Après le succès d’Orgueil, le restaurateur de 29 ans et ses associés vont ouvrir une nouvelle adresse à la rentrée. A 29 ans, Eloi Spinnler veut imposer l’idée qu’une cuisine sans déchet et haut de gamme est possible. Et qu’elle peut être à la base d’un solide modèle économique – en plus de ses vertus écologiques.
Eloi Spinnler a déjà sa marque de fabrique : une sorte de harnais en cuir qui lui sert d’étui pour ses couteaux. C’est un ami à lui, plutôt spécialisé dans les accessoires SM, qui le lui a fabriqué, Spinnler rêvant d’un marqueur visuel fort, un peu façon Assassin’s creed. Cet étrange outillage, le chef de 29 ans l’arbore surtout dans ses vidéos à destination des réseaux sociaux. Sur Instagram, ils sont 190 000, et sur YouTube près de 100 000 à regarder ses formats courts ou longs, où il va un jour expliquer comment réussir une soupe à l’oignon, et un autre essayer de faire aimer la coriandre à la militante écologiste Camille Etienne – dans une série d’entretiens-recettes où il a amène des personnalités qu’il admire à raconter leur rapport à la nourriture, et à manger ce qu’ils détestent. Le tout, avec son allure de gendre idéal et ses blagues potaches qui le rendent hautement sympathiques. Un joli succès, en seulement une année de présence sur les réseaux.
Spinnler commence doucement à être un visage mainstream. Il a fait ses premières apparitions sur la toile dans une vidéo du youtubeur star Squeezie, dans le déjà cultisme format des « imposteurs », et aussi auprès du duo McFly & Carlito, pour qui le chef a cuisiné des plats du monde entier qui donneraient des sueurs froides à n’importe quel palais occidental. Si Spinnler s’est lancé il y a un an dans la sacro-sainte création de contenu, c’est avant tout par goût pour tout cet univers – mais pas seulement : « Je suis assez fan du fait que dans la vie, et dans la cuisine, il faut faire ce qui nous ressemble. Je ne voulais pas être le nième chef qui propose des recettes que personne ne pourra refaire. J’essaye de donner des tips que chacun peut reproduire chez lui. J’essaye de donner les clés pour repousser les genss dans leur cuisine. Mais il y avait aussi un besoin certain de se démarquer sur les réseaux sociaux, qui sont le premier canal d’acquisition maintenant pour un restaurateur », explique-t-il à Forbes.
Car il ne faudrait pas classer Spinnler seulement dans la catégorie des joyeux drilles, des chefs-infleunceurs wannabe stand-uppers. Le jeune homme a, en deux ans, imposé son restaurant Orgueil, situé dans le 11e arrondissement de Paris, comme une des adresses les plus séduisantes de la capitale. Le lieu est divisé en deux parties : une salle bistronomique, et un « speakeasy » gastronomique, avec l’ambition de proposer une cuisine exigeante, subtilement originale, mais surtout locale et zéro déchet. « Je cherche à faire une cuisine altruiste, de partage », résume-t-il à sa façon. En 2023, il a remporté le trophée Jeune talent d’Ile-de-France du Gault&Millau.
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Pertes et profits
Au coeur du l’offre culinaire et du modèle économique de son adresse, s’impose le zéro déchet. Concrètement, chez Orgueil, on garde tout : chair, pépins, os et peaux (des fruits et légumes seulement, mais Spinnler aime glisser à ses clients que le jour où ils pourront ouvrir une tannerie dans son restaurant, il fera son propre cuir). Cela donne de la peau de citron broyée et brûlée en condiment, mais aussi des os d’agneau qui servent pour les sauces – les morceaux de l’animal sont partagés entre les recettes du bistrot et celles du speakeasy. De telle sorte que le restaurant s’interdit d’utiliser du boeuf, car une seule adresse n’est pas suffisante pour être sûr de ne rien jeter.
C’est que dans sa vie d’apprenti, le garçon a vu des trucs qui l’ont révulsé, comme des poulets entiers utilisés pour des bouillons et envoyés à la poubelle. Car le chef a appris le métier dans des institutions où ne fait pas dans la demi-mesure – mais où on travaille dur pour savoir réciter ses gammes culinaires sans sourciller. A 13 ans, il rentre chez Ferrandi à Paris, une des plus prestigieuses écoles du domaine, la « Harvard de la gastronomie », comme certains l’appellent. Il en sortira sept ans plus tard, en 2015, avec un bac pro et un bachelor en management hôtelier en poche. Il aura passé deux ans en apprentissage chez L’Oréal à la cuisine du Club de direction, auprès de « grands techniciens de la cuisine française », puis enchainé les stages dans des institutions aux noms ronflants et débordant d’étoiles Michelin : la Tour d’Argent, puis le Dorchester à Londres et le Plaza Athénée à Paris, deux maisons où il se fait à l’école de Ducasse, deux maisons trois étoiles au Michelin. « A Londres, ça a été la plus dure mais aussi la plus riche de mes expériences. Avec toujours une énorme volonté de se dépasser, une envie de bien faire. » C’est donc aussi ce passage dans des lieux où la quête de perfection l’emporte parfois sur la raison, « où la régularité des assiettes prime sur les pertes », que le jeune homme entretien son « obsession pour consommer mieux ». Et que la cuisine étoilée est devenue pour lui, une sorte de repoussoir.
Le zéro déchet, c’est aussi une façon de réduire ses coûts et d’augmenter ses marges, même si le travail logistique est colossal. « C’est grâce à ça qu’on peut proposer un menu en sept temps à 75 euros. »
Dès ses études à Ferrandi, Spinnler a cultivé le désir de ne pas se contenter d’être derrière les fourneaux. « Quand j’étais juste chef pour quelqu’un d’autre, j’étais frustré par le fait d’être qu’une petite pierre dans l’édifice. Un restaurant c’est pas juste un chef de cuisine. Il y a l’ambiance, l’équipe que tu constitues, la communication. Tu peux avoir le meilleur cuisinier du monde, si on ne parle pas de toi, personne ne viendra. »
En 2019, il se met à son compte en tant que consultant, et conçoit la carte du bar bordelais de la marque de bière artisanale, la brasserie fondamentale. Il s’associera en 2021 avec les deux co-fondateurs de « LBF », Martin Pellet et Youssef Chraibi pour monter Orgueil. En 2023, ils sont rejoints par Benoit Piante pour améliorer la gestion financière.
« Je rêvais depuis longtemps de créer un groupe de restauration autour des sept péchés capitaux », clame Spinnler. Le modèle semble pérenne : Orgueil est déjà rentable, et Colère ouvrira en octobre prochain. L’idée centrale du nouveau projet : inviter des personnalités, qui seront autant d’ambassadeurs d’associations. Chaque ambassadeur tournera une vidéo de recette avec Spinnler, et le plat restera à la carte trois mois. A l’issu du trimestre, Colère reversera une partie de ses revenus à l’association. « Ça devrait représenter un euro par client sur le trimestre, plus les bénéfices d’une soirée de gala de lancement de la nouvelle carte. » Une quête d’impact qui habite Spinnler depuis un moment : il intervient régulièrement comme chef au Refettorio, un restaurant solidaire dans le quartier de la Madeleine.
Lancer de conserve
Le goût de la cuisine, Spinnler le tient de sa grand-mère, qui cuisinait les prises de chasse de son avocat de grand-père, pas mal de gibier donc : « une cuisine bourgeoise, plutôt de réception. » Ainé d’une fratrie de trois, le chef est né à Chalons-sur-Saône, a grandi dans la banlieue ouest parisienne, entre deux parents un père agronome spécialiste des réactions alimentaires, professeur émérite à AgroParisTech, et une mère spécialiste en analyse sensorielle, carrière qui l’a menée à travailler sur divers projets pour Peugeot et Nestlé. Une famille pas vraiment tournée vers l’artisanat, mais qui a un certain goût de l’exigence : « Mes parents m’ont dit : »Si tu veux faire un bac pro, okay, mais ce sera dans la meilleure école qu’on connaisse » ». Va pour Ferrandi alors.
Depuis le début de sa jeune carrière, s’il y a bien une chose sur laquelle Eloi Spinnler a évolué, c’est son management. Le speakeasy d’Orgueil donne directement sur la cuisine, et on est frappé par le calme qui y règne, malgré quelques haussements de ton – notamment quand le patron des lieux lance qu’il attend « deux ceviches pour hier ». On est loin de Cauchemar en cuisine, ou des scènes de haute tension de la série à succès The Bear, où le personnage principal se plonge parfois dans des souvenirs douloureux, du temps où il travaillait pour des tables prestigieuses, où l’humiliation était de mise. Dans certaines grandes adresses, Spinnler se souvient avoir vu « une conserve de foie gras de 3,5 kilos traverser la cuisine ». Lui-même admet que par le passé, il a eu ce genre de comportements, notamment lors de ses deux premières années de chef. « Quand tu n’es pas former à gérer tout ce stress, et que tu as cette envie de faire tes preuves, de montrer que tu es le meilleur, tu ne sais pas comment te faire comprendre calmement. »
Pour s’améliorer, le chef a été un temps réserviste dans l’armée, comme pour finir de se convaincre que le management autoritaire n’a d’utilité que quand sa propre vie ou ceux des autres est en danger. Il se fait également coacher, une fois par semaine, pour améliorer son sens de la gestion humaine. Loin des assiettes à la perfection standardisée et de la vocifération, Spinnler n’a guère d’ambition étoilée. Que garde-t-il alors de ses années dans les hautes sphères ? Les gestes bien sûr. Comme la découpe du poisson. « Ça demande beaucoup de technique, beaucoup de concentration, de calme. Ça me détend beaucoup. » Un savoir-faire qu’il tient de ses années au Plaza. Pour sûr : il n’y a pas gaspillé son temps.
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