L’un est vigneron de renom, l’autre est une icône de la photographie. Mais Gérard Bertrand et Stéphane de Bourgies sont tous deux des philanthropes. C’est dans le cadre de l’inauguration de l’exposition Portraits au château l’Hospitalet qu’une belle histoire placée sous le signe d’une humanité partagée est née. Entretien et interrogations sur l’être humain et sa plus belle création : l’art.
Pourriez-vous vous présenter ?
GÉRARD BERTRAND : Mon métier, c’est « metteur en fête ». Je suis vigneron, militant pour le bio et la biodynamie. Mon leitmotiv, c’est de rendre les gens heureux. De la même manière que Stéphane avec ses photographies, lorsque je fais du vin, c’est pour les autres. C’est un témoignage d’un millésime unique qui est l’empreinte du temps. Mon métier, c’est donc avant tout de faire passer des émotions tout en essayant de leur donner un sens. En 1975, j’ai fait mes premiers pas dans le métier. J’avais 10 ans lorsque mon père m’a envoyé faire les vendanges. Aujourd’hui, je viens de finir mon 46e millésime.
STÉPHANE DE BOURGIES : Moi, je suis portraitiste. Ce que dit Gérard me touche beaucoup, puisque c’est à l’âge de 11 ans que je faisais mes premières photos avec mon premier appareil Kodak. Je regardais mon père travailler avec son Rolleiflex, et j’ai suivi son exemple. À 16 ans, j’ai gagné mes premiers sous dans la photographie reportage. Aujourd’hui, j’ai 61 ans, et cinquante ans d’expérience. Je trouve que c’est une chance merveilleuse d’avoir des parents qui communiquent leurs passions. L’amour des parents, c’est plus qu’un cadeau, c’est un héritage. C’est ce que j’essaye de laisser à mon tour à mes enfants.
Comment vous êtes-vous rencontrés ?
S.D.B. : Avec ma femme Véronique, nous avons adopté deux enfants de Madagascar. Lorsque nous avons adopté notre première fille, on s’est dit qu’on ne pouvait pas laisser d’autres enfants derrière sans rien faire. Nous avons donc monté une association avec laquelle ma femme a fait des miracles. Cette association était un peu pour nous comme un troisième enfant. Le lendemain des attentats de 2015 lors desquels ma femme a perdu la vie (1), je me suis retrouvé avec mes deux enfants et cette association. Je savais que je ne pourrais pas me regarder dans la glace si je laissais tomber l’association. C’était difficile, mais un miracle s’est alors produit. Mon ami Bruno Chatelier m’a proposé son aide pour gérer l’association, ce qu’il a fait à merveille. J’ai alors cherché comment rapporter de l’argent à l’association et j’ai pensé à mes amis chefs que je photographiais. J’ai donc lancé un grand dîner caritatif, à date du 13 novembre chaque année, jour anniversaire des attentats. De Paul Bocuse à Pierre Hermé en passant par Anne-Sophie Pic, les plus grands noms de la gastronomie française m’ont suivi dans ce projet. C’est lors de ces dîners que j’ai rencontré Gérard.
G.B. : Je connaissais Stéphane comme l’icône de la photographie qu’il est. Mais ce qui nous relie tous les deux, c’est l’amour des gens. Il suscite des émotions et des moments rares. Nous nous sommes rencontrés en 2017, année où j’ai découvert son univers. J’ai vu la façon qu’il a de photographier les gens en les mettant en avant et en cherchant chez eux quelque chose qu’ils n’osent pas montrer. Il a su sortir en moi l’œil du tigre, l’aspect guerrier de mon passé de rugbyman. On ne peut rien lui cacher. J’ai donc constaté que son univers correspondait très bien avec ce que j’avais envie d’exposer dans mon domaine. C’était une évidence qu’il vienne au château l’Hospitalet, et les résultats sont allés au-delà de nos espérances. Dans une présentation magnifique, l’exposition a été inaugurée le 17 septembre 2020 et durera jusqu’au mois de février. Elle met en scène des gens de la chanson, de l’événementiel, du cinéma, de la gastronomie ou encore du vin.
S.D.B : Je ne connaissais pas les lieux mais c’était une évidence d’y aller. Je savais de réputation que Yann-Arthus Bertrand, Nikos, Jean-Marie Perrier y étaient passés. J’ai découvert un lieu magique, pas seulement par sa situation et la beauté du cadre, mais par l’atmosphère qui y règne. Un mois auparavant, j’avais reçu Gérard dans mon studio pour faire son portrait. Pour moi, une séance de portrait constitue un échange, presque une communion. J’ai adoré, et je me suis dit que cette personne était incroyable. Sympathique et sensible. Je suis aujourd’hui très fier de pouvoir exposer dans son domaine. C’est un chapitre important de ma carrière.
Quelle est votre définition de l’art ?
G.B. : C’est la forme la plus aboutie du comportement humain : la main. La main fait tout : la sculpture, la peinture et la photographie. Elle est liée à l’œil. La particularité par exemple des grands photographes, c’est qu’ils ont un œil d’aigle. Ils voient ce que nous ne voyons pas. Ils voient les choses de manière beaucoup plus pointue, et ils voient la vie d’une manière photographique. C’est passionnant, ils vont droit au but et mettent en avant le point de différence, afin de révéler l’âme humaine. Les portraits, c’est révéler l’âme d’une personne. Faire du vin, c’est une dimension artistique, dans laquelle on révèle l’âme du terroir. Il y a dans le vin une forme d’humilité, car si le vigneron se met en avant, il va étouffer le potentiel du terroir. Quand on boit un Château l’Hospitalet 1991, on sent qu’au bout de dix ans, le terroir s’exprime. Mon travail, c’est de révéler ce terroir. C’est d’abord le comprendre, le fouler, le visiter, mais c’est aussi de l’intuition pour savoir mettre en musique les différents cépages. Si pour Stéphane, ce sont des fulgurances, pour ma part, c’est un an de travail et des dizaines d’heures d’assemblage pour révéler l’instantané. Sans l’art, nous ne serions pas des homos sapiens. C’est ce qui sublime l’être humain.
S.D.B. : J’aime beaucoup le terme de fulgurance. Les portraits que je fais n’ont pas la prétention d’être les images éternelles d’une personne, mais c’est un instant T qui ne sera pas le même cinq minutes après. La particularité, c’est que j’ai choisi d’appuyer à ce moment-là. C’est la rencontre de mon modèle et moi-même ce jour- là. Il faut que cet instant convienne à la personne que je photographie. Je fais des photos pour faire plaisir et faire découvrir. Je pense que l’art n’est pas là pour donner des réponses mais plutôt pour poser des questions. Dès que l’on traite quelque chose à un niveau très pointu, c’est de l’art. La photographie, pour moi, c’est une manière de respirer. Je photographie les gens sans appareil photo, je les photographie d’abord avec mes yeux.
G.B. : Pour ma part, je fais en sorte de créer du lien social. Dès que les gens commencent à boire un verre de vin, ils arrêtent de se disputer et commencent à se parler. Le vin crée une autre vibration. Il sublime les moments. Cela fait 2400 ans que l’on fait du vin en Europe, et il permet de créer la connexion entre les gens et d’élever les échanges, de révéler la sincérité et sublimer la vérité. J’ai créé dans mon dernier livre une pyramide des sens, où j’explique la différence entre le plaisir, le goût, l’émotion et le message dans le verre. Le plaisir, c’est les yeux, le nez et la bouche ; le goût c’est la gouttière du bonheur, comme disait Jean Cormier ; l’émotion, ça se passe vers le cœur et le message remonte au néocortex. Il y a ces quatre dimensions dans le verre. Quand on fait le lien entre elles, c’est que l’on a compris que l’être humain est multidimensionnel. Le vin aide à la transcendance. Non seulement le vin révèle les terroirs, mais il a aussi une dimension spirituelle.
Vous sublimez les terroirs et les personnes. L’humanité est votre socle commun ?
G.B. : Avec Stéphane, nous nous sommes compris au premier regard. On aime les gens, et on veut le meilleur. Il veut sublimer une personne, moi un terroir. 350 personnes travaillent avec moi sur plus de 1 000 hectares, et il y a longtemps que j’ai dépassé mon seuil de compétence parce que je prends des gens qui sont meilleurs que moi dans tous les domaines. Cela me permet d’en tirer la quintessence, et de faire le lien entre les gens pour monter encore plus haut. Il ne faut pas avoir peur de s’entourer de gens compétents. C’est quand on se libère de la peur pour la transformer en amour de l’autre que l’on peut s’élever.
S.D.B. : Si, à l’inverse de Gérard, je travaille seul, mon métier est fait de rencontres. Chaque séance en est une. Je travaille avec tous mes modèles de la même manière. J’ai reçu il y a peu la personne qui révisait mes extincteurs au studio depuis trente ans. Je le connaissais sans le connaître. Je lui ai dit, je veux vous photographier. Je lui ai mis mon extincteur dans la main, et j’ai fait son portrait. Un mois après, je faisais une exposition à la Grande Arche de la Défense, et sa photographie était sur deux mètres de haut entre Sting et Jenifer. J’ai pris autant de plaisir qu’à photographier une personnalité. Ce sont des rencontres, et la fonction importe peu. Je n’ai pas de son comme dans la musique, ni de saveur comme dans la gastronomie, j’ai seulement une feuille fixée à un mur et je me débrouille avec ça. Il faut provoquer les émotions. Quand je reçois les gens, je les observe, et je capture l’instant.
Vous êtes tous les deux de grands optimistes. Comment voyez-vous l’avenir ?
G.B. : Il est trop tard pour être pessimiste. Chaque jour, on construit son propre destin mais aussi le destin de l’humanité. L’homme est limité mais une idée peut changer le monde. L’art donne cette capacité. Les artistes ont un trait commun, au-delà de leur génie : ce sont des curieux, des voyageurs et des preneurs de risque. Dans la vie, le succès est toujours proportionnel aux risques que l’on prend. Ça permet de se sentir vivant. Il faut assumer que l’on vive dans une période qui est un changement de paradigme. Pourquoi ? Parce que l’on a tout. Le nouveau paradigme pour moi, c’est seulement d’être conscients de la chance que l’on a de vivre. Jusqu’au début des années 1900, c’était la préhistoire. En 120 ans, on a fait un véritable saut quantique, sauf que 2,5 milliards de gens surconsomment et 5 milliards vivent sobrement. Il faut trouver un bon équilibre. Mais surtout, ce qui importe aujourd’hui, c’est de donner un sens à sa vie. Ce qui nous différencie aujourd’hui de l’ordinateur, c’est ce que l’on a de plus précieux : la capacité à s’émerveiller. Ces moments qui révèlent le meilleur de l’être humain. C’est passer du paradigme de la peur à celui de l’amour. Stéphane et moi, nous avons en commun cette obsession de l’amour des gens et l’amour d’un monde meilleur. Je suis très optimiste parce que le bien m’a toujours emporté. On est aujourd’hui les témoins d’un changement historique de la même force que celui que l’on a connu à la Renaissance, l’an zéro de l’art. Le XXIe siècle va rendre, 500 ans après, une nouvelle façon d’appréhender le monde. Il faut être conscient que l’on vit à une période extrêmement importante et historique, et qu’il faut être à la hauteur. Ces sont les âmes libres et les gens courageux qui vont pouvoir accentuer ce changement.
S.D.B. : On a besoin des autres. L’amour nous guide, on ne peut pas vivre sans. Deux fois dans ma vie, je me suis effondré, et c’est à chaque fois mes amis qui m’ont sorti de là. Ce qui est intéressant, c’est de propager, de transmettre et de partager. De partager le plaisir d’ouvrir une exposition, d’ouvrir une bouteille de vin, de partir en week-end et de parler simplement. Gérard parle de courage, et c’est important. Il ne faut pas se scléroser, et il faut prendre des risques. Il faut avoir envie de prendre des chemins de traverse de temps en temps et de sortir de sa zone de confort. C’est ce que je fais en ce moment avec mon travail à venir. Je ne m’arrête plus aux portraits de personnes, j’essaie de faire des portraits d’objets, des natures mortes.
G.B. : Comme le disait Saint-Exupéry, si tu veux tracer un sillon droit, accroche ton char à une étoile. Il faut viser haut et regarder le ciel étoilé parce qu’il y a plus d’étoiles dans l’univers que d’êtres humains sur Terre. On se prend la tête avec des petits problèmes qui n’ont pas de sens alors que l’être humain est là. Il a été mis sur un piédestal sur la planète depuis peu. Que fait-on pour faire rayonner notre planète dans un univers en extension où il y a plus de planètes que d’êtres humains ? Ça dépasse l’entendement parce que ça nécessite de se projeter. Dans la biodynamie, on utilise l’influence des planètes sur le sol et sur les calcaires pour travailler de manière naturelle dans nos vignobles. Cela permet de donner un sens important à sa vie. Ça permet de relativiser les petits problèmes du quotidien. Nous ne sommes pas là que pour dormir, manger et travailler. Nous sommes là pour vivre avec un grand V. Vivre, s’exprimer, tirer le meilleur de soi-même, avec l’obligation de rendre sa vie utile pour les autres.
Qu’est-ce que l’humanité, en trois mots ?
G.B. : Le cœur, le courage et l’audace. S.D.B. : Le regard, l’étreinte et l’héritage.
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