NOMINATION | Exit Jean Castex, c’est donc Elisabeth Borne qui prend les rênes de Matignon. Une nomination attendue. Premier objectif pour elle : gagner les élections législatives. Pour l’histoire, Elisabeth Borne est la deuxième femme nommée Première ministre sous la Ve République (après Edith Cresson sous François Mitterrand). A 61 ans, ancienne préfète, étiquetée à gauche, elle a été notamment directrice de cabinet de Ségolène Royal, à la réputation tenace. Parmi les dossiers phares qui l’attendent : la réforme des retraites et la planification écologique. Ministre du Travail durant le premier quinquennat Macron, elle avait donné une interview à Forbes sur les réformes, l’égalité homme-femme en entreprise, le contrat social. Entretien.
Déclarées priorité du quinquennat Macron, les inégalités entre les femmes et les hommes en entreprise persistent. Notamment en matière de rémunération, malgré l’index et les sanctions mis en place par le gouvernement. Élisabeth Borne, ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Insertion, poursuit cependant ce combat pour l’égalité professionnelle qu’elle juge essentiel et dont le bien-fondé est parfois remis en cause.
Propos recueillis par Yves Derai
Quelles sont les raisons profondes des inégalités hommes/femmes en entreprise, notamment en matière de rémunération ?
Élisabeth Borne : Cela tient d’abord au fait que les femmes exercent souvent des métiers moins bien payés et à temps partiel. Les métiers sont aujourd’hui encore très genrés. Par exemple, il y a beaucoup plus de femmes que d’hommes dans les domaines de l’aide à domicile ou du nettoyage. Ensuite, les hommes revendiquent plus spontanément des rémunérations élevées dès le moment de l’embauche, puis des augmentations au fil de leur vie professionnelle là où les femmes ont tendance à se censurer. Enfin, il reste un nombre significatif d’entreprises qui n’appliquent pas la loi quand une femme part en congés maternité en matière d’augmentations, par exemple. Aujourd’hui, l’écart salarial entre les femmes et les hommes à poste égal et même temps de travail est de 9 %. Ce n’est pas acceptable. C’est pour cela que nous avons créé l’index de l’égalité professionnelle. Quand des entreprises sont mal notées, cela engage leur réputation. Or les candidats ou les clients sont de plus en plus sensibles à ces critères.
Vous avez des éléments concrets qui attestent de ce phénomène ?
E.B. : Les jeunes sont de plus en plus sensibles à l’image de l’entreprise dans laquelle ils vont travailler, à ses engagements dans des causes sociales, sociétales et écologiques. Toutes les études montrent que les jeunes veulent cela. Les clients aussi commencent à être attentifs à ces questions. Ensuite, je vous rappelle que les entreprises qui n’atteignent pas la note de 75 sur 100 à notre index de l’égalité professionnelle au bout de trois ans risquent des sanctions financières pouvant aller jusqu’à 1 % de la masse salariale. C’est un dispositif qui a un effet important, applicable à toutes les entreprises de plus de 50 salariés. On a désormais plus de 80 % des entreprises qui renseignent l’index alors qu’on a commencé il y a deux ans à 59 %. C’est une progression significative.
Si une entreprise ne renseigne pas l’index, que risque-t-elle ?
E.B. : Elle s’expose aussi à des sanctions pouvant également atteindre 1 % de la masse salariale. Certaines ont d’ailleurs été prononcées.
Ce dispositif concerne donc les rémunérations ; quid du déséquilibre en matière de responsabilités ?
E.B. : C’est un sujet sur lequel on a eu beaucoup d’échanges avec les parlementaires. Un texte qui concerne la parité au niveau des cadres dirigeants de l’entreprise qui sont le vivier des comex et des codir, est en cours d’examen au Parlement. L’objectif, c’est que dans les entreprises de plus de 1000 salariés, on franchisse la barre de 30 % de cadres dirigeantes d’ici cinq ans et de 40 % dans huit ans. Cela devrait permettre de rééquilibrer la situation.
Durant cette période de « rattrapage » où il deviendra prioritaire de recruter ou promouvoir des femmes, même à compétence égale, les hommes ne vont-ils pas mécaniquement devenir des victimes collatérales ?
E.B. : Cette loi est nécessaire car les choses ne vont pas assez vite. Je comprends que cela puisse heurter certains hommes. On a déjà connu cela lorsqu’on a fait la parité en politique ou dans les conseils d’administration avec la loi Copé- Zimmerman. Cela a permis de faire avancer significativement l’égalité.
Plus on monte dans la hiérarchie, plus ça se complique puisqu’il n’y a qu’une seule femme dirigeante d’une entreprise du CAC 40. Menez-vous une action spécifique auprès des grands groupes pour que les choses changent ?
E.B. : On a bien en tête le problème mais ça n’est pas le gouvernement qui nomme les PDG des entreprises du CAC 40. À notre niveau, nous pouvons favoriser la parité au sein des viviers des instances dirigeantes, et c’est ce que nous faisons.
Quand, dans huit ans, nous aurons 40 % des cadres dirigeants qui seront des femmes, l’évolution sera naturelle.
Dans les entreprises publiques, vous trouvez que le gouvernement montre l’exemple ?
E.B. : À la RATP, par exemple, on a eu une succession de femmes PDG. On a aussi la Française des jeux, France Télévisions, etc. On doit pouvoir faire mieux mais il faut bien préparer en amont les choses pour que ça bouge vraiment.
Ça veut dire que vous vous projetez dans le futur pour trouver des solutions ?
E.B. : Oui mais un futur proche. Quand, dans huit ans, nous aurons 40 % des cadres dirigeants qui seront des femmes, l’évolution sera naturelle.
Est-ce qu’une régression est encore possible dans le domaine de l’égalité en entreprise ?
E.B. : Il faut rester vigilant car les périodes de crises peuvent faire passer au second plan ces enjeux d’égalité. En même temps, quand on regarde l’échiquier politique, on voit que les personnalités qui demandent un retour en arrière sont très isolées. N’oublions pas que les femmes forment la moitié de l’humanité et la moitié de l’électorat.
Certains défendent l’idée que les femmes sont intrinsèquement inférieures aux hommes s’agissant de l’exercice du pouvoir. Qu’en pensez-vous ?
E.B. : Le sexisme a toujours existé. Mais rationnellement, je ne crois pas que l’on peut dire qu’Angela Merkel a été une mauvaise chancelière. Je pourrais multiplier les exemples. C’est effarant…
Ces thèses font néanmoins florès dans l’opinion si l’on en croit les sondages. Qu’est- ce que cela dit de la société française ?
E.B. : Cela traduit certainement des doutes d’une partie de nos concitoyens. Les temps sont incertains. Dans ces périodes, la recherche du bouc émissaire est une solution simpliste qui peut séduire. Ces discours de repli ne mènent nulle part et l’on a d’ailleurs vu lors de cette crise sanitaire que notre pays possédait des ressources remarquables. Nos chiffres sur l’emploi et la croissance nous singularisent en Europe. On peut donc avoir confiance dans les capacités de rebond de la France. Ce sont les valeurs que portent le Président et le Premier ministre.
Lors de sa campagne de 2017, Emmanuel Macron avait promis de choisir une femme pour Matignon au cours de son quinquennat, il ne l’a pas fait. C’est dommage ?
E.B. : Je pense qu’il serait bien, quelques décennies après Édith Cresson, d’avoir de nouveau une femme Premier ministre. Durant le mandat, cela a été une question de circonstances. Mais je vous rappelle que tous les gouvernements du quinquennat ont été paritaires.
Pourquoi les féministes les plus visibles aujourd’hui sur la scène publique ne choisissent-elles pas l’égalité en entreprise comme une cause prioritaire ?
E.B. : La question de l’entreprise n’est effectivement pas toujours primordiale dans le système de pensée de certaines féministes qui n’ont pas les mêmes orientations politiques que les nôtres mais, néanmoins, elles sont préoccupées par les questions d’inégalités salariales et la surreprésentation des femmes dans les temps partiels et les bas salaires. La question de l’égalité professionnelle est évidemment un sujet majeur. Les violences conjugales, par exemple, concernent souvent des femmes qui n’ont pas d’indépendance économique. Elles ne peuvent pas envisager de se séparer d’un conjoint violent.
Vous-même, avez-vous subi des discriminations sexistes lors de votre parcours professionnel ?
E.B. : Pas à titre personnel. J’ai souvent exercé des responsabilités où la personne s’efface derrière la fonction comme préfète de région. Par ailleurs, j’ai été soutenue dans mon parcours par des hommes comme Lionel Jospin, Manuel Valls ou Emmanuel Macron. Mais j’ai bien conscience que toutes les femmes n’ont pas cette chance. J’ai vu parfois la discrimination à l’œuvre. J’ai été très vigilante quand j’étais à la tête de la RATP, par exemple, qui est une entreprise dont certains métiers sont majoritairement occupés par des hommes. J’ai souvent encouragé des jeunes femmes qui hésitaient à s’orienter vers des métiers techniques où elles craignaient de ne pas être forcément bien accueillies. C’est pour cela qu’il faut accélérer le mouvement.
Vous qui avez exercé des fonctions importantes, vous avez su aller les chercher, dépasser les réticences féminines que vous évoquiez à revendiquer des postes ou des promotions ?
E.B. : Je ne sais pas si je l’ai fait autant qu’un homme, j’ai effectivement l’impression d’avoir surtout accepté des propositions. Dans ma vie de chef d’entreprise où j’ai dû recruter, j’ai parfois reçu des candidatures masculines étonnantes qui m’ont fait penser : tiens, ce monsieur ne se situe pas très bien sur l’échelle de ses compétences… Alors que des femmes que je suis allée chercher m’opposaient beaucoup d’hésitations malgré leurs compétences évidentes. C’est pour cela que je soutiens des actions de mentorat, afin qu’elles prennent plus confiance en elles, osent demander, etc.
Une femme qui serait élue en France pour la première fois présidente de la République, ça ferait avancer la cause des femmes dans les domaines que nous avons abordés ?
E.B. : Ce serait un beau signal, en effet.
Dès 2022 ?
E.B. : Ce n’est pas ce que j’espère pour 2022 puisque je souhaite la victoire d’Emmanuel Macron.
Donc les causes du problème sont multifactorielles…
E.B. : Oui. Mais on ne peut pas s’en satisfaire. C’est pour cela qu’il fallait renforcer la loi de 72 sur l’égalité salariale avec celle de 2018 qui traite aussi de ces sujets. Nous avons notamment créé l’index de l’égalité professionnelle qui vise à faire prendre conscience du problème et à corriger ces écarts.
On peut parler d’injustice ?
E.B. : Oui, bien sûr, puisqu’on constate qu’il existe un écart de 9 % de salaire entre les femmes et les hommes à poste identique. L’injustice existe aussi dans les biais d’orientation qui font que, par exemple, les femmes ont moins accès à des postes d’ingénieurs qui sont généralement mieux rémunérés.
Il faut donc avancer sur le dossier de l’accès des femmes aux postes à responsabilités afin que, cinquante ans après la loi de 1972, on l’applique enfin pleinement.
Les hommes sont responsables de cette situation ?
E.B. : S’il y avait davantage de femmes dans les instances de direction des entreprises, on prendrait peut-être plus en compte ces problèmes d’inégalités salariales.
Par la grâce de la solidarité féminine ?
E.B. : Non, par le fait que les femmes porteraient plus d’attention à ces situations inacceptables, les ayant elles-mêmes vécues. Il faut donc avancer sur le dossier de l’accès des femmes aux postes à responsabilités afin que, cinquante ans après la loi de 1972, on l’applique enfin pleinement.
Face à ce sujet désigné par le président de la République lui-même comme l’une des priorités du quinquennat, le gouvernement a créé un index. Vous trouvez cela suffisant ?
E.B. : Ça fonctionne. Cet index permet aux entreprises de prendre consciences d’écarts qu’elles n’avaient pas forcément identifiés et engage leur réputation qui est essentielle si l’on veut attirer des talents et des clients qui sont eux-mêmes sensibles à cette problématique d’égalité femme/homme.
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