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La Stratégie Du Moucharabieh

En cette époque de la transparence absolue, où les marques doivent montrer patte blanche pour se gagner les esprits, elles risquent d’y perdre les coeurs. Le mystère, qui suscitait les imaginations, est devenu suspect. Il faut pourtant le réhabiliter. Lui redonner ses lettres de noblesse. Et au Panoptique de Bentham auquel sont soumis les marques d’aujourd’hui, il faut opposer le Moucharabieh.

Mon Antarctique a toujours été celui de La Nuit des Temps de Barjavel.

Mystérieux. Intact. Impossiblement pur.

Jusqu’à ce qu’arrivent le réchauffement climatique et la fonte des pôles. Aiguisant les appétits scandinaves, russes et nord-americains pour des matières premières jadis inaccessibles. Ouvrant de nouvelles routes aux tankers pétroliers livrant le Japon. On y a gagné du temps. Beaucoup d’argent.

Mais on y a définitivement perdu le mystère.

Tous pressent les marques de suivre ce même chemin. Se mettre à nu. Faire fondre la banquise et dévoiler ses coulisses. Un Louis Vuitton révèle son savoir-faire en donnant accès à ses ateliers d’Asnières-sur-Seine. Un Chanel nous entraîne dans les méandres “backstage” d’une campagne marketing pour Rouge Coco. Et Guy Savoy permet l’incursion dans le Saint des saints : une cuisine trois fois étoilée où le secret d’une bonne “béarnaise” devient la chose la mieux partagée du monde sur Youtube.

Rien n’est plus périlleux. Plus décevant.

Comme ce jour où, pressant mon père d’expliquer un tour de magie m’ayant fait croire en l’impossible des années durant, j’ai balancé les cartes de dégoût. Déçu d’avoir été abusé par une supercherie si peu sophistiquée. Conscient, surtout, qu’ici s’arrêtait le merveilleux.

Comme s’arrêterait celui d’un Apple si l’on devinait quel serait son prochain produit. La mystique d’Apple tient pour partie dans son obsession du secret. Laissant les analystes chiner le moindre indice chez ses fournisseurs. Épluchant ses derniers brevets. Cherchant la vérité jusque dans la ponctuation des rares déclarations d‘un Tim Cook facétieux. Sauf fuite accidentelle, il faudra encore beaucoup fantasmer avant de savoir si le Projet Titan accouchera d’une rivale de Tesla. Et du fantasme à l’obsession, il n’y a qu’un pas, menant à l’Apple Store le plus proche où s’écoulent mensuellement six millions d’iPhone X.

Moins connue, l’histoire du prestigieux cabinet de conseil en stratégie Bain s’enracine, elle aussi, dans le mystère. Avant de faire partie de l’officieux Big Three, Bill Bain et ses troupes opéraient dans le plus grand des secrets, se limitant à un client par industrie et s’interdisant toute carte de visite. Fascinés, certains commencèrent à les surnommer le “KGB du Conseil,” précipitant dans leurs bras un nombre grandissant de clients aussi intrigués que soucieux de s’adjoindre leurs services avant la concurrence.

Le groupe de rap PNL, premiers français à faire la couverture de Fader, déchaînerait-il autant les foules des Tarterêts au Palais de Tokyo s’il ne refusait pas systématiquement les interviews où on leur ferait “tout dire” ?

 

 

Une marque, comme un amant, doit se doter d’un labyrinthe intérieur. Elle doit résister à la pression populaire lui intimant de “tout dire,” de tout mettre sur la table. En libre service. Parce que “ne pas tout dire” donne libre cours à l’imagination. “Ne pas tout dire” lui permet d’embarquer dans une relation aussi complexe qu’enivrante, imitant ainsi la courtisane Ninon de Lenclos pour qui l’amour n’a jamais péri de faim. Toujours d’indigestion.

D’où la question : jusqu’où faut-il aller dans son récit ? Comment savoir si l’on en dit “juste assez” ?

Il faut lire Hemingway. Imiter sa prose éparse. Concise. Pouvoir décrire un iceberg tout entier en n’en montrant que la pointe émergée. En somme, ne pas trop en faire. S’économiser dans le style, c’est faire preuve de générosité. Utiliser le minimum de mots pour dire le maximum. Concentrer toute sa force de frappe en un point. Le coeur.

Veillez, surtout, à ne pas verser dans l’autre extrême qui ferait s’ériger une muraille entre soi et les autres. Préférer le Moucharabieh, cette subtile fenêtre moyen-orientale, permettant a qui se trouvait derriere de voir sans être vu. Comme ces princesses des Mille et Une Nuits faisant languir des poètes réduits à imaginer le noir de leurs yeux.

Douce frustration ayant donné à la littérature arabe ses plus beaux poèmes.

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