Dans un papier fondateur publié en 1937, l’économiste Ronald Coase (*) s’interrogeait : « Pourquoi les firmes apparaissent-elles ? » Pourquoi les individus choisissent-ils de créer ou rejoindre une forme d’association durable plutôt que simplement échanger contractuellement des biens et services sur le marché ?
Pour Coase, la réponse se trouve dans les « coûts de transaction » qui rendent le marché inefficient. Ces coûts d’information, de prospection, de négociation ou de résolution des contrats peuvent être fortement réduits au sein d’une structure organisée ce qui justifie sa création. [Incertitudes] A contrario, l’établissement et le fonctionnement d’une firme nécessite des coûts de coordination qui croissent avec sa taille. Coase postule donc pour les firmes une taille d’équilibre au-delà de laquelle les inconvénients de l’intégration dépassent ses avantages.
Le déploiement d’Internet a profondément changé la donne. En supprimant les frottements, il diminue drastiquement les coûts de transaction. Cela a un impact structurel sur l’organisation des acteurs économiques. Des fonctions qui il y a peu étaient l’apanage exclusif de grandes entreprises sont désormais offertes par des indépendants.
Le secteur de la distribution illustre bien cette transformation. L’émergence des marketplaces est précisément un retour à un système d’échanges standardisés sur le marché. Les fonctions classiques du distributeur que sont la sélection des produits et fournisseurs, la négociation des prix et l’acheminement des produits perdent leur importance pertinentes ou sont standardisées.
Où sont les nouveaux avantages concurrentiels ?
Internet rebat les cartes. Les avantages concurrentiels d’hier, qui profitaient souvent aux plus gros, sont remis en question :
Le capital est devenu moins critique. D’abord parce que la disparition des frottements rend moins nécessaire de posséder son outil de production : les supply chain s’étendent jusqu’à Shenzhen et presque tout se loue ou se paie à l’usage. Par ailleurs l’accès au capital s’est démocratisé, le développement du private equity rend désormais possible pour une jeune société de lever des centaines de millions voire des milliards de dollars.
Le statut des marques est ambigu. Si une image d’exception (dans le luxe notamment) demeure un avantage durable, les autres attributs traditionnels des marques se dissolvent. La notoriété cesse ainsi d’être un facteur différentiant quand les réseaux sociaux permettent de toucher aisément des millions (milliards ?) de consommateurs. DollarShaveClub a pris en quatre ans 16% du marché US de la lame de rasoir en déplaçant des références vénérables comme Gillette, Wilkinson ou Schick. Enfin la confiance en une marque peut être avantageusement remplacée par les avis clients. C’est ce qui a permis à AirBnB de concurrencer les chaînes hôtelières.
Venons-en à la R&D. Bien sûr, toutes choses égales par ailleurs, un gros budget de R&D est meilleur qu’un petit. Mais il devient de plus en plus difficile d’investir sa R&D dans des projets qui font une différence. Procter&Gamble dépense 2 milliards de dollars par an en R&D qui ne l’ont pas protégé contre l’offensive de DollarShaveClub. Et la R&D se sous-traite en grande partie. Entre l’open source, les API, les plateformes ouvertes comme Amazon Web Services, on peut construire un service extrêmement innovant et performant pour un investissement dérisoire.
D’un autre côté, on voit émerger d’autres avantages concurrentiels adaptés à l’ère nouvelle :
Les effets de réseau sont sans doute les plus analysés. Facebook, LinkedIn, Twitter ou Tinder ont de la valeur pour nous parce que nos amis ou les personnes qui nous intéressent (ou vont nous intéresser) y sont présents. Difficiles à lancer, leur croissance devient inexorable dès qu’une masse critique est atteinte et que l’effet d’avalanche s’enclenche. Beaucoup plus que la taille de l’entreprise, le critère clé pour générer des effets de réseau est la connaissance fine des comportements des utilisateurs.
Les data sont souvent décrites comme le pétrole du 21e siècle. Il est vrai qu’elles sont la matière première du machine learning et qu’il vaut mieux un mauvais algorithme et des data riches qu’un bon algorithme et des data pauvres. Ici encore, la taille de l’entreprise n’est pas un critère d’accès aux data. On peut, ainsi que l’a démontré Waze, offrir une application utile à des millions d’utilisateurs pour obtenir une source fiable de données de forte valeur.
Dans un mode connecté, l’expérience client devient un facteur différenciant majeur. Elle est le principal test de confiance pour le client et constitue pour les entreprises un outil irremplaçable de fidélisation. A nouveau, la taille n’est pas ici un facteur d’excellence. Les attentes interminables pour parler à des call center désagréables et/ou incompétents sont plutôt l’héritage d’acteurs établis n’ayant pas perçu la nouvelle donne ; les nouveaux entrants « digital-native » savent faire de leur service client un actif stratégique.
Dernier avantage concurrentiel émergent : la conformité réglementaire devient stratégique aujourd’hui où les frontières s’estompent entre les différents secteurs et où de nouveaux entrants cherchent à perturber l’ordre établi. C’est dans ce dernier domaine que la taille continue d’être un facteur favorable ; particulièrement en France où la pression réglementaire et les liens entre grands groupes et haute administration sont plus forts qu’ailleurs.
Des nains forts comme des géants
Au global, les avantages liés à la taille tendent à s’estomper. La conséquence est que de nouveaux champions peuvent devenir des leaders mondiaux en termes d’impact et de création/captation de valeur tout en restant des entreprises de petite taille sur le plan des effectifs. Comme le dit le capital-risqueur Chris Dixon : « On relatively little capital, Instagram got to 100m users. Then WhatsApp got to 500m. Eventually, a solo entrepreneur will get to 1B users. » (Avec relativement peu de capital, Instagram a touché 100 millions d’utilisateurs. Puis WhatsApp est monté à 500 millions. Un jour, un entrepreneur seul atteindra le milliard d’utilisateurs.)
Walmart compte 2,3 millions d’employés quand Amazon n’en a que 340.000. Les effectifs de Marriott s’élèvent à 226.000 personnes alors qu’AirBnB n’en emploie que 5.000. WhatsApp sert plus d’un milliard d’utilisateurs avec seulement 50 ingénieurs. Record toutes catégories : l’éditeur de jeux vidéo finlandais Supercell génère 2,1 milliards de dollars de chiffre d’affaires avec seulement… 213 salariés.
Si on suit le raisonnement de Coase, la réduction des coûts de transaction entraîne l’apparition d’une nouvelle taille optimale des firmes. Les multinationales intégrées sur l’exemple du 20e siècle continueront à exister ; Amazon, Alibaba ou Apple en sont des illustrations. Mais elles cohabiteront avec des leaders tout aussi puissants bien que concentrés sur un cœur de création de valeur extrêmement réduit.
(*) : Prix Nobel 1991
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