Pour l’enseignante à Sciences Po et Polytechnique, Asma Mhalla, autrice de Technopolitique, comment la technologie fait de nous des soldats (Seuil, 2024), la campagne menée en faveur de Donald Trump par Elon Musk représente l’hybridation entre l’homme d’affaires et l’homme politique, deux personnalités jusqu’ici éloignés.
Forbes France : Quels événements ou initiatives ont contribué à rapprocher Elon Musk et Donald Trump ?
Asma Mhalla : Elon Musk est par nature très proche des administrations et de la présidence. Au départ, il effectuait des donations aux deux camps, de façon assez égale. Il affichait même des sympathies plutôt démocrates. Sous Barack Obama, il avait déjà obtenu des contrats gouvernementaux.
Avec Donald Trump, on a l’impression que les deux hommes se sont rapprochés après la tentative d’assassinat de l’ancien président mais leur relation n’est pas nouvelle. Sous le premier mandat de Trump, les deux hommes se connaissaient, avaient déjà fait affaire. Ils ont été proches puis se sont éloignés. Leurs relations étaient assez instables, elles pourraient se résumer à une sorte de “je t’aime moi non plus”.
Depuis l’élection de Joe Biden, leur connexion s’est renforcée. En effet, Elon Musk et l’actuel président américain entretiennent une relation exécrable. Les deux personnalités ne s’apprécient pas du tout. Il y a eu des inimitiés personnelles d’une part. Elon Musk a toujours estimé que Joe Biden n’avait pas traité Tesla de la façon dont il aurait dû. Les tensions se sont exacerbées au moment de l’Inflation Reduction Act. Lors d’un discours, Joe Biden a mentionné le nom de toutes les grandes pépites américaines sans y inclure Tesla. Cela a énormément déplu à Elon Musk, qui présente son entreprise comme un des piliers de la “climat tech” du pays.
Parallèlement, Elon Musk s’est radicalisé sur les questions de société. Il a trouvé chez Trump un compagnon de bataille contre le « wokisme ».
Le soutien d’Elon Musk à Donald Trump reflète-t-il une tendance plus large chez les entrepreneurs de la Silicon Valley ?
A.M : Au-delà de la relation qu’entretient Elon Musk avec le président américain, il y a un phénomène latent de radicalisation au sein de la Silicon Valley. Donald Trump défend des principes très proches des idéologies libertariennes. En clair, que l’État ne fonctionne pas. Forcément, cela fait résonance avec l’idéologie d’une partie de l’élite de la Silicon Valley, qui estime que l’Etat est un frein à l’innovation technique, au progrès et à leur projet de civilisation. D’autant qu’il existe tout un narratif dans cette région-là, et notamment à San Francisco, sur l’exposition de la criminalité, les SDF, les migrants, etc. Il y a eu une forme de contre-révolution au sein de la Silicon Valley.
Il y a un groupe au sein de l’élite technologique américaine “la PayPal mafia”, dont font partie Peter Thiel, David Sack, Elon Musk, évidemment, qui s’est radicalisé. Au début, c’était un groupuscule qui développe des idées démago et très extrémistes sur la question de la démocratie, des migrants, du climat…Au fur et à mesure, ce petit groupe va essaimer dans le milieu de la tech pour des raisons assez différentes. D’un côté, il y a ceux qui veulent plus de dérégulation. D’autres vont partir en croisade contre l’idéologie “woke”. Pour certains, comme Elon Musk, ces deux points se rejoignent. Cette clique s’est ainsi cristallisée autour du Trumpisme. Il y a une prédation de l’utopie initiale d’Internet, un espace libre, ouvert, de la connaissance gratuite pour tous par quelques méta-plateformes, dont certains patrons sont clairement d’extrême droite avec Elon Musk en tête et Peter Thiel juste derrière.
Mais il ne faudrait pas tomber dans la facilité et dire que la Silicon Valley est devenue d’extrême droite. C’est faux, elle est polarisée à l’image de la société américaine. Quand on regarde quelques études, on remarque également qu’une partie des patrons, comme par exemple Reeve Hoffman – qui faisait partie de la Paypal mafia – est désormais l’un des soutiens de Kamala Harris. Les collaborateurs, les employés, les CSP+ restent globalement démocrates. Toutefois, ce phénomène est assez récent. la Silicon Valley est historiquement un point pivot des mouvements hippies, flowers power, donc très marquée à gauche.
Si la Silicon Valley est historiquement favorable aux idées démocrates, une forte pensée libertarienne s’est développée en son sein, ce qui se rapproche des positions défendues par Trump. Comment expliquer ce paradoxe ?
A.M : Ce n’est absolument pas antinomique, c’est même compatible. Être libertarien n’est pas du tout incompatible, au contraire, avec le flower power hippie des années 60 autour de la communauté de Stanford. En effet, l’idéologie initiale d’Internet c’est d’essayer de développer un système horizontal de communication afin de s’ériger contre la verticalité de l’État.
Mais du côté des entrepreneurs soutenant Trump, il y a une déformation de cette idéologie initiale. Elon Musk ou Peter Thiel ne désirent pas entrer en lutte frontale contre l’Etat. Ils veulent “driver” l’État de l’intérieur. Lorsqu’on y regarde de plus près, les entreprises d’Elon Musk cumulent près de 15 milliards de dollars avec les agences fédérales. Donc il y a une vraie relation entre l’Etat et l’homme d’affaires.
Comment interpréter le fait qu’une personnalité aussi influente vis-à-vis de l’Etat soit entrée en campagne de manière aussi frontale ?
A.M : Il y a un phénomène nouveau dans ce siècle politique, c’est l’hybridation. Habituellement, il y avait les hommes politiques d’un côté et les hommes d’affaires d’un autre. Jusqu’ici, le soutien du milieu de la Silicon Valley auprès des candidats s’organisait autour de grands dîners, de gala, de donation d’argent… Peter Thiel, qui lui a été l’un des premiers à afficher son soutien au républicain, s’était contenté de quelques sorties médiatiques et de dons massifs d’argent.
Avec Elon Musk, c’est totalement différent. Il y a une hybridation de l’homme d’affaires et de l’homme politique. Il s’investit personnellement dans la campagne de Donald Trump. Selon, le New York Times, il serait parti s’installer en Pennsylvanie pour superviser directement la mobilisation en faveur du candidat républicain, ce qu’on appelle aux États-Unis, le « community organizing ». Grâce à la captation de données mais aussi aux incitations financières – Elon Musk a promis un don de 1 million de dollars par jour à un signataire d’une pétition portée par les soutiens de Trump – le milliardaire réinvente le “community organizing” de manière très problématique pour la démocratie.
Avec X, il a une caisse de résonance extraordinaire. Selon le New-York Times, il aurait demandé à ses ingénieurs de revoir l’algorithme de l’application pour que ses posts soient valorisés. X qui était censé représenter l’utopie initiale d’internet, est en train de devenir un appareil idéologique au service de Trump d’Elon Musk sous prétexte de “freedom of speech”.
Que se passerait-il pour Elon Musk en cas de victoire de l’un ou de l’autre candidat ?
A.M : En cas de victoire de Kamala Harris, les contrats fédéraux, notamment de défense ou avec la NASA, vont perdurer contrairement au narratif qu’il développe. Il y aura certainement plus de contraintes mais tous ne vont pas s’arrêter du jour au lendemain. Quand les agences américaines accordent un contrat à Starlink, à Tesla, elles ont besoin de la capacité technique de l’entreprise. Ce n’est pas avec Elon Musk, l’objet politique, qu’elles contractualisent.
Par contre, si Donald Trump gagne, c’est le jackpot car il pourrait obtenir une commission de déficience budgétaire. Cela viendrait à lui conférer le pouvoir de détricoter, de vider, de déconstruire l’État américain de l’intérieur. On peut imaginer également des réductions budgétaires ou l’interdiction des syndicats par exemple. Cela signifierait qu’Elon Musk est son propre régulateur.
Le véritable colistier de Donald Trump n’est pas J.D Vance mais Elon Musk. C’est à se demander même si le milliardaire n’est pas en position de force dans la relation qu’il entretient avec le candidat républicain.
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