Il aime les belles voitures. Elle vénère l’élégance. Ils ont réussi leur percée au CAC 40. Il n’en fallait pas plus pour être littéralement incendiés dans les conversations. « C’est honteux ». « Nous on travaille pour moins que ça ». Voilà le genre de propos nauséabonds qui remplacent les félicitations. La jalousie est incroyablement présente dans toutes les artères de la société française et cette éternelle malédiction ronge le pays sans que cela alerte outre mesure. Pourtant les phrases remplies de haine, d’aigreur, les petites piques pleines de poison sont aussi présentes dans l’air que les molécules de diazote. Nous nous sommes entretenus avec Frédéric Lenoir, philosophe et auteur de La Puissance de la Joie pour analyser ce qui déclenche ces réactions épidermiques et presque immédiates chez les Français…
Afin de comprendre ce phénomène, de le combattre, nous nous sommes réfugiés auprès de Frédéric Lenoir, philosophe, sociologue et chercheur associé à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), coproducteur de l’émission « Les racines du ciel », sur France Culture.
Frédéric Lenoir vous êtes (attention, en lisant ceci, prenez une grande inspiration) : philosophe, sociologue, conférencier, écrivain français, docteur de l’École des hautes études en sciences sociales, coproducteur de l’émission Les Racines du Ciel sur France Culture. Selon un classement de l’Obs et de l’institut GFK, vous êtes aussi l’intellectuel français qui a vendu le plus de livres au cours des cinq dernières années. Et depuis les années 2010, vous vous êtes spécialisé dans la production d’ouvrages traitant du bonheur ou du « bien-être ». Si je vous dis « félicitations, vous êtes un exemple que l’on a envie de suivre », cela vous fait quoi ? (Vous y croyez ou vous redoutez la fausse bienveillance, les compliments sortis tout droit d’une bouche crispée, tirant vers le bas ?)
J’essaie d’être à peu près indifférent, que ce soit aux critiques ou aux compliments. Ce qui fait que je suis heureux et serein : j’attache de moins en moins d’importance à ce que l’on dit et pense de moi. Et puis j’ai appris à me méfier : on peut faire des compliments avec une réelle bienveillance mais on peut le faire aussi en étant intérieurement extrêmement jaloux. Les critiques peuvent quant à elles avoir des motivations très diverses. Par ailleurs je suis un résignant : je suis parti d’un certain mal-être (je n’arrivais pas à réussir dans la vie, j’échouais dans pas mal de choses) et puis j’ai fait tout un travail sur moi qui m’a permis de complètement me transformer, de faire ce que je voulais, de vivre de ma passion, de réussir etc. Donc je dirais que oui, c’est un exemple. C’est un exemple parce que même si on n’est pas très bien dans sa peau, même si à trente ans on a l’impression qu’on a déjà raté pas mal de choses dans sa vie, eh bien on peut toujours rebondir. En se prenant en main. La clé du bonheur, c’est vraiment soi-même. Les clés, on les a en nous. Soit on les utilise pour progresser, s’améliorer, atteindre ses rêves, soit on est fataliste, critique, on devient aigri, on a du ressentiment… Et c’est là surtout que l’on jalouse les autres. Je dirais que tous ceux qui ont envie de progresser, d’atteindre leurs objectifs, peuvent s’appuyer sur des exemples comme le mien. Il y en a beaucoup d’autres. C’est positif de mettre en valeur un parcours qui montre qu’à partir de quelque chose de pas simple au départ, d’un peu cabossé intérieurement, on peut se transformer et réussir sa vie.
Donc vous dites que pour être heureux pour les autres, il faut l’être soi-même… Sauf qu’il y a des personnes capables de sourire à la personne en face même en n’étant pas très bien, dans une mauvaise passe, pas encore accomplies…
La bienveillance est un sentiment qui peut cohabiter avec de la tristesse ou avec des moments difficiles. C’est vraiment une disposition du cœur et de l’esprit. Mais il faut donc séparer les deux choses : le bonheur et la bienveillance ne sont pas totalement corrélés. Vous avez des gens qui sont très heureux et bienveillants, vous en avez d’autres qui ne sont pas très heureux et qui le sont aussi. Vous avez des gens qui ont tout réussi et qui sont malveillants. Ils continuent de souhaiter que les autres échouent et sont dans la compétition en permanence… Maintenant il est vrai que généralement, quelqu’un qui est heureux, qui réussit sa vie sera plus disposé à la bienveillance que quelqu’un qui est « aigri ». Si les gens n’ont pas réussi quelque chose, s’ils sont dans le sentiment d’échec, c’est peut-être plus difficile d’être bienveillant.
Gorge serrée, absence de compliments, transpiration du mal-être par toutes les pores de la peau… La jalousie revêt de si laids déguisements. D’où vient ce mal ?
Je pense qu’il vient d’une double tradition historique. Attention, ce sont là mes interprétations et on peut tout à fait les critiquer. D’une part, on est un pays très fortement marqué par la culture catholique qui, dans sa longue tradition, a fini par rendre suspect l’argent, la réussite, le succès… Il faut plutôt être discret. Si on a de l’argent, il faut le cacher. C’est un peu l’idée de la morale catholique telle qu’elle s’est développée au cours des siècles… Tout à fait à l’opposé de la morale protestante qui, au contraire, valorise le succès et la réussite. Plus quelqu’un a du succès, plus quelqu’un réussit, plus quelqu’un a de l’argent, plus cela signifie qu’il est béni par Dieu. On retrouve cela chez les Américains. En France, il y a toujours cette idée que l’argent, c’est le péché. Qu’il ne faut pas en avoir trop, que ce n’est pas bien, qu’il faut partager, que c’est suspect, que c’est mal vu. Le succès ? Attention, pas trop. Ça peut confiner à l’orgueil. Et puis rajoutez à cela la Révolution Française. On doit tous être égaux. On doit tous être pareil. On coupe toutes les têtes qui dépassent. Cette notion égalitaire extrêmement forte qu’il y a eu avec la Révolution Française et que n’ont pas connu d’autres pays où la liberté est plus importante que l’égalité.
Or, en France, l’égalité est plus importante que la liberté. Ainsi, ajoutez catholicisme et notion égalitaire, même si trois siècles plus tard, les gens ne sont plus catholiques et ne savent même pas ce qu’est la Révolution, ils sont marqués par un inconscient collectif qui fait que tous ceux qui dépassent, quelque part, c’est mal vu. Socialement, ce n’est pas admis. C’est mal perçu, aussi. Du reste, les médias attaquent ces gens-là : dès que quelqu’un réussit, c’est suspect. Il faut trouver une explication qui va discréditer la personne. Et cela suscite de l’envie. Alors d’où vient cette jalousie ? Du fait que les mêmes personnes qui vont critiquer, dire que l’argent c’est mal, au fond d’eux, veulent réussir et avoir de l’argent. Il y a une contradiction entre le jugement social que l’on va poser et nos envie intimes. Le Français est comme tout le monde, il a envie de réussir, il a envie de gagner de l’argent, il a envie que sa vie soit magnifique, mais au fond de lui il culpabilise à l’idée de le faire. Ce qui fait qu’il va formuler des reproches à l’encontre de ceux qui réussissent, il va projeter sur eux quelque chose qui est refoulé en lui. On est devant un phénomène de psychologie très classique. Être jaloux de ceux qui ont ce que l’on n’a pas.
Ce rétropédalage qui consiste à empêcher l’autre de réussir, plutôt que de tout faire pour être comme lui…
Tout à fait. Si les gens assumaient vraiment de dire « l’argent c’est mal », alors ils s’en foutraient. Ils diraient, de quelqu’un qui réussit « tant pis pour lui ». Mais là ce n’est pas ça, il y a de l’envie derrière. La personne vit mal la situation. Intérieurement, elle a tout autant envie de réussir et d’avoir de l’argent. Moi je le vois très clairement : quand des collègues me dézinguent parce que mes livres ont du succès, on voit très bien qu’ils souhaitent ce même succès. C’est très primaire. Il faut briser celui qui réussit. Parce que moi je ne peux pas y arriver, au moins je vais faire en sorte de casser l’autre. Mais cela rejoint la notion de « couper les têtes ».
Les dénonciations aux impôts, les grandes richesses qui fuient le pays, les Gérard Depardieu qui préfèrent encore détenir un passeport russe plutôt que de rester ici […]. Tout cela devrait secouer les consciences. Pourquoi il ne se passe absolument rien ?
Détrompez-vous, il y a des gens quand même qui pensent comme nous. Ce que nous disons là, on est pas mal à le penser en France. Il y a beaucoup de nos concitoyens qui sont choqués par cette attitude. Sans compter toutes les personnes qui voyagent un peu et se rendent compte qu’on a une mentalité assez particulière. Après, pour une majorité de la population française, moins informée, moins cultivée, c’est quelque chose qui n’est pas conscient. Les journalistes, eux, sont conscients de ça mais relaient parce que ça fait vendre du papier. Parce que dénoncer quelqu’un qui réussit, les gens aiment ça. C’est un lynchage, on donne à la foule quelqu’un en pâture, on fait des compromis pour des raisons économiques, et donc de mauvaises raisons. Le tout dans un contexte de sinistrose ambiante, imaginez…
Peut-on affirmer que la jalousie vient d’un manque d’amour, d’amour-propre, de confiance en soi ?
C’est un des aspects du problème, mais ce n’est pas la seule explication. Vous pouvez avoir des gens qui ont confiance en eux et qui ont cet esprit négatif, jaloux…
« La jalousie qui se tait s’accroît dans le silence » disait Nietzsche. Les silencieux ne sont-ils pas plus dangereux ?
(Rire) Non ça ne veut rien dire… Il y a des personnes qui se taisent et qui sont plus dangereuses à tous points de vue. Il y a des fanatiques dont on disait « il est extrêmement gentil » et puis un jour il tue des gens vous voyez. Il est vrai que les gens silencieux, on ne sait pas ce qui peut en sortir, mais ce n’est pas une loi générale. Il y a des personnes silencieuses qui n’ont aucun ressentiment. Comme vous avez des gens qui parlent à haute voix, gesticulent, et sont tout aussi malfaisantes.
Votre dernier ouvrage, paru en novembre dernier, s’intitule « Le Miracle Spinoza ». Vous y décrivez votre fascination envers le « précurseur des Lumières et de nos démocraties moderne ». Mais surtout, vous inversez la vapeur. Plutôt que de parler d’envie et de jalousie, vous évoquez le désir et la joie, prônée par le Prince des Philosophes. On fait quoi, on le distille dans les biberons des bébés français, puis on l’enseigne dès la maternelle ? Comment stoppe-t-on cette spirale ?
Vous avez raison, la racine de problème, c’est l’éducation, et c’est pour ça que j’ai créé il y a deux ans la Fondation SEVE, ce qui veut dire Savoir Être Et Vivre Ensemble, où l’on a développé des ateliers de méditation et de philosophie avec des enfants et ce dès l’école primaire. Pour qu’ils puissent justement, par la médiation, travailler sur eux-mêmes, sur leurs émotions, de se connaître mieux et puis, par la philosophie, à grandir dans l’intelligence et le discernement. C’est comme ça que l’on va changer un état d’esprit collectif. Parce que toute la transmission de préjugés et de sentiments négatifs saute tout de suite dès que l’on réfléchit un petit peu. Donc faire réfléchir les enfants, apprendre à penser par eux-mêmes, à développer une intelligence personnelle, je pense que c’est l’une des solutions pour justement répondre à tous les à priori culturels. C’est pour cela que l’on a eu l’agrément de l’Éducation Nationale, que l’on se développe dans plus en plus d’écoles… Comme disait Socrate, « la clé de tous les maux, c’est l’ignorance », donc faisons réfléchir nos enfants.
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