Au printemps, un leader mondial est né. En rachetant l’américaine Aricent pour 1,7 milliard d’euros, la société d’ingénierie et de recherche et développement Altran, leader mondial des solution d’ingénierie et d’innovations, s’est donné la masse critique qui lui manquait outre-Atlantique. Alors qu’il présente à Londres, ce 28 juin, son plan stratégique aux investisseurs, son PDG Dominique Cerutti livre, sans fard, sa vision du marché.
Dominique Cerutti : « On dit, je ne sais pas si c’est vrai, que lorsque les caravelles de Christophe Colomb sont arrivées dans les Caraïbes, les indigènes n’arrivaient pas à les distinguer : l’idée qu’un bateau si grand puisse arriver à l’horizon leur était inconcevable.» Même si l’image n’est pas fidèle à la réalité historique, elle s’applique exactement à la manière dont de nombreuses entreprises envisagent l’avenir de leur marché. Face à un changement trop important, trop rapide, on n’arrive pas à voir ce qu’on ne peut pas comprendre.
Or, les innovations disruptives sont désormais légion dans tous les secteurs, et leur rythme d’apparition s’accélère. Il devient difficile d’en comprendre le sens global. Nous avons effectué une étude approfondie dans les neuf industries où nous sommes actifs : les transports, les télécoms, l’énergie, la santé, la finance, l’électronique… Une trentaine de grandes tendances s’en dégage, mais on peut en discerner trois présentes dans tous les secteurs économiques : l’intelligence, l’automatisation et la digitalisation. Trois « révolutions » qui méritent véritablement ce nom et qui créent une boucle entre elles. L’intelligence artificielle et les capacités d’analyse de données facilitent la diffusion de robots collaboratifs, les « cobots », et de drones. Ceux-ci, à leur tour, participent de la digitalisation générale des activités humaines qui nourrit de données les intelligences artificielles, et ainsi de suite.
C’est ainsi, par exemple, que les grands constructeurs automobiles se trouvent tous à devoir affronter simultanément quatre changements dont chacun bouleverse leur métier et aucun n’était réellement prévisible il y a seulement cinq ans. Les véhicules qu’ils produisent doivent devenir, à brève échéance, non seulement autonomes et entièrement électriques, mais se transformer en centres de divertissement avec l’obligation de porter le nombre de morts à presque zéro…
De même, dans l’industrie aéronautique, la modélisation en trois dimensions et la fabrication additive, via les imprimantes 3D, bouleversent les lignes de production, avec des machines bien plus petites et autonomes et des robots aux côtés des humains. Les trois « silos » que sont la gestion administrative, l’ordonnancement de la production et les ateliers eux-mêmes voient leurs lisières disparaître dans un grand flux de données qui convergent vers des centres de contrôle d’un genre nouveau : l’automatisation et la digitalisation permettent de contrôler des ateliers entiers via un smartphone. Et la mise en œuvre de logiciels d’intelligence artificielle promet de réduire, d’après une étude de McKinsey, les coûts relatifs à la qualité, au stock et à la maintenance, parfois jusqu’à 50 % !
On pourrait continuer : il en va de même dans tous les secteurs. Où qu’elles opèrent, les entreprises doivent intégrer des impératifs catégoriques, que nous appelons en anglais les six « R&D tyrannies » (cf. encadré). Réduire le temps entre la recherche et la mise sur le marché devient l’obsession de chaque dirigeant, contraint de se concentrer quasi exclusivement sur la numérisation de ses activités – la « disruption digitale » – et les technologies de rupture qui le transforment au niveau mondial. Plutôt que de se différencier de ses concurrents, il s’agit de se séparer d’eux, d’aller vers de nouveaux marchés, en accélérant, malgré la contrainte réglementaire de plus en plus draconienne.
C’est un nouveau paradigme pour la R&D : les clients se focalisent sur l’accélération de leur cœur de métier et sous-traitent le reste. A titre personnel, j’ai déjà vu cette transformation à l’œuvre dans les services informatiques et l’infogérance. Mais maintenant qu’elle s’applique à l’innovation, il va se passer des choses extraordinaires !
Mille entreprises environ génèrent les trois quarts du marché mondial de l’innovation : elles investissent environ 1 500 milliards de dollars par an, sur un total de 2 000 milliards. Mais en face d’elles, les prestataires sont extrêmement nombreux : 26 000 en Europe, 55 000 aux Etats-Unis. Cette structure de marché implique que les clients aient le temps de gérer une kyrielle de petits prestataires, spécialistes de telle ou telle niche.
Aujourd’hui cependant, l’accélération du monde porte les grands groupes industriels à chercher des partenaires pour des projets extrêmement complexes – comme Peugeot, qui nous confie un modèle pour que nous concevions et produisions sa version allongée… On passe de l’externalisation de la recherche, où nos ingénieurs sont intégrés dans l’entreprise et ses process, à un monde « outsourcé » où nos clients font levier sur notre expertise dans leur propre métier.
Cette culture du métier est absolument essentielle. Confrontées à la numérisation universelle, les grandes entreprises aujourd’hui se trouvent face à un dilemme : soit donner une culture industrielle à des ingénieurs spécialisés dans le logiciel, soit une teinture numérique à leurs propres ingénieurs. Charybde ou Scylla. Seule la concentration des prestataires leur permet de trouver des partenaires dotés de la double culture nécessaire.
Pour prendre un exemple concret, nous venons de co-développer avec Jaguar Land Rover leur architecture logicielle pour l’Internet des objets. Seule notre double culture, informatique et automobile, peut nous permettre de prendre ce genre de pari sur la propriété intellectuelle. Notre modèle économique reste basé sur l’optimisation des compétences, par le near-shoring notamment, mais il s’ouvre à la propriété intellectuelle.
Les start-up ont un rôle crucial à jouer dans ce nouveau monde. Nous avons par exemple investi dans Divergent, spécialiste de l’impression 3D métallique, et H2Scan, dont les capteurs détectent les fuites d’hydrogène. Ou encore, dans la santé, en France, nous venons d’annoncer que nous accompagnerons la start-up Ad Scientiam pour développer un dispositif médical permettant le suivi quotidien en vie réelle des patients atteints de sclérose en plaques. Et je pourrais multiplier les exemples ! C’est avec des jeunes pousses que nous avons mis la première imprimante 3D dans la station spatiale internationale, avec elles que nous développons des thérapies géniques et que nous mettrons des images sur les stéthoscopes échographiques de l’AP-HP… Nous devenons une passerelle naturelle entre les start-up et les grands groupes internationaux. »
Article paru dans le magazine Forbes le 11 juin 2018
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