Oui la réindustrialisation de la France est possible ! Le luxe participe activement à ce phénomène sur l’ensemble de l’Hexagone. Face à une demande très soutenue, le secteur du luxe n’a cessé en effet d’embaucher et d’augmenter ses capacités de production en créant de nouveaux sites dans l’Hexagone. La formation est également au cœur des préoccupations des Maisons de luxe qui sont un atout majeur pour la France dans son image d’excellence à l’international.
Rencontre à Paris avec Madame Bénédicte Epinay, Déléguée Générale du Comité Colbert depuis mars 2020.
Comment expliquez-vous que le succès des géants du luxe met la filière sous tension ?
La filière est sous tension car 20 000 emplois de production sont à pourvoir à un moment où les ventes de nos Maisons dépassent bien souvent les records de 2019. Voilà plusieurs années déjà que nos membres rencontrent des difficultés de recrutement d’artisans hautement qualifiés dans ces métiers d’excellence. En 2009, le rapport de la sénatrice Catherine Dumas préconisait déjà des « états généraux des métiers d’art, d’excellence et du luxe, et les savoir-faire traditionnels ». Plus récemment, le député Philippe Huppé et sa collègue Barbara Bessot Ballot viennent également de produire un rapport alarmant qui se conclut par un catalogue de 34 propositions à destination des artisans d’art.
Force est de constater que malgré ces travaux de qualité, nous n’arrivons toujours pas à attirer suffisamment de jeunes vers nos métiers. Non seulement ceux-ci souffrent du manque de visibilité auprès des jeunes générations mais ils pâtissent également d’une image négative, liée à la dévalorisation persistante du travail manuel. La jungle des formations apporte également de la confusion dans le choix d’orientation des élèves. Aux termes d’une étude que nous venons de mener en interne, nos maisons nous disent en outre qu’une fois diplômés, les candidats potentiels à l’embauche sont « insuffisamment formés et qualifiés. »
Quelles sont les initiatives prises pour faire face à cette pénurie de main-d’œuvre qualifiée ?
Conscients de ces difficultés, seize membres du Comité Colbert ont créé leur propre école pour former leurs artisans comme la loi leur en offre maintenant la possibilité. Ainsi, Hermès a ouvert son école de savoir-faire, agréée par l’Éducation Nationale, qui délivre un CAP de maroquinerie. Chanel a créé 19M pour rassembler l’ensemble de ses entreprises dédiées aux métiers d’art au Nord de Paris au sein desquelles de nombreux apprentis sont formés. De son côté, LVMH investit chaque année jusqu’à 120 millions d’euros pour la formation dont 36 % en France. Dans les vins et spiritueux, la Maison de cognac Martell a créé un programme qui délivre un certificat qualification professionnel (CQP) d’Ouvrier viticole spécialisé à l’issue d’une formation en alternance de 15 mois. Je pourrais citer d’autres exemples d’écoles à l’image de celles de Cartier, Van Cleef & Arpels et Longchamp. Au global, 10 à 13 % des effectifs des Maisons de luxe françaises sont des collaborateurs en formation. J’insiste sur le fait que ces emplois sont durables car notre secteur est porté par une dynamique forte. Qui plus est, de nombreuses années sont parfois nécessaires pour maitriser les savoir-faire. D’où l’importance de préparer le plus tôt possible la transmission aux jeunes générations.
C’est aussi le sens donné à notre participation au Campus des métiers d’art et du design au sein du Mobilier National qui valorise les formations depuis la voie professionnelle jusqu’au niveau de recherche au plus près des besoins des entreprises de la filière. Un certain nombre de nos maisons vont d’ailleurs y présenter des démonstrations de savoir-faire rares à l’occasion des prochaines JEMA (Journées Européennes des Métiers d’Art) à la fin du mois de mars. C’est enfin l’objectif d’un numéro spécial de Connaissance des arts dédié à la relève dans nos maisons que nous publions également à la fin de ce mois-ci.
Nous sommes conscients qu’orienter les jeunes vers nos métiers de production requiert un travail de visibilité et de séduction à faire dès le plus jeune âge, notamment au moment du stage de 3ème où les adolescents sont pour la première fois confrontés au monde du travail. Dans ce contexte, nous avons été séduits par l’initiative prise par l’association « Viens voir mon taf » (dont l’objectif est de fournir des stages de 3ème aux jeunes de quartiers défavorisés) et à son nouveau projet « viens voir mon atelier » que nous allons essayer de déployer parmi nos membres.
Quelles sont vos propositions pour revaloriser ces métiers d’art auprès de la population ?
Nos métiers de production sont trop peu connus et valorisés auprès du grand public. A l’âge de 17 ans, un jeune connaît en moyenne 7 métiers. Le chantier est donc immense. A cela s’ajoutent des années de culture du « passe ton bac d’abord » qui conduisent des générations de parents à pousser leurs enfants dans l’enseignement général même quand ils n’y trouvent pas la réussite ou l’épanouissement. La situation est telle aujourd’hui que les départs en retraite dans nos maisons ne parviennent plus à être compensés par les recrutements de jeunes artisans.
Face à ce défi majeur, de nombreuses pistes sont envisagées qui doivent également prendre en compte la situation des artisans isolés. Nous avons pris la décision d’organiser à l’automne des Etats Généraux des métiers d’art afin de confronter les positions et d’esquisser des solutions. Lisibilité des formations, programmes d’enseignements, TVA réduite, tout devra sans doute être discuté.
Sur le modèle de notre association italienne sœur, Altagamma, nous allons également réfléchir à reproduire en France un programme développé là-bas qui consiste pour chaque entreprise à parrainer une école. Nous avons également porté devant la Présidente de la Commission européenne, Ursula van Der Leyen, un projet de Maitre d’art européen à l’image de ce qui existe en France depuis 1994 pour faire de nos artisans des modèles pour nos jeunes. Cette distinction s’inspire également du modèle des « Trésors nationaux vivants » du Japon.
Les métiers d’art souffrent également en France d’être dans l’angle mort des politiques gouvernementales, à mi-chemin entre les ministères de la Culture, de l’Economie et de l’Industrie mais aussi d’autres acteurs concernés (collectivités territoriales, chambres consulaires, organisations professionnelles, syndicats, etc).
Vous négociez actuellement une nouvelle législation relative à la propriété intellectuelle et les services numériques, le Digital Services Act – DSA. La contrefaçon fait-elle toujours partie de nos enjeux ?
C’est un projet important en effet car les derniers chiffres sur la contrefaçon montrent une réduction du nombre d’articles de contrefaçon (72 millions en 2019 à comparer avec 91 millions en 2018) mais un maintien de leur valeur globale à quelque 2,4 milliards d’euros. Ce qui témoigne d’un changement du mix avec une diminution de la contrefaçon de produits moins chers au profit du développement d’articles onéreux, chaussures, accessoires et vêtements. On parle au plan mondial de 464 milliards de dollars d’articles contrefaits, soit environ 2,5 % du commerce mondial ! D’où notre vigilance absolue dans le trilogue européen qui s’est engagé depuis le mois de janvier sur le Digital Services Act. Il est trop tôt pour vous en donner l’issue.
Mais ce n’est pas notre seul sujet de vigilance. D’autres textes sont en discussion s’agissant du règlement sur la distribution sélective ou de la menace de l’inclusion de l’argent dans les substances extrêmement préoccupantes. A chaque fois, nous n’avons de cesse de répéter les spécificités de notre secteur.
Le développement durable figure-t-il parmi vos préoccupations ?
Absolument et depuis longtemps. Nous considérons que les notions de durabilité et de respect propres à la RSE sont intrinsèques à nos maisons. Nous avons d’ailleurs publié l’an passé notre premier rapport RSE qui témoigne de l’engagement de toutes nos maisons sur toutes les thématiques du développement durable. Un deuxième opus paraitra cette année dans le cadre d’un partenariat que nous avons noué avec l’Université de la Terre qui se tient en novembre prochain à L’UNESCO. Le développement durable est déjà et sera encore davantage à l’avenir un formidable moteur d’innovations et de créativité pour nos maisons. Notre vigilance consiste à anticiper l’évolution de la réglementation pour que celle-ci n’entrave pas cet élan mais qu’elle l’accompagne au mieux.
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