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Education : en finir avec les « têtes bien faites » et autres forts en thème

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Source : GettyImages

Les outils transforment le savoir, l’Homme du savoir et la société à l’origine du savoir. Lorsque Montaigne prononce sa célèbre phrase « Mieux vaut tête bien faite que tête bien pleine », il ne faut pas juste y voir une affaire de goût. Ce qui est à comprendre, c’est un bouleversement fondamental dans la manière d’acquérir et d’accueillir le savoir et donc de faire société. En effet, avant l’invention de l’écriture, les têtes devaient être pleines non pas par pédanterie mais par nécessité. La mémoire humaine était la seule source de sauvegarde du savoir qui se transmettait oralement.

 

L’invention de l’imprimerie a permis le stockage du savoir et l’augmentation des possibilités de diffusion. Plus besoin d’avoir une tête bien pleine lorsqu’on est capable d’aller chercher les bonnes informations là où elles sont et de les exploiter à bon escient. La tête bien faite suffit à la tâche.  Le savoir change dès lors de nature y compris la société dans laquelle git ce savoir.  
Aujourd’hui, le numérique de masse apporte son lot de changements. Ces changements sont paradigmatiques. Ce qui se joue est une transformation profonde du lien avec la matérialité du monde. Le graal, cette chimère d’une tête sans corps serait presque à portée de rêve.  Concomitamment, le savoir est plus que jamais devenu compétence pour armer les soldats de la « guerre saine » : l’économie. Les compétences deviennent ainsi l’étalon du savoir, l’enseignant devient le représentant de commerce d’un savoir paresseux, un « facilitateur » pour tête bien faite.  

 

Cette tête bien faite qui n’a pas vu arriver l’anthropocène

Voilà que l’anthropocène nous rappelle à nos responsabilités c’est-à-dire le rôle central de l’action humaine dans la détérioration de l’environnement et les crises écologiques. Les entreprises sont directement mises en cause quant à la détérioration de l’environnement et le dérèglement climatique. Elles auraient causé à elles seules 71% des émissions mondiales de gaz à effet de serre depuis 1988 selon un rapport de la Carbon Disclosure Project (CDP). L’environnement ne ment pas, il ne donne que ce qu’il est capable de rendre eu égard aux conditions qui l’affectent. Les entreprises et les états doivent s’engager à reformer leur rapport à un environnement durablement cabossé, meurtri par une intelligence de rapt qui transforme en ressources tout ce qui peut faire marchandise.
En janvier 2020, le rapport annuel Global Risks publié par le World Economic Forum (Davos) (basé sur l’avis de plus de 750 experts) met en exergue une augmentation des « confrontations économiques » et la « polarisation politique intérieure ». Il préconise une approche plurilatérale pour atténuer les risques. Pour la première fois dans les perspectives à 10 ans de l’enquête, les cinq risques les plus importants en termes de probabilité sont tous environnementaux. Les têtes bien faites n’ont pas vu arriver le seuil de retournement : l’exploitation intensive de l’environnement ne pouvait se faire sans en payer le prix.

 

Une tête bien faite, aveugle au dérèglement économique et ses conséquences sociales

Le dérèglement économique n’est pas synonyme d’un état économique passager mais d’un mode de fonctionnement nominal. L’économie devenue chrématistique ne s’enquiquine plus de sa fonction originelle : permettre aux hommes de mieux vivre. Elle est devenue en soi une économie « spectaculaire » dans laquelle la marchandise est non seulement un moyen mais une finalité. Concomitamment, le travail nourri de moins en moins son homme. En 2017, le FMI estimait dans les perspectives de l’économie mondiale que dans les pays avancés : « la portion du revenu national versée aux travailleurs a commencé à baisser dans les années 1980. Elle a atteint son plus bas en 50 ans juste avant la crise financière mondiale de 2008–09, et n’est guère remontée depuis lors. Elle est maintenant inférieure de 4 points de pourcentage à son niveau de 1970 ».
Ces dernières années, l’économie « à la papa », vestige du compromis fordiste (économie qui n’était d’ailleurs pas exempte de critiques) est concurrencée et méthodiquement remplacée par l’économie startup :  les têtes bien faites sont désormais « startupers ». Qu’elles aient été formées à la physique nucléaire, aux sciences vétérinaires, à la médecine etc… grosso modo pour servir la société, les têtes bien faites rêvent désormais de créer l’application de rencontre du siècle ou le site ventes d’objets de seconde main qui va venir détrôner les leaders du marché ; leur ambition ultime est  bien souvent de « disrupter » un secteur d’activité pourvoyeur de dizaines de milliers d’emplois pour les remplacer par une dizaine de jeunes qui ne se posent aucune question quant à la soutenabilité du système de sécurité sociale si l’emploi s’effondrait par leur truchement. Ironie de l’histoire, ces startups seront en partie financées par les impôts de ceux qui seront peut-être privés d’emplois demain. D’ailleurs, certains « startupers » se sont choisi le surnom « barbare » : un barbare par définition prend sans comprendre et ne comprend que pour prendre, ce qui n’est d’ailleurs rien d’autre qu’une rationalisation de la barbarie comme nous le rappelle Bertrand de Jouvenel.

 

Une tête bien faite spectatrice et actrice d’un dérèglement managérial couteux pour la société

L’économie chrématistique a créé une société pour l’Homme et un Homme pour la société. Dans cette société où les finalités sont remplacées par les moyens, l’entreprise est devenue l’institution par excellence, le management sans feu ni lieu, la grammaire des relations sociales. Ce management chrématistique ne se laisse pas distraire par la dimension sensitive, sociale, citoyenne de l’Homme. Ce qui l’intéresse, c’est l’Homme travailleur, rien que l’Homme travailleur.  Cet Homme expurgé de lui-même c’est-à-dire devenu un Homme sans qualité, se mue en manager et en managé, qu’importe l’ordre des deux car il est à la fois bourreau et victime. La vengeance du réel n’est cependant jamais loin car un homme ne vit pas uniquement comme un arbre ou un lapin disait Georges Canguilhem. Le malaise dans l’entreprise ne fait donc que grandir. Au fur et à mesure que les injonctions paradoxales deviennent insupportables, apparaissent sur le marché des théories, des méthodes ou des injonctions managériales, soit fantaisistes, soit qui ne répondent pas aux problèmes causaux : entreprise libérée, injonction au bonheur au travail avec les « chief happiness officers », management participatif sans véritable connaissance des métiers voire se construisant contre les métiers (cf. travaux de Nathalie Jeannerod-Dumouchel). L’idéologie managériale chrématistique n’en a cure de l’humanisme, elle se veut d’abord efficace, tellement efficace qu’elle phagocyte désormais l’intimement humain et le social : on gère dorénavant ses émotions, son deuil, ses enfants… Les têtes bien faites ont accompagné et institutionnalisé un management sans ménagement c’est à dire un management qui fait jouer aux hommes le rôle des choses et aux choses le rôle des hommes !

 

Avec un tel bilan, doit-on continuer à louer les têtes bien faites ?

Ni la qualité (tête bien faite) ni la quantité (tête bien pleine) ne sont des finalités. Elles doivent être au service du jugement, encore faut-il savoir ce que « juger » signifie et comment « juger » . Savoir juger (correctement) nécessite une « mentalité élargie » (Kant) afin de se mouvoir dans « l’espace public mental » en mettant en perspective nos propres jugements par rapport aux différentes possibilités de jugements venant d’autrui. C’est être capable de parler avec d’autres que soi dans sa tête, à égale dignité.
D’ailleurs Robert Musil ne s’y était pas trompé. La pire des bêtises n’est pas commise par l’homme qui a des problèmes de faculté, celui qu’on appelle communément un fou (« bêtise bénigne ») mais par celui qui a un problème de jugement (bêtise qui repose sur une « faiblesse générale de l’entendement »). Ce type de bêtise qui « peut même être un signe d’intelligence », est la pire des bêtises car « c’est la vie même qu’elle menace ». En effet, il révèle d’une « disharmonie entre les partis pris du sentiment et un entendement incapable de les modérer » et peut « facilement entraîner une bêtise constitutionnelle de la communauté » et engendrer une « société affligée de certains défauts mentaux ».  L’intelligence seule ne saurait garantir le bon entendement comme une idée vraie n’est pas nécessairement une idée juste. On comprend mieux alors la célèbre boutade de Clémenceau : « Les polytechniciens savent tout, mais rien d’autre ».

 

Face à une « crise de la pensée », « la tête bien faite doit être refaite »

Je partage pleinement l’analyse de Bachelard lorsqu’il dit que « les crises de croissance de la pensée impliquent une refonte totale du système du savoir. La tête bien faite doit alors être refaite. Elle change d’espèce. Elle s’oppose à l’espèce précédente par une fonction décisive ». La crise de l’anthropocène, la crise économique et la crise managériale révèlent une crise plus profonde. Il s’agit d’une crise de l’éducation caractérisée par la mise au ban de toute connaissance qui ne peut pas être traduite en langage de machine ni transformée en compétence. Une telle éducation instrumentale (servile disait-on jadis), fait perdre de de vue que le savoir, c’est d’abord ce qui donne de la saveur, ce qui éclaire le jugement. C’est ce qui permet d’agir dans le temps et dans l’espace en prenant en compte la complexité de l’être et de son écosystème. C’est ce qui permet de bifurquer, de penser, comme disait Bernard Stiegler. La compétence ne permet quant à elle que de s’adapter à une tache donnée. Ainsi, lorsqu’elle devient le déterminant absolu de l’éducation, elle en devient silencieusement son fossoyeur.
Face à cette crise contemporaine de la pensée et donc du jugement, il faut une vraie rupture dans le choix des modèles pédagogiques. L’heure n’est plus aux querelles de chapelles pédagogiques :   modèle vertical (l’information circule verticalement, de l’instructeur à l’apprenant) vs modèle horizontal (l’information circule horizontalement entre apprenants dont la capacité d’apprentissage doit être stimulée afin qu’ils acquièrent des compétences). Il faut aller vers des modèles transpositionnels, circulationnels s’appuyant sur la diplomatie des disciplines, modèles qui nécessitent à la fois une approche verticale, une approche horizontale mais pas seulement : il s’agit aussi, de penser en surplomb et en tréfonds afin de confronter la théorie à la pratique, les faits aux idées, le passé au présent, l’Homme aux dispositifs, l’être et la société, les moyens et les finalités… C’est une voie étroite mais fertile pour réconcilier les différents contours de l’homme (être sensitif, social, citoyen et travailleur), pour réconcilier l’homme et la société mais aussi l’homme et son écosystème environnemental.  C’est ainsi que nous passerons d’une tête bien faite à une tête qui donne de la saveur car comme le disait Rousseau, un « entendement sans règle » et une « raison sans principe » ne peuvent mener qu’à des catastrophes. Une éducation morte ne peut qu’une chose : écrire l’oraison funèbre d’une société dans laquelle les Hommes sont devenus des choses voire moins que des choses. 

 

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