Le discret intermédiaire de Roman Abramovitch pour investir dans des start-up

Le fonds de capital-risque Target Global a géré des dizaines de millions de dollars pour l’oligarque russe Roman Abramovitch et l’a aidé à prendre des participations dans certaines des plus grandes start-up européennes.

Article de Iain Martin pour Forbes US – traduit par Flora Lucas

L’oligarque russe Roman Abramovitch a discrètement investi 63 millions de dollars dans plusieurs startups européennes grâce à la société de capital-risque londonienne Target Global, selon un ensemble de documents examinés par Forbes. Le fonds de capital-risque, qui a levé plus de 3,2 milliards de dollars de capitaux et soutenu au moins 15 licornes technologiques européennes, dont la fintech Revolut et le marché de l’automobile Cazoo, a compté sur Roman Abramovitch en tant que co-investisseur et commanditaire de 2015 à 2021, selon les documents examinés par Forbes. Le Royaume-Uni a ensuite sanctionné l’oligarque en mars 2022 après l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Les investissements précédemment non déclarés apparaissent dans des documents appartenant à Meritservus, un fournisseur de services offshore basé à Chypre, qui ont fuité avant d’être partagés anonymement avec l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) et ses partenaires, dont Forbes. Ces documents révèlent les rouages de la relation entre Roman Abramovitch et Target Global, société cofondée par le fils d’un autre oligarque aujourd’hui sanctionné, Alexander Frolov.

Roman Abramovitch a investi plus de 63 millions de dollars dans plusieurs start-up européennes

Les documents montrent que Roman Abramovitch a investi plus de 63 millions de dollars, soit en tant que commanditaire, soit par l’intermédiaire de sociétés spécifiques que Target Global a présentées pour des investissements entre 2015 et 2021. En 2018, Roman Abramovitch a investi 25 millions de dollars en tant que commanditaire « stratégique » dans l’un des premiers fonds de Target, Target Global Mobility 2.0, selon un contrat de souscription pour le fonds. Ce chèque représentait environ un cinquième des actifs totaux du fonds qui s’élèvent à 132 millions de dollars, selon la base de données d’investissement Preqin.

L’argent de Roman Abramovich a été utilisé pour les investissements de Target dans la société européenne de scooters Circ en 2019 (qui a été rachetée en 2020 par la start-up américaine Bird, qui s’est récemment déclarée en faillite) et dans la licorne allemande de voitures d’occasion Auto1 en 2015. Les documents montrent également qu’une autre société-écran de Roman Abramovitch, Ervington, était actionnaire d’Auto1 et qu’elle a donné une procuration à Target Global pour voter sur des affaires courantes telles que les rémunérations des nouveaux cadres.

La licorne allemande Auto1 a confirmé les investissements de Target et d’Ervington et a indiqué que ces investissements avaient eu lieu plusieurs années avant les premières sanctions. La société Auto1 a été cotée à la Bourse de Francfort pour 2,2 milliards de dollars en février 2021, ce qui en fait l’une des start-up allemandes les plus en vue de ces dernières années. Cependant, la participation de Roman Abramovitch dans la société par l’intermédiaire de Target et d’Ervington n’a pas été divulguée aux investisseurs dans le prospectus d’introduction en bourse de janvier 2021 (Auto1 a déclaré que la loi allemande n’exige pas que les actionnaires détenant une participation inférieure à 3 % soient divulgués dans un prospectus d’introduction en bourse). Toutefois, la société Ervington a été citée comme actionnaire dans un document d’Auto1 sur les investisseurs datant de janvier 2021 qui a été inclus dans les documents divulgués. Roman Abramovitch a cédé une partie de sa participation dans Auto1 à une entité ad hoc de Target par le biais d’une vente privée en septembre 2021, selon les procès-verbaux de la société Ervington.

Selon les documents divulgués, Roman Abramovich et ses holdings ont également prêté des dizaines de millions de dollars à des sociétés à finalité spécifique de Target pour acheter indirectement des participations dans des start-up. Par exemple, entre 2020 et 2021, Roman Abramovich a accordé à Target Global une série de prêts d’un montant total de 23,5 millions de dollars pour investir dans l’application de santé féminine Flo, une application londonienne de suivi des règles qui compte plus de 300 millions d’utilisateurs, selon les contrats conclus entre Target et Norma. En mai 2017, l’oligarque a prêté à la structure d’accueil Helium de Target 10 millions de dollars pour acheter une participation dans Delivery Hero, une startup de livraison de nourriture basée à Berlin, dont la capitalisation boursière atteint désormais 7,1 milliards de dollars à la Bourse de Francfort. Delivery Hero a déclaré qu’aucune sanction n’avait été prise à l’encontre d’un actionnaire au moment de son introduction en bourse en 2017. Flo and Bird n’ont pas souhaité réponde aux demandes de commentaires de Forbes.

2 % des actifs sous gestion de Target Global

Le conseil patrimonial de l’oligarque a également rédigé un contrat non signé pour que le fonds Target global, désormais basé à Londres, gère l’investissement personnel de Roman Abramovitch dans la société britannique de semi-conducteurs Compound Photonics. Target Global devait percevoir 4 % du produit de la vente de ces investissements directs, selon un accord de conseil conclu en décembre 2021 entre Roman Abramovitch et la société mère de Target Global, Hyde Park Special Opportunities. Yaron Valler, partenaire de Target Global, a ensuite dirigé Compound Photonics.

Target Global a déclaré que les investissements de Roman Abramovich représentaient 2 % de ses actifs sous gestion et que ceux-ci se limitaient à un fonds et à l’introduction d’un petit nombre de co-investissements. « Ces investissements ont tous été réalisés des années avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, à une époque où Roman Abramovitch était un investisseur de premier plan dans la technologie, le capital-investissement, l’immobilier et le sport en Europe et au Royaume-Uni », a déclaré Seda Ambartsumian, porte-parole de Target, dans un communiqué. « La société Target compte plus de 200 partenaires différents et respecte la réglementation de nombreuses juridictions à travers le monde. Notre équipe juridique et de conformité a mis en place des systèmes de sanctions et des contrôles étendus pour garantir la conformité avec les lois applicables dans toutes les juridictions où nous opérons. »

Roman Abramovitch n’a pas souhaité répondre aux demandes de commentaires de Forbes.

La société londonienne n’est pas le seul fonds de capital-risque à entretenir des liens avec Roman Abramovitch. L’oligarque est également connu pour avoir soutenu la société russe Impulse VC et le fonds Altair Capital, basé à San Francisco. Impulse VC n’a pas souhaité répondre aux demandes de commentaires de Forbes. Altair a déclaré que Roman Abramovich n’était ni investisseur ni actionnaire en mars 2022.

Sanctionné par le gouvernement britannique et l’Union européenne

De nombreux investisseurs américains ont évité les capitaux des oligarques russes, en particulier après que près de 100 d’entre eux, dont Roman Abramovich, ont été cités en août 2018 dans Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act , qui visait à punir la Russie pour son ingérence dans l’élection américaine de 2016. Roman Abramovich, cependant, acheminait souvent ses investissements dans des start-up, des fonds spéculatifs et des fonds de capital-investissement par l’intermédiaire de sociétés-écrans exploitées par ses partenaires commerciaux chypriotes, selon les fichiers FinCEN, une base de données de dossiers bancaires soumis aux autorités américaines qui ont été divulgués aux journalistes en 2020.

Les dirigeants de Target Global connaissaient toutefois l’identité de leur partenaire milliardaire, grâce à une lettre de 2018 du fournisseur de services offshore Meritservus confirmant l’identité de Roman Abramovitch au fonds pour se conformer aux règles de conformité en matière de blanchiment d’argent. Selon plusieurs sources, le personnel de Target Global ignorait que Roman Abramovich était un associé commanditaire dans au moins un fonds de Target Global, et que Target Global avait servi de courtier pour ses investissements dans des start-up et avait co-investi avec lui par l’intermédiaire d’entités ad hoc.

Roman Abramovitch a été sanctionné par le gouvernement britannique et l’Union européenne en mars 2022 pour son soutien et ses liens présumés avec le président russe Vladimir Poutine à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. La guerre a incité les entreprises et les investisseurs occidentaux à couper les ponts avec la Russie et son élite fortunée qui a bâti d’énormes fortunes lors de la privatisation des ressources naturelles du pays, parfois grâce à leurs liens présumés avec le Kremlin. Roman Abramovitch a tenté de faire annuler les sanctions de l’Union européenne devant les tribunaux, affirmant qu’il n’entretenait pas de liens étroits avec le président russe Vladimir Poutine ou le Kremlin. Sa demande d’annulation des sanctions a été rejetée en décembre 2023. Il n’a pas contesté les sanctions britanniques.

Alors que les 63 millions de dollars investis par Roman Abramovitch dans Target Global ne représentaient qu’une petite fraction de la fortune de 21 milliards de dollars de l’oligarque en 2021, sa fortune a depuis chuté à 9 milliards de dollars, en partie en raison des sanctions internationales et du ralentissement de l’économie russe.

Target Global entretient des liens avec d’autres oligarques russes

Target Global est également en lien avec d’autres oligarques russes. Le cofondateur et ancien PDG Alex Frolov est le fils de l’oligarque Alexander Frolov, qui a bâti une fortune de 2,6 milliards de dollars à la tête du plus grand producteur d’acier russe, Evraz, et qui a été sanctionné après le début de la guerre en novembre 2022. Roman Abramovitch a également détenu une participation de 29 % dans le sidérurgiste russe Evraz, dont Frolov Sr. était le PDG, entre 2007 et 2021, selon les documents d’entreprise d’Evraz.

La société Target a été créée à Moscou sous le nom de Target Ventures par Frolov Jr. et le gestionnaire de fonds russe Mike Lobanov en 2012, après qu’ils aient travaillé ensemble à Rosatom, l’entreprise publique russe d’énergie nucléaire. En 2015, ils se sont internationalisés en intégrant les investisseurs israéliens Yaron Valler et Shmuel Chafets en tant que cofondateurs de Target Global. Bien que le nouveau fonds soit initialement basé à Berlin, Target Global a conservé ses liens avec les oligarques russes. « Les fonds familiaux dans l’entreprise fonctionnent et donnent confiance à nos investisseurs. Ils leur montrent que j’ai un intérêt personnel dans le succès de ces investissements », a déclaré Frolov Jr. au journal économique russe Vedomosti lors d’une interview en 2018.

Mike Lobanov, qui avait précédemment travaillé pour le gestionnaire de fonds russe Alfa Capital, a déclaré au Wall Street Journal en 2015 que le capital du fonds, qui s’élevait alors à 300 millions de dollars, provenait de riches familles russes, mais il a nié que les bailleurs de fonds de Target avaient des liens avec Vladimir Poutine. « Aucun de nos partenaires n’est lié d’une manière ou d’une autre à la politique du gouvernement », a déclaré Mike Lobanov.

Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, Target Global semble avoir pris ses distances avec la Russie. L’entreprise a déclaré avoir fermé son bureau de Moscou peu après l’invasion. En mars 2022, le cofondateur Yaron Valler a acquis les parts de Frolov Jr. et de Mike Lobanov dans l’entreprise, selon un courriel de Target Global obtenu par Forbes. Le document ne précise pas le montant payé par Yaron Valler. Le seul autre propriétaire est l’épouse de Shmuel Chafets, qui détient des actions à des fins de planification fiscale, selon le courriel signé par Pedros Barros, responsable de la collecte de fonds et des relations avec les investisseurs chez Target.

« Les fonds familiaux dans l’entreprise fonctionnent et donnent confiance à nos investisseurs. Ils leur montrent que j’ai un intérêt personnel dans le succès de ces investissements. »

Alex Frolov, cofondateur de Target Global

Le courriel indique également qu’entre avril et juin 2022, Target a racheté les parts du père milliardaire d’Alex Frolov, qui avait investi dans les fonds de Target Global. En novembre 2022, Frolov Sr. a été sanctionné par le gouvernement britannique pour ses liens avec le Kremlin et son soutien à l’économie de guerre de Vladimir Poutine via sa participation dans le géant de l’acier Evraz (il n’a pas contesté publiquement les sanctions). La sanction imposait un gel des avoirs qui aurait eu un impact sur les avoirs internationaux de Frolov Sr. En mai 2022, Frolov Jr. s’est retiré du fonds, puis a officiellement démissionné le jour où son père a été sanctionné par le gouvernement britannique. Frolov Jr. n’a pas souhaité répondre aux demandes de commentaires de Forbes.

Dans une déclaration sous serment déposée lors d’un litige en Allemagne en mars 2022, Pedros Barros a souligné que Target Global n’avait aucun lien avec le gouvernement russe. « Vladimir Poutine n’avait aucune influence sur le capital de Target Global et n’en a jamais eu », a indiqué Pedros Barros.

Bien que Target Global ait publiquement tenté de minimiser ses liens avec la Russie, une série d’affaires judiciaires et de transactions suggèrent l’existence d’autres liens que ceux de la famille Frolov. Lors d’un litige en octobre 2023 concernant une société du portefeuille de Target Global, qui a ensuite été rejetée, le fonds a confirmé que l’oligarque sanctionné Alexander Abramov, un partenaire commercial de Frolov Sr. et de Roman Abramovitch, était un ancien investisseur dans ses fonds. Target Global a déclaré qu’Alexander Abramov s’était également vu racheter sa participation dans le fonds.

Alexander Abramov et Roman Abramovich sont également investisseurs dans le groupe de télécommunications Truphone, basé au Royaume-Uni, qui vend des cartes SIM pour les appels à l’étranger. Après que Roman Abramovich a été sanctionné en mars 2022, un directeur principal de Truphone a démissionné, mais Yaron Valler, partenaire de Target Global, a continué à siéger au conseil d’administration de l’entreprise jusqu’en décembre 2022.

Truphone perdait de l’argent lorsque Hakan Koc, cofondateur de Target et de la société Auto1 du portefeuille de Roman Abramovich, a proposé d’acquérir ses actifs pour 1,26 dollar. La tentative d’acquisition de Hakan Koc a d’abord été bloquée par un examen au titre de la nouvelle loi britannique sur la sécurité nationale et l’investissement (National Security and Investment Act), car l’on craignait que les données de l’entreprise puissent être exploitées ou que sa technologie puisse être utilisée pour perturber le réseau mobile britannique. Elle a ensuite été approuvée en janvier 2023.

« Je suis heureux que nous ayons pu sauver cette grande entreprise technologique [TruPhone] et en faire un employeur et un contribuable important au Royaume-Uni », a déclaré Hakan Koc.

Aujourd’hui, des cofondateurs de Target Global, il ne reste plus que Yaron Valler et Shmuel Chafets. Après la démission de Frolov Jr. en novembre 2022, son ancien partenaire commercial Mike Lobanov s’est également retiré. Il est aujourd’hui PDG de The Alternative, un gestionnaire de fonds issu de l’une des sociétés chypriotes de Target.

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