La preuve par l’exemple. Tesla, Patagonia, Stella Mc Cartney… Des entreprises souvent citées pour leur volontarisme écologique consacré sur le terrain des affaires. La scientifique et économiste Anastasiia Tsybuliak que l’on écoute sur les plateformes internationales milite auprès des décideurs pour qu’ils placent au cœur de leur business model la durabilité, gage de profitabilité. Sans prise de conscience, les entreprises récalcitrantes aujourd’hui seront les grandes perdantes de demain en termes de compétitivité, d’innovation et d’image. Entretien.
Le monde de l’entreprise cherchera toujours la profitabilité, mais vous êtes convaincue qu’investir dans le développement durable offrira des rendements élevés à long terme. Comment encourager ce mouvement ?
Anastasiia Tsybuliak : Par des faits. Le développement durable n’est pas seulement une responsabilité : c’est une opportunité pour les entreprises d’atteindre un succès remarquable. Prenons l’exemple de Patagonia, cette marque s’est forgée une réputation de leader respectueux de l’environnement dans le secteur de la mode. Nous savons qu’elle investit considérablement dans le recyclage des matériaux et soutient les initiatives vertes. Est-ce qu’elle réussit ? Absolument. Ses valeurs environnementales fortes et ses produits de haute qualité ont réuni une large communauté de consommateurs qui souhaitent adopter un mode de vie respectueux de la nature et qui sont prêts à payer un supplément pour cela. Au fil du temps, le nombre de ces consommateurs conscients continuera de croître.
De même, davantage de compagnies, notamment des sociétés textiles produisant des biens en accordant une attention particulière aux conditions de travail et aux matériaux durables, émergeront et prospéreront. Les consommateurs voteront de plus en plus avec leur portefeuille, valorisant non seulement la qualité, mais aussi les principes défendus par une marque. Nous l’observons en Ukraine, en France ou ailleurs. Citons aussi Tesla, qui a fait du développement durable le cœur de sa mission. En 2021, Tesla est devenue la plus grande entreprise automobile au monde en termes de capitalisation boursière. Ces exemples dans tous les secteurs confirment qu’investir dans ce domaine est une stratégie payante. En clair, les entreprises qui mettent en œuvre des pratiques durables obtiennent un avantage concurrentiel, réduisent les coûts, attirent des consommateurs conscients et renforcent leur image de marque, tout en s’inscrivant dans une dynamique d’innovations.
Alors comment encourager les entreprises à suivre ces normes ? Je pense que la réponse est multidimensionnelle. Tout d’abord, les gouvernements doivent créer des programmes de soutien, tels que des subventions ou des avantages fiscaux pour les entreprises durables. Ensuite, les consommateurs jouent un rôle clé en choisissant des marques respectueuses de l’environnement et en créant une demande pour des produits durables. En outre, l’élaboration de normes et de réglementations claires peut obliger les entreprises à adopter des pratiques durables. Et enfin, il est essentiel de sensibiliser les chefs d’entreprise aux avantages concurrentiels du développement durable.
Il s’agit d’un processus complet qui nécessite la collaboration et l’engagement de toutes les parties. En travaillant ensemble, nous pouvons faire en sorte que le développement durable devienne une norme, et non une exception.
Vous parlez de « consommateurs conscients ». En tant que scientifique et experte environnementale, pensez-vous vraiment que la durabilité est un thème prioritaire tant pour les entreprises que pour le grand public ?
Je suis convaincue que nous avons dépassé le stade de la tendance. J’ai lu des études montrant que plus de 90 % des entreprises du G250 rendent compte de leurs initiatives ESG (environnementales, sociales et de gouvernance), ce qui indique que les entreprises considèrent la durabilité non seulement comme un thème populaire, mais comme un élément essentiel pour rester compétitives sur le marché.
Le public, en particulier la jeune génération, interpellent les marques sur ces sujets. Ce processus se développe parce que notre planète envoie des signaux clairs nous ramenant à la réalité, les catastrophes climatiques se multiplient et s’intensifient. Les inondations sans précédent en Espagne rappellent à la société et aux entreprises que l’environnement et la planète doivent être prioritaires.
Difficile, par ailleurs, de détourner la tête de l’empreinte environnementale importante générée par la digitalisation de nos sociétés. Les centres de données, les services cloud, l’intelligence artificielle sont très énergivores. Sans une gestion rigoureuse, ce phénomène ne fera que s’aggraver, augmentant l’empreinte carbone de l’infrastructure numérique. Pour y remédier, les entreprises doivent s’engager à adopter des solutions respectueuses de l’environnement, telles que les énergies renouvelables, les technologies à haut rendement énergétique et la réduction des déchets numériques.
Est-ce que la « cancel culture » impulsée par les consom’acteurs pousse les industries à se convertir à la croissance verte ?
Lorsque les consommateurs surveillent activement les actions des entreprises et votent avec leur portefeuille pour des marques responsables tout en boycottant celles qui négligent leurs responsabilités, cela crée une forte incitation au changement. En conséquence, la cancel culture fait désormais partie du mécanisme du marché. Si une entreprise est critiquée pour des actions contraires à l’éthique ou nuisibles à l’environnement, cela peut sérieusement nuire à sa réputation et à ses performances financières. Les investisseurs accordent également de plus en plus d’attention aux aspects ESG des entreprises, tandis que les agences gouvernementales introduisent des réglementations plus strictes.
De fait, la demande et les attentes des consom’acteurs sont un outil puissant qui pousse les entreprises à s’adapter aux normes de durabilité. S’il y a une demande, il y aura une offre pour y répondre.
Gare cependant au greenwashing ! Il érode la confiance des consommateurs, détourne l’attention des vraies solutions et ralentit les progrès. C’est pourquoi je pense que les entreprises ont une responsabilité importante dans la mise en œuvre de véritables initiatives durables. Dans le même temps, les consommateurs et les gouvernements doivent jouer un rôle clé pour obliger ces entreprises à rendre des comptes.
Nous savons tous que sans volonté politique, il est difficile d’impacter nos sociétés en profondeur. Selon vous, que pourraient et devraient faire nos gouvernants ?
J’ai passé beaucoup de temps à réfléchir à ce sujet et je crois que les gouvernements et les individus partagent une responsabilité commune : favoriser la prise de conscience écologique au sein des nations. Les outils à disposition des gouvernements et des individus peuvent différer, mais l’objectif est le même : veiller à ce que les gens grandissent et vivent avec des valeurs écologiques au cœur de leurs préoccupations. Au niveau gouvernemental, cela devrait impliquer des programmes éducatifs qui commencent dès la maternelle et se poursuivent jusqu’à l’université. Ces programmes doivent enseigner le climat, le changement climatique et un mode de vie écologique, les gouvernements devraient également veiller à ce que l’éducation écologique soit accessible à tous : des scolaires aux industries, et s’engager auprès des entreprises pour promouvoir des pratiques durables.
Par exemple, les entreprises fortement axées sur l’environnement devraient recevoir des incitations, encourageant les autres à suivre leur exemple. Cette combinaison d’éducation et de stimulation économique peut créer une base solide pour une responsabilité écologique généralisée.
En ce qui concerne les individus, Il ne suffit pas de croire au tri des déchets, de réduire la consommation de vêtements ou de soutenir des initiatives écologiques : nous devons montrer l’exemple. C’est en ce sens que j’ai fondé la Glossary Eco Foundation. Sa mission est de promouvoir l’éducation écologique et un mode de vie durable, en montrant comment le choix d’options écologiques aujourd’hui a un impact à long terme sur les processus et le climat qui façonneront la vie des générations futures.
Sommes-nous entrés dans une ère où le prisme de la durabilité décide de la réputation d’une marque ?
Clairement. Aujourd’hui, les consommateurs sont bien informés et exigent de plus en plus de transparence et de responsabilité de la part des entreprises. C’est particulièrement vrai dans un pays comme la France et d’autres voisins de l’Union Européenne. En Ukraine, cependant, le lien entre la réputation d’une marque et la durabilité commence à peine à prendre forme. Il y a quinze ans, lorsque j’ai fondé Glossary Organic Products, un magasin spécialisé dans les produits écologiques, les gens ne comprenaient presque pas ce qu’étaient les produits biologiques ni pourquoi ils étaient importants. À l’époque, je n’importais pas seulement des produits biologiques en Ukraine, je travaillais également à sensibiliser les gens. La sensibilisation est ce qui crée la demande.
La guerre en Ukraine a renforcé l’importance de l’indépendance énergétique et de l’utilisation efficace des ressources. Pour cette raison, le développement durable est devenu un sujet urgent pour les entreprises et les citoyens.
Les crimes environnementaux sont également un autre théâtre de guerre auquel l’Ukraine est confrontée. Comment parvenez-vous à agir sur le terrain dans ces conditions difficiles ?
La guerre en Ukraine a en effet provoqué une vague de destruction environnementale sans précédent, que nous pouvons clairement qualifier d’écocide. Les forêts brûlent à cause des bombardements, les rivières sont polluées par des produits chimiques provenant d’infrastructures endommagées et le sol est jonché de munitions non explosées et de débris militaires. Alors que la guerre nous empêche d’aider physiquement l’environnement, les écologistes ukrainiens travaillent sans relâche pour documenter ces crimes environnementaux, en veillant à ce que la destruction soit enregistrée et comprise. Notre fondation collabore avec ces experts et sensibilise le monde entier à la catastrophe environnementale qui se déroule en Ukraine.
En nous concentrant sur le plaidoyer et en préparant des efforts de restauration à long terme, nous voulons garantir que la nature ne sera pas oubliée dans le processus de rétablissement. L’Ukraine de demain émergera comme un leader en matière de développement durable et de responsabilité sociale des entreprises (RSE). La guerre a approfondi notre compréhension de l’interdépendance de la nature, des communautés et de la sécurité. De plus, grâce à des partenariats solides, comme notre prochaine collaboration avec le WWF, nous souhaitons garantir que les efforts de reconstruction aillent au-delà des infrastructures physiques pour restaurer les écosystèmes et favoriser la biodiversité. À long terme, l’Ukraine peut donner l’exemple au monde, en montrant comment une nation peut se relever d’une guerre en s’engageant en faveur de la durabilité et de l’équité sociale.
Concernant Glossary Eco Foundation, quelles sont vos initiatives ?
Je prévois d’axer mes efforts sur la sensibilisation des plus jeunes qui sont notre avenir. Mon premier objectif est de publier une série de contes de fées à thème écologique pour les enfants. Le deuxième se concentre sur notre projet d’écoles éco-énergétiques, où nous souhaitons équiper les établissements de panneaux solaires pour améliorer leur indépendance énergétique. Nous espérons étendre ces projets et les faire évoluer rapidement, et nous recherchons activement des investisseurs prêts à s’associer à nous pour concrétiser ces initiatives. Autre objectif, déployer des programmes d’apprentissage en ligne ainsi que divers événements.
Vous vous rendez souvent à Davos en tant qu’experte. Quel conseil donneriez-vous à la jeune génération d’entrepreneurs qui souhaite faire bouger les lignes ?
Mon conseil est simple : n’attendez pas, agissez maintenant. Ne vous fixez pas d’objectifs trop ambitieux dès le départ. Ils sont bien moins importants que des actions quotidiennes cohérentes. Je vous recommande de vous concentrer sur des pratiques écologiques quotidiennes et de les mettre en œuvre étape par étape. Cela s’applique aussi bien aux efforts personnels qu’aux entreprises.
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