Note de la rédaction : c’est une interview en guise d’héritage – ou de testament, c’est selon. Le 14 novembre, nos journalistes Théodore Laurent et Maurice Midena ont rencontré le ministre du Budget d’alors, actuellement démissionnaire, Laurent Saint-Martin. L’enjeu : parler du budget donc, alors qu’une crise couvait sur fond de « dérapage », et faire le bilan de la politique de l’offre menée et défendue par l’exécutif depuis 2017. Une grande discussion de fond, caduque si on s’en tient à l’actu, mais passionnante si on veut analyser, comprendre, et discuter la politique économique du pays. Nous la publions sur notre site dans son intégralité. Elle est également à retrouver dans notre magazine, en kiosque, jeudi 10 décembre.
Alors que le budget 2025 est étudié par le Parlement, et que l’Assemblée nationale a entamé une longue commission d’enquête sur le « dérapage budgétaire », le ministre du Budget a accordé un long entretien à Forbes France. Depuis la forteresse de Bercy, il défend l’important effort de réduction des dépenses publiques voulu par le gouvernement et continue à soutenir la politique de l’offre menée par l’exécutif.
Un article issu du numéro 29 – hiver 2024, de Forbes France
Comment vivez-vous l’examen des textes budgétaires, alors qu’aucun groupe ne parvient vraiment à s’entendre ?
L.S.M. : Il est essentiel que le Parlement puisse débattre librement du budget, c’est pour cela que j’étais opposé à un 49-3 dès le départ. Il faut que chaque groupe puisse présenter ses amendements et les défendre. Cependant, la copie de l’Assemblée nationale ne respectait pas du tout la volonté initiale du gouvernement : faire un effort de redressement des comptes sans rentrer dans un enfer fiscal. D’un bloc à un autre, chacun a essayé d’imposer sa propre copie et à la fin, ça ressemble à un budget de Frankenstein, entre un matraquage fiscal à gauche, et la fin de la contribution à l’Union européenne à l’extrême droite. Et donc le bloc central a dû rejeter en responsabilité ce texte car il n’était pas conforme au cadre posé.
Vous êtes donc opposé au 49-3 mais allez devoir l’utiliser ?
L.S.M. : Idéalement nous préférerions l’éviter. Mais regardez la première lecture à l’Assemblée nationale. Elle était tout à fait inacceptable pour nous et heureusement, elle n’a pas été votée. Le Sénat s’est saisi du texte et une commission mixte paritaire se réunira pour trouver un accord. À l’issu de ces échanges, nous verrons si la copie du Parlement respecte nos objectifs : ramener le déficit public à 5 % du PIB, d’abord par la baisse de la dépense publique.
Le budget actuellement en examen repose sur des prévisions de croissance et de recettes pour 2025. Mais comment évaluez-vous ces prévisions au regard des mauvaises prédictions de 2023 et 2024 ?
L.S.M.: Les prévisions de croissance sont particulièrement difficiles à estimer dans un contexte aussi incertain. Je signale que nous ne sommes pas les seuls à avoir rencontré des écarts de prévision. Nous avons à cet égard installé un comité scientifique pour améliorer notre pilotage des prévisions de finances publiques. Il est aussi vrai que la prévisibilité a été mise à rude épreuve ces dernières années avec des chocs comme la crise du Covid et la crise inflationniste liée à la guerre en Ukraine. C’est l’élasticité croissance et recettes qui est difficile à évaluer. En 2021 et 2022, les recettes étaient supérieures à celles attendues, en 2023 et 2024, elles étaient inférieures.
Actuellement, le budget s’appuie sur une prévision de croissance de 1,1 %. Mais l’OFCE estime que le texte, s’il était appliqué tel quel, pourrait compromettre la croissance française jusqu’à 0,8 point de PIB…
L.S.M. : Je considère que le budget est un texte pro-croissance et pro-activité. Nous assumons baisser la dépense publique plus fortement parce que le déficit est trop important. Nous le faisons en estimant que cela ne va pas grever la croissance plus que nous ne l’estimons, à savoir autour de 0,1 point. Il peut y avoir des divergences d’appréciation. Je rappelle qu’en avril dernier, l’OFCE estimait la croissance 2024 à 0,5 %, alors qu’ils rejoignent désormais la prévision du Gouvernement à 1,1 %. Cela montre qu’il s’agit d’un exercice difficile dans la période actuelle. Mais on continue d’investir – le plan France 2030 l’atteste –, et nous poursuivons notre politique de l’offre. Nous ne faisons pas de virage à 180°. Il y a certains domaines où nous réduisons la dépense publique, car nous ne pouvons plus avoir ce même niveau d’intensité dans l’aide publique vis-vis de l’économie, c’est aussi simple que ça. Mais ce n’est ni un virage ni un renoncement. Nous restons une économie dans laquelle il fait bon investir. Il ne faut pas confondre ralentissement et revirement.
Vous avez d’ailleurs réfuté le terme de « politique d’austérité » pour qualifier votre plan de réduction. Pourtant, vous envisagez de réduire les dépenses publiques de 60 milliards d’euros, ce qui correspond à près d’un cinquième des recettes du budget précédent. Nombreux sont les députés, proches de votre camp, qui défendent des réductions plus étalées dans le temps…
L.S.M. : Oui, c’est ce qu’on dit depuis longtemps, et c’est comme ça qu’on n’arrive jamais à assainir nos finances publiques. Je crois qu’à un moment donné, il faut assumer que notre pays dépense trop, et que nous avons besoin de refroidir sa dépense publique. Il faut le faire intelligemment. Mais la France ne doit pas être le dernier pays européen à savoir redresser ses comptes. Si vous ne redressez pas vos comptes, vous n’avez pas d’avenir : vous ne pouvez pas investir. Mendès France disait qu’« un pays qui ne sait pas assainir ses comptes est un pays qui s’abandonne ». C’est donc notre priorité. Et si vous ne le faites pas dès le budget 2025, il y a deux risques : d’abord, que vous ne teniez pas votre trajectoire de retour sous les 3 % de déficit. 3 %. 3 %, c’est le début de stabilité de notre dette. Ensuite, le poids de la charge de la dette risque d’étouffer les capacités de l’État à financer nos politiques publiques. Il est hors de question de rentrer dans un cercle vicieux à cause de notre endettement. Un effort de 60 milliards, c’est une nécessité de choisir pour ne pas se faire imposer demain des choix extrêmement douloureux. Aujourd’hui, la charge de notre dette représente 52 milliards d’euros. C’est un des principaux budgets de l’État. Vous imaginez les services publics que nous pourrions financer sans cette dépense ? L’autre enjeu est de montrer à ceux qui financent notre dette que nous sommes capables d’agir en responsabilité et de tenir nos objectifs.
Sur la question des sanctions des marchés financiers et les dégradations de notes de la France : en avril dernier, les analystes d’UBS estimaient qu’une dégradation de la note française renchérirait les taux d’intérêt de 0,05 à 0,07 %, par rapport au niveau des emprunts allemands. Dans la dernière décennie, les faits semblent confirmer la décorrélation entre notation et taux d’intérêt souverains. Est-ce vraiment la peine de demander un tel effort de rigueur budgétaire, alors qu’aucune menace ne semble émaner des marchés financiers ?
L.S.M. : Certes, mais là vous parlez du « spread » [écart des taux entre France et Allemagne]. Mais si vous prenez le choc de taux en lui-même, avec 1 point en plus de taux d’intérêt, vous vous retrouvez avec une charge de la dette qui monte de 3 milliards l’an prochain, de 20 milliards d’ici cinq ans, et de 30 dans neuf ans. Si l’on dérape encore, cela nous coûtera très cher collectivement. Et pour le moment, notre effort ne ramènerait notre déficit qu’à 5 %. Un niveau auquel notre endettement continuerait d’augmenter. Et cela met aussi en jeu, non seulement nos engagements européens, mais également le leadership de la France sur le continent. N’oublions pas une chose : si nous venions à voir notre note dégradée massivement par les agences de notation, cela se traduirait dans les coûts de financement des entreprises et nous n’accueillerions pas non plus le même type d’investisseurs, et nous pourrions avoir un choc de taux qu’il nous faut éviter. Encore une fois, je ne vois pas pourquoi la France serait le seul pays à ne pas pouvoir redresser la trajectoire de ses comptes publics. La solution de facilité serait de dire « on ne vise pas 5%, on reste à 6%».Mais nous ne sommes pas seuls. Il faut aussi donner des gages de crédibilité et avoir le courage de le faire.
Le chômage devrait lui aussi augmenter, en lien avec le coup de vis budgétaire selon l’OFCE. N’est-ce pas un problème ?
L.S.M. : Oui, et c’est pour cela que nous avons besoin de générer de la croissance et de l’activité, et cela passe aussi par des réformes structurelles. On ne va pas uniquement régler nos problèmes avec ce budget. On va aussi le faire en remettant la France au travail, en mettant en place un certain nombre de réformes de structure, en continuant à avoir une politique de l’offre. Mais ce n’est pas ce budget qui va faire exploser le chômage ! Et il y a un ralentissement de l’activité qui n’est pas que français. D’ailleurs, la croissance de la France est plutôt résiliente, quand on la compare au reste de l’Europe.
En 2022, des chercheurs lillois ont chiffré à près de 160 milliards d’euros par an les aides publiques à destination des entreprises, ce qui en ferait le premier poste du budget de l’État, avec des succès discutables. Pourquoi défendre contre vents et marées la politique de l’offre telle qu’elle est mise en place pour le gouvernement ?
L.S.M. : Parce que je crois profondément que c’est elle qui nous permettra durablement de résoudre notre problématique des finances publiques. La politique du président de la République depuis sept ans, c’est une baisse du chômage, une hausse de l’activité, c’est le pays le plus attractif d’Europe depuis cinq ans. Tout ça il faut le poursuivre. Il n’y a pas un Français qui regrette que le chômage baisse, ni que des usines rouvrent en France après plus de deux décennies de désindustrialisation. Mais si vous accélérez trop à l’inverse, vous créez une spirale récessive. C’est un équilibre, et je pense que nous l’avons trouvé. La politique de l’offre est un investissement, c’est normal qu’elle ait un coût pour les finances publiques. Mais si ce coût devient trop important par rapport à ce que l’État peut assumer, dans ce cas, vous risquez de faire déraper vos comptes et d’arriver dans une situation de déficit chronique. Nous devons conserver une politique qui favorise l’activité tout en veillant à nos finances. Je vous l’accorde : c’est un chemin de crête, entre une politique de l’offre efficace et une réduction de nos dépenses publiques. Mais je pense que ce chemin est accessible.
Mais sur les résultats de la politique de l’offre, il y a quand même deux points importants : d’une part, cela n’a pas empêché une baisse de la productivité en France depuis 2019. D’autre part, la baisse de cotisation sur les bas salaires a favorisé une « smicardisation » des salaires. Comment y remédier ?
L.S.M. : Vos deux points sont très justes, et il faut y travailler. La question est comment, à quel rythme, et quelles en seront les conséquences ? Sur la productivité, je suis très ouvert : je pense qu’il faut travailler plus dans ce pays. Pour le reste, le gouvernement est ouvert, nous travaillons actuellement avec la ministre du Travail pour améliorer la productivité de nos entreprises. Au sujet des allègements de charges, qui représentent 80 milliards d’euros, avec des effets problématiques que sont, d’une part, l’emballement de cette dépense et, d’autre part, les trappes à bas salaire. Il faut revoir ce système des allègements généraux, avec comme inspiration le rapport Bozio-Wasmer. Là où on a un débat, c’est sur la question du risque de perte d’emplois en faisant le choix de rehausser le coût du travail. Et on revient au même point sur ces sujets : nous sommes sur un chemin de crête.
Une solution, défendue par des économistes à gauche, pourrait aussi être la « conditionnalité » des aides aux entreprises, en fonction de leur efforts d’investissement et d’augmentation des salaires. L’envisagez- vous ?
L.S.M. : C’est un vieux débat et c’est une idée qui n’a jamais fait ses preuves. Personnellement, je pense qu’il faut proposer des mesures lisibles pour les entreprises. Si vous allégez les charges, c’est pour donner de l’oxygène pour investir, pour embaucher…
Mais ça ne se traduit pas toujours par de l’embauche et de l’investissement. Notamment pour les grandes entreprises qui préfèrent augmenter le dividende versé aux actionnaires…
L.S.M. : Si vous voulez piloter les comportements d’investissement à la place des entreprises, de la même façon que vous voulez piloter les comportements de consommation des particuliers par la fiscalité, à la fin, les effets sont souvent très déceptifs. Nous ne sommes pas dans une économie administrée et je ne veux pas qu’on le devienne. Il faut assumer que nous voulions une politique de l’offre ambitieuse. Je me suis toujours méfié de la conditionnalité des aides qui alourdit, complexifie, recrée de la norme, dans un monde qui en comporte déjà beaucoup, alors que les entreprises ont surtout besoin de visibilité.
Vous avez également mentionné l’importance d’améliorer l’efficacité des services publics comme source potentielle d’économies. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?
L.S.M. : Gagner en efficacité, c’est avant tout réformer les structures de coûts. Prenons l’exemple de la direction des finances publiques et du prélèvement à la source, mis en œuvre en 2018-2019. Ce dispositif a permis d’améliorer le recouvrement, l’expérience utilisateur et de réaliser des économies substantielles en termes d’effectifs. L’idée est de transformer en profondeur les services publics pour rendre la dépense publique plus efficiente. Cela nécessite des réformes de long terme, mais aussi un changement de culture : un bon ministre n’est pas forcément celui qui obtient un budget en hausse, mais celui qui améliore les services pour nos concitoyens avec moins de ressources. On peut faire mieux avec moins.
Nous traversons une période difficile pour le financement des start-up, avec des difficultés accrues à lever des fonds. Quel message souhaitez-vous envoyer aux entrepreneurs français, notamment ceux de la « start-up nation » ?
L.S.M. : Nous prévoyons des ajustements pour soutenir les jeunes entreprises innovantes, entre autres. La France reste un pays où il fait bon entreprendre et l’esprit entrepreneurial qui caractérise la french tech doit perdurer. Bien que le contexte global soit plus complexe, nous continuons à encourager l’entrepreneuriat et à veiller à ce que la conjoncture reste favorable pour les jeunes entreprises, même si la « private equity », n’est pas une donnée qui rentre directement en ligne de mire du PLF.
Quand on fait le bilan de la politique de l’offre, on a, certes, une hausse de l’attractivité de la France, et une baisse du chômage, mais aussi une partie de l’emploi toujours en danger, une croissance molle, un pays frappé par l’inflation, un déficit commercial toujours galopant, un déficit public énorme, et une dette qui s’est accrue. Tout cela en valait la peine ?
L.S.M. : Vous oubliez un point important dans votre analyse : la résilience de l’économie française par rapport à nos voisins. Nous avons maintenu l’activité, évité le chômage de masse et protégé nos entreprises. Maintenant, nous devons relancer l’activité tout en réduisant notre déficit, et cela passe par une baisse de la dépense publique. Il faut du courage pour maintenir cette trajectoire, mais c’est nécessaire pour l’avenir de notre pays.
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