Le Sommet de l’IA, qui s’est tenu à Paris en février dernier, posait des enjeux majeurs de gouvernance mondiale en matière d’intelligence artificielle. La compétition fait rage, menée aujourd’hui de loin par les États-Unis et la Chine, et l’Europe est en quête de son propre modèle. Mais a-t-elle une chance de concurrencer les deux premières puissances mondiales dans la course à l’IA ? Rencontre avec Dominique Monera, fondateur de l’IA Académie et expert en intelligence artificielle.
Forbes France : Qu’est-ce qu’il faut retenir du sommet de l’IA qui s’est déroulé à Paris en février dernier ?
Dominique Monera : Il faut se réjouir que la France investisse 109 milliards d’euros en complément des fameux 200 milliards de l’Union européenne, avec 50 milliards en public et 150 milliards en privés. C’est une bonne nouvelle, mais maintenant, il faut voir à quelle fréquence et quelle rapidité ces financements vont être réalisés, puis où ils vont aller. Parce qu’en France, on a une forte tendance à privilégier la théorie, les recherches et les laboratoires. Il faut que l’on se dirige vers une dimension opérationnelle puisque nous avons la chance d’avoir notamment Mistral, un fleuron pour les intelligences artificielles génératives.
Quel avenir pour la France en matière d’IA face à des concurrents comme les États-Unis et la Chine qui semblent oblitérer le marché ?
D. M. : Dans un contexte où l’on s’aperçoit que les cartes sont rebattues, avec notamment l’arrivée du chinois DeepSeek, qui montre que l’on peut toujours faire mieux, l’IA est quelque chose qu’il faut faire évoluer et prospérer. On rebat effectivement les cartes avec Mistral, qui travaille déjà depuis des années sur comment on peut arriver à moduler les architectures de façon à dépenser moins d’argent et à faire mieux avec moins de paramètres.
Le sommet de l’IA, selon vous, était un événement positif pour l’avenir de la France dans la course à l’IA ?
D. M. : Organiser le sommet de l’IA en France est une initiative positive qu’il faut féliciter et le monde ne s’en fiche pas. Organiser ce sommet à Paris sert à montrer que la France existe bel et bien en matière d’IA. Elle a pu mettre en avant ce qu’elle sait faire et se montrer à la hauteur avec ces annonces d’investissements. La création d’un observatoire mondial open source par l’Agence internationale de l’énergie, pour évaluer l’impact énergétique croissant des data centers est également un point très positif puisque les data centers se multiplient. La fondation Current AI, portée par la France, va également apporter quelque chose de bien dans le secteur de l’IA avec des évaluations de l’impact social et environnemental de l’IA.
Avez-vous relevé des points négatifs à la suite de ce sommet ?
D. M. : Un fossé transatlantique se creuse. Ça n’a échappé à personne que le vice-président américain J.D. Vance n’est pas resté à l’intervention d’Ursula von der Leyen. Il est parti tout de suite après avoir délivré son message, qui d’ailleurs, était clair. Les États-Unis n’ont pas signé la déclaration en faveur d’une gouvernance mondiale de l’IA contrairement aux autres pays. Et Vance n’a pas mâché ses mots en critiquant vivement l’approche européenne, jugée trop contraignante et même nuisible à l’innovation. Il veut prendre des risques et il est contre tout ce qu’il considère comme des mesures autoritaires qui cassent l’innovation ; chose qu’ils ont montré en cassant le décret sur les règles d’usage de l’IA mis en place par Joe Biden.
Considérez-vous que l’approche américaine est la meilleure en matières de performance ?
D. M. : Les États-Unis sont dans une logique de « on ouvre tout ». Mais ça fait un peu peur. La réglementation est là et elle est nécessaire. La France la suit depuis que le premier texte est sorti en 2021. Nous sommes donc parfaitement calés sur la réglementation. Mais l’intervention de la présidente de la Commission européenne était une réaction de défense qui mettait en avant trois piliers d’une façon un peu subjective. Le premier était d’encourager l’adoption de l’IA dans les applications industrielles Le deuxième était de favoriser une opération internationale en approche open source. Et là où le discours pèche, c’est lorsqu’elle dit qu’un cadre commun aux 27 États membres de l’UE simplifie la réglementation européenne. Une réglementation homogène partout comprend beaucoup plus d’exigence que les réglementations actuelles de chaque État. Évidemment, ça va unifier mais ça apporte aussi de la complexité.
Cette réglementation homogène va donc creuser encore plus le fossé entre les États-Unis et l’Europe en matière d’IA ?
D. M. : On a bien une asymétrie totale entre les États-Unis, qui sont les premiers investisseurs et les premiers pourvoyeurs d’intelligence artificielle, et l’Europe. L’IA Act qui est rentré en vigueur en août dernier a instauré cette mise en application des interdictions et favorise l’approfondissement de ce fossé. Le besoin de formation au sein des entreprises est aussi un problème puisque aujourd’hui, le régulateur, c’est l’Europe avec le bureau de l’IA, mais les régulateurs ne seront nommés qu’au mois d’août. Donc, tant que le gendarme n’est pas prêt, on a peur de l’attente dans les entreprises. Au mois d’août, va arriver la deuxième mise en application de l’IA Act qui va concerner les IA génératives. Ces IA vont imposer aux fournisseurs d’éditer et de publier leur contenu. On va donc demander à OpenAI ou encore Google de publier leur contenu. Mais, eux, ils ne veulent pas publier leur contenu, d’après le discours de J.D. Vance. Je pense que le mois d’août sera révélateur de cet antagonisme.
L’IA Act va donc créer une opposition encore plus marquée entre les États-Unis et l’Europe ?
D. M. : Il y aura un grand débat. Ce que va demander l’Europe en appliquant l’IA Act est en complète opposition à ce que disent les Américains, qui ne veulent pas d’entrave. Ils vont certainement jouer de la menace d’enlever ChatGPT à l’Europe. Le mois d’août sera donc révélateur de cette symétrie et cet antagonisme des positions et des postures.
Pensez -vous que l’Europe a tout de même une place à se faire au niveau de l’IA dans le monde et qu’elle peut concurrencer les deux premières puissances mondiales ?
D. M. : Si vous m’aviez posé la même question il y a six mois, je vous aurais dit que c’est très mal engagé. Mais maintenant, au vu des investissements promis, la donne change. Le problème venait bien du montant des investissements qui était ridicule par rapport à ce que l’on pouvait voir aux États-Unis. Mais les 200 milliards d’euros annoncés par l’Europe ne sont pas du tout ridicule par rapport aux 500 millions annoncés par Donald Trump. On joue désormais dans la même cour. Si ces investissements se réalisent rapidement, l’Europe va pouvoir exister dans la course à l’IA.. Nous avons déjà des supercalculateurs qui sont très utilisés, et on a Mistral, un fleuron exceptionnel. Je pense donc que l’Europe peut prendre une part significative sur le marché de l’IA.
Quelle est la valeur ajoutée de l’Europe par rapport aux grandes puissances de l’IA ?
D. M. : Il faut se différencier. Si la réglementation européenne est plus en accord avec l’innovation et si les investissements se font, l’Europe aura son mot à dire à l’échelle mondiale. Les talents, eux, sont là depuis longtemps. Nous avons des chercheurs de renom, à l’image de Yann Le Cun, directeur scientifique de l’IA de Meta. Ce chercheur français est à l’origine des réseaux de neurones convolutifs dans les années 90. Ce qui sert maintenant pour les voitures autonomes, la reconnaissance sociale ou encore dans les imageries médicales. La France a donc des talents, mais il faut maintenant de l’opérationnel, et pas uniquement des théoriciens. Il faut des systèmes qui fonctionnent, des data centers, et bien sûr, des fonds.
Les data centers font partis des grands projets de l’Europe, et notamment de la France, en matière d’IA. Pensez-vous que l’annonce de Mistral AI de la création d’un data center va créer une impulsion pour la France ?
D. M. : Les data centers sont majoritairement américains, et il nous faut des data centers français pour des problématiques de sécurité des données. Plusieurs entreprises, comme Lama ou Mistral, construisent leur propre IA générative à partir de modèles de fondation pour éviter que leurs données ne partent aux États-Unis. Ils mettent donc celles-ci dans des clouds souverains ou sur leurs serveurs. Donc, plus on aura de serveurs souverains, comme OVH, moins on aura ces problématiques.
Le sommet de l’IA a posé plusieurs enjeux. Pensez-vous qu’il y a un avant et un après cet événement dans la gouvernance de l’IA au niveau mondial ?
D. M. : Le problème, c’est qu’en France, on a ce sentiment d’infériorité. Je pense donc que ce sommet est une réussite puisqu”il a permis de montrer que le monde est venu au rendez-vous à Paris, en plus des financements annoncés. Ce sommet a créé quelque chose de positif en France comme en Europe et je suis très content qu’il ait eu lieu, même s’il y a encore beaucoup de choses à régler.
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