande où va tout ce capital.
Le succès des reportages sur l’univers du luxe montre la fascination que cela exerce sur la population. Comment expliquez-vous cela ?
A.M. : Les gens aiment détester les riches. C’est en partie pour cela que mon livre attire les lecteurs. C’est un monde très aspirationnel dont nous voulons, à la fois, faire partie et qui nous écœure, mais dont nous ne pouvons pas nous détourner.
Cet univers semble très éloigné du mode de vie plus écologique et plus social que prône désormais la société. Est-ce un monde voué à disparaître ?
A.M. : Un tourisme de luxe écologique est en train de se développer. Si le contenu de la consommation change, sa forme sera inchangée : il y aura toujours une montée en puissance des marchés du luxe qui s’adaptera pour attirer les classes les plus riches et de plus en plus nombreuses. Seule une politique de redistribution du capital permettrait d’endiguer ce phénomène.
Quelle est votre principal message dans ce livre ?
A.M. : Ce que j’appelle le « capital féminin » où tout tourne autour de la beauté des femmes dans la vie nocturne des VIP. Alors que les hommes peuvent s’enrichir grâce à l’utilisation stratégique des filles comme les propriétaires de clubs, dont beaucoup étaient d’anciens promoteurs, devenus millionnaires, et les clients qui tissent des liens sociaux précieux entre eux ; les femmes ne capitalisent pas sur la valeur de leur beauté. Prenez l’exemple des yachts sur le port de Saint-Tropez : chacun doit avoir ses « yachts girls », mais elles sont pour la plupart jetables et interchangeables. Ces dernières participent à la soirée, entre caviar et champagne, mais sont elles-mêmes exclues des flux de capitaux qu’elles génèrent. Pour moi, il s’agit d’un monde dirigé par des hommes, pour des hommes et sur des filles.
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