Par Dominique Druon, présidente-fondatrice d’aliath
Cela fait déjà plusieurs mois maintenant qu’une tendance de fond s’opère parmi les sociétés à conseil d’administration (SA) cotées au SBF 120 : la transformation de gouvernances monistes en gouvernances duales. Autrement dit, le remplacement de la formule de gouvernance avec un président-directeur général concentrant l’ensemble des pouvoirs de l’entreprise par celle dissociant les fonctions de directeur général et de président du conseil d’administration. Comment peut-on interpréter ce changement en pleine période d’incertitudes et de crises à répétition – pandémie mondiale, guerre aux portes de l’Europe… ? Serait-ce une réelle prise de conscience de la nécessité de rééquilibrer les pouvoirs dans les grandes sociétés françaises, qui jusqu’alors privilégiaient largement le système moniste, ou y aurait-il d’autres raisons moins avouables ? En quoi la gouvernance duale peut-elle constituer un atout stratégique pour répondre aux enjeux d’un monde en profonde mutation lorsqu’elle est mise au service de la pérennité de l’entreprise ?
Dissocier pour mieux régner
Si les deux modes de gestion et d’administration de l’entreprise sont parfaitement acceptables, ils ne répondent évidemment pas aux mêmes logiques et l’on peut légitimement s’interroger sur la logique qui a primé dans le changement récent de gouvernances de plusieurs grands groupes. En effet, que ce soit chez Saint-Gobain, L’Oréal ou Véolia, force est de constater que la dissociation des pouvoirs est intervenue alors même que les présidents-directeurs généraux de ces grands groupes atteignaient la limite d’âge ne leur permettant plus de conserver leur poste, tout du moins en tant que directeur-général. En revendiquant un changement de gouvernance que bien des années plus tôt ils ne défendaient pas avec la même conviction, il n’est pas déraisonnable de penser que ces dirigeants ont souhaité conserver pendant quelques années supplémentaires les rênes de l’entreprise – les limites d’âge étant traditionnellement plus ouvertes dans les conseils d’administration – en faisant nommer un directeur -général tout en gardant leur mandat de président du conseil d’administration.
A cela, nous ne manquerons pas d’ajouter que les dits nommés aux postes de directeurs généraux de ces mêmes grands groupes – cas de Saint-Gobain ou de Veolia notamment – faisaient déjà bien souvent partie du sérail ; ce qui nécessairement questionne sur leur vraie liberté d’action laissée à l’appréciation directe de l’ancien président-directeur général. Et dans l’hypothèse où ces directeurs généraux auraient été recrutés à l’extérieur, de quelle marge de manœuvre auraient-ils pu réellement bénéficier avec un conseil d’administration aux mains d’un président trop impliqué dans l’exécutif pour en être totalement détaché ? Comment notamment être capable d’apporter sa vision stratégique de l’entreprise et la rendre audible auprès d’un comité exécutif nommé par un prédécesseur encore omniprésent et très probablement omnipotent ? De façon plus générale, le mode de gouvernance à deux têtes ne peut véritablement bien fonctionner que si les dés ne sont pas pipés dès le départ. Il ne doit résolument pas être une option offerte en convenance personnelle à des dirigeants incapables d’accepter qu’ils ont fait leur temps. C’est d’ailleurs tout le contraire des principes de base d’une gouvernance saine et équilibrée et qui ne doit avoir qu’un seul but poursuivi : la pérennité de l’entreprise.
Pour éviter de tomber dans cette tentation, certains de nos voisins européens ont ainsi imposé des règles plus restrictives qu’en France ; en Allemagne par exemple, le dirigeant ne peut pas devenir président non exécutif pendant cinq ans ; aux Pays-Bas ou en Scandinavie, le mode de gouvernance dualiste est une obligation – conseil de surveillance et directoire, etc. Nous pourrions aussi évoquer le cas des sociétés mutualistes ou coopératives qui ont encore un fonctionnement différent mais dont nous retiendrons sans rentrer dans les détails qu’il ne permet pas la conservation ad vitam aeternam, voire confiscation, du pouvoir par un dirigeant.
Bien entendu, la logique opérée par les sociétés familiales avec une gouvernance duale, où les générations se succèdent faisant passer la génération précédente à la tête du conseil d’administration tandis que la suivante s’installe à la direction générale, peut faire sens. En particulier, si cela ne rentre pas dans les travers évoqués précédemment et vise, au contraire, la transition en douceur d’une génération à une autre dans le seul but d’assurer la pérennité de l’entreprise. A titre d’exemple, quand le dirigeant de la génération sortante est un actionnaire significatif, son évolution à la fonction de président non exécutif peut s’entendre dans la mesure où il pourra, pendant un temps, faire le lien avec les actionnaires familiaux non impliqués dans la gouvernance, et s’assurer ainsi du soutien de la famille au nouveau projet d’entreprise.
De la dualité pour une plus grande agilité
Cela étant dit, la gouvernance duale quand elle est instaurée à bon escient, sans lien aucun avec l’agenda personnel d’un ancien dirigeant exécutif, comporte de nombreux atouts. Elle permet notamment de gérer plus aisément les transitions à la tête des sociétés en facilitant l’arrivée et l’intégration d’une jeune génération à la direction de l’entreprise (directeur-général) qui pourra compter sur un conseil d’administration exerçant son contrôle sans complaisance mais avec une réelle bienveillance. L’exercice du contrepouvoir et la réalité d’un contrepoids avec un conseil d’administration et des administrateurs investis pour la pérennité de l’entreprise vient favoriser le travail du dirigeant, en particulier en contexte de ruptures et de crises devenues des réalités pour les sociétés depuis quelques années déjà.
Ainsi, longtemps minoritaire dans les choix de gouvernance des sociétés à conseil d’administration cotées en France, la gouvernance duale a su progressivement s’imposer jusqu’à représenter, depuis 2021, plus de 50% des gouvernances des sociétés cotées au SBF 120. Comme cas emblématique, on peut notamment faire référence aux récentes nominations de Christel Heydemann et de Jacques Aschenbroich, respectivement directrice générale et président du conseil d’administration d’Orange[1], représentants d’une nouvelle gouvernance duale à la tête du Groupe de télécommunications au service d’un meilleur et plus juste équilibre des pouvoirs.
L’acuité avec laquelle les changements s’opèrent aujourd’hui dans les entreprises, les profondes mutations auxquelles elles sont confrontées nécessitent une agilité presque sans précédent qui impacte indéniablement les modèles de gouvernance. La diversité des profils dans les conseils d’administration est aussi importante que l’équilibre des pouvoirs dans l’entreprise qui a désormais, plus que besoin, de l’apport d’administrateurs et d’un président de conseil d’administration totalement indépendants dans leur prise de décision autant que d’un directeur général capable de penser « out of the box » épaulé et accompagné par son comité exécutif.
Cette dualité dans la gouvernance devient un atout pour des entreprises qui doivent innover et faire preuve de résilience, assurer leur pérennité dans un environnement à l’instabilité permanente, faire sien d’un contexte où les zones de risques (politiques, sociaux, environnementaux, digitaux…) n’ont jamais été aussi diverses pour développer de nouvelles opportunités de croissance durable et de développement responsable. En fin de compte, la gouvernance dissociée, en offrant deux têtes à une même organisation, permet plus aisément de se doter d’une agilité nouvelle.
Il est par ailleurs intéressant de constater que cette évolution dans la gouvernance des entreprises n’est pas sans rapport avec l’arrivée d’une génération de femmes au poste de directrice-générale des plus grands groupes cotés et qui, à l’instar de leurs prédécesseurs masculins, ont accepté le principe de la dualité et de rendre des comptes à un conseil d’administration qu’elles ne président pas. C’est le cas chez Orange mais aussi chez Engie (Catherine MacGregor), Véolia (Estelle Brachlianoff), Korian (Sophie Boissard), Maisons du monde (Julie Walbaum) ou encore CGG (Sophie Zurquiyah) pour ne citer qu’elles parmi les sociétés du SBF 120.
En fin de compte, mieux armée avec les garde-fous qu’elle propose, la gouvernance duale est en train de gagner ses lettres de noblesse dans un environnement où l’agilité devient l’atout stratégique des entreprises pérennes.
[1] La nomination de Jacques Aschenbroich en tant que président du conseil d’administration sera effective après la tenue de l’assemblée générale d’Orange en mai 2022.
Vous avez aimé cet article ? Likez Forbes sur Facebook
Newsletter quotidienne Forbes
Recevez chaque matin l’essentiel de l’actualité business et entrepreneuriat.
Abonnez-vous au magazine papier
et découvrez chaque trimestre :
- Des dossiers et analyses exclusifs sur des stratégies d'entreprises
- Des témoignages et interviews de stars de l'entrepreneuriat
- Nos classements de femmes et hommes d'affaires
- Notre sélection lifestyle
- Et de nombreux autres contenus inédits