La France Design Week 2020 débute alors que le terme « design » souffre toujours d’une compréhension très réductrice (adjectif qualifiant un objet d’un certain style) et que le lien avec le « design thinking » n’est malheureusement jamais correctement présenté.
L’objectif de cet article est d’expliciter ce qu’est le design, son lien avec le design thinking, et ce que les designers peuvent nous apporter, particulièrement à notre époque où les enjeux de résolution de problèmes, de transformation et d’innovation se démultiplient de manière exponentielle.
Qu’est-ce que le design ?
Les designers s’accordent à dire qu’il n’y a pas de définition officielle du design et qu’ils s’en accommodent.
Commençons néanmoins avec une source officielle : d’après le Petit Robert, le design est une « esthétique industrielle appliquée à la recherche de formes nouvelles et adaptées à leur fonction (pour les objets utilitaires, les meubles, l’habitat en général) ». Le design est aussi un adjectif : « d’un esthétisme moderne et fonctionnel ».
Si l’on regarde son étymologie, le terme « design » vient du mot latin « designare » qui se traduit indifféremment par dessiner ou designer. Le terme design recouvre donc à la fois la notion de dessin, de composition visuelle, de matérialisation, mais aussi celle de dessein, d’intention et de processus. « Faire du design, ce n’est pas seulement marquer quelque chose d’un signe (signifiant), mais aussi forger un « projet », qui s’incarnera dans le signe, c’est-à-dire donner un sens (signifié) ». Faire du design, cela est donc créer une forme au service du fond. Brigitte Borja de Mozota, spécialiste du design management, a ainsi résumé le design par l’équation : « DESIGN = DESSEIN + DESSIN ».
Pour les historiens du design, c’est William Morris, jeune artiste anglais issu des arts décoratifs et lecteur assidu de Marx, qui est communément considéré comme étant à l’origine du design. En 1861, il s’indigne fortement contre le mauvais goût industriel. Selon lui, « le renouveau et la défense des arts décoratifs sont le seul moyen de sauver l’homme de l’industrialisation, en réhabilitant le travail d’auteur de l’artiste par un artisanat ornemental de qualité, et en améliorant en même temps le cadre de vie offert par la société moderne ». William Morris voit dans les arts décoratifs un moyen de faire progresser la société moderne, de la sauver du fléau de l’industrie en améliorant le cadre de vie. Cette rencontre entre les arts décoratifs et l’industrie, d’abord sous la forme d’un rejet, est à l’origine du design et pose l’idéologie du design : créer un monde meilleur.
Dans les années 70, le recours au design se généralise dans beaucoup d’industries. L’objectif est alors de mieux dessiner les objets. Il existe une demande énorme pour le produit esthétique, dans la mouvance du livre de Raymond Loewy « La laideur se vend mal ». L’idée dominante est que la fonction crée la forme.
Dans les années 1990, la problématique du design est abordée différemment. On quitte l’objet fonctionnel pour aller vers la séduction. Un nouveau levier de différenciation est l’émotion. C’est l’apparition du design d’auteurs et des signatures avec par exemple l’emblématique Philippe Starck et son presse-citron : il ne s’agirait pas tant de presser un citron que de déclencher une conversation autour de l’objet.
C’est aussi la grande époque de la découverte du design par le marketing, qui ne cherche pas à créer un monde meilleur, notamment via son esthétisation, mais à faire acheter aux consommateurs ce que l’entreprise a décidé de vendre. L’état d’esprit « push » du marketing (vendre pour faire du chiffre d’affaire) l’emporte sur l’état d’esprit « pull » et l’éthique du design (répondre aux véritables besoins des individus pour leur améliorer la vie).
Lorsque le secteur des services devient prépondérant, que la concurrence devient très forte, que le consommateur devient expert et qu’il se laisse de moins en moins « manipuler » par le marketing, le défi pour le design est d’aller au-delà du produit et de redéfinir son périmètre d’interventions, notamment avec le design de service. Le rôle du design n’est plus tant de dessiner des produits que de répondre à des problématiques en dessinant des expériences à vivre, des usages, avec des solutions beaucoup plus globales.
Puis Apple propulse le design numérique en permettant la création d’applications, nouveaux supports minimalistes mais bien tangibles, qui proposent d’innombrables nouvelles expériences. Les applications qui survivent sont celles qui sont bien « designées », c’est-à-dire lorsque la forme est pleinement mise au service du fond : le service proposé répond à un véritable besoin et l’utilisation est totalement intuitive.
Le design se détache de plus en plus du marketing, ou alors transforme le marketing, pour créer des offres qui répondent toujours davantage aux véritables besoins des individus et qui engendrent, dans un rapport gagnant/gagnant, un accroissement de chiffre d’affaire pour l’entreprise. On pense ici à Apple, Google, Airbnb, Uber, Blablacar, etc.
On constate que le design glisse sensiblement du tout matériel pour englober de plus en plus d’aspects intangibles, de l’ordre de l’expérience, du vécu. Au final, toute expérience se concentre à un moment où un autre dans un élément tangible qui se doit d’être parfaitement dessiné pour que les usagers s’en saisissent.
Le design apparait alors de plus en plus comme une démarche d’innovation globale, de recherche de solutions dont le résultat s’incarne dans une nouvelle expérience pertinente pour le ou les usagers. Herbert Simon, pionnier de la science de la conception, avait d’ailleurs écrit dès 1969 dans Les sciences de l’artificiel que le design était une démarche de résolution de problèmes.
On voit comment les champs d’intervention du design ont évolué, de l’objet esthétique de William Morris lors de la révolution industrielle, à l’armée qui utilise aujourd’hui le design comme démarche de recherche de solutions (cela fera l’objet d’un prochain article, avec l’interview de Jean-Michel Millet, Responsable de la Transformation à l’OTAN).
Les fondamentaux du design restent cependant invariants :
- le questionnement de la problématique à partir des « véritables » besoins des personnes concernées
- la recherche de solutions innovantes et pertinentes
- la forme mise au service du fond pour aboutir à une expérience optimale
- et une forte capacité à collaborer avec d’autres disciplines (sciences humaines, nouvelles technologies pour proposer des solutions les plus pertinentes possibles).
Matali Crasset, designeur, partageait sa définition du design sur France Inter le 12 août dernier lors de l’émission « Le design est partout » : « Le design est une capacité qui combine un sens critique et notamment voir ce qui n’est pas acceptable, un sens créatif et un sens pratique pour faire exister ce qui n’existe pas. »
Avant d’expliciter le lien avec le « design thinking », il est utile de comprendre les caractéristiques de l’expert du design, à savoir le designer.
Qu’est-ce qu’un designer ?
Un designer est un professionnel qui a étudié le design, durant 5 ans, dans une école de design. Il est principalement sélectionné en raison de son état d’esprit spécifique (état d’esprit appelé « design thinking » que nous détaillerons plus loin) et il développe ses compétences de designer, en s’appuyant sur cet état d’esprit notamment en travaillant sur des projets concrets d’entreprises.
Comme on l’a vu, le rôle du designer n’est plus tant aujourd’hui de dessiner des produits que de répondre à des problématiques complexes en dessinant des expériences avec des solutions globales. Les designers sont des spécialistes de l’innovation et de la résolution de problématiques, y compris celles perçues comme insolubles. A la différence des artistes qui créent librement, sans contraintes autres que celles de matériaux qu’ils utilisent, les designers apprennent à intégrer l’ensemble des enjeux et contraintes dans leur réflexion pour aboutir à des solutions pertinentes et pragmatiques. Leur champ d’intervention est aujourd’hui illimité.
Alors, qu’est-ce que le « design thinking » ?
Le « design thinking » est tout simplement, et comme son nom l’indique très clairement, la pensée design, c’est-à-dire l’état d’esprit des designers lorsqu’ils font du design.
Le terme « design thinking » provient de Tim Brown, fondateur d’IDEO, agence de design américaine, berceau du design thinking qui a notamment créé la première souris d’Apple. Tim Brown raconte dans son livre « Change by design » qu’il utilisait toujours le terme de « thinking » pour expliquer à ses clients comment travaillaient les designers de son agence. Il a donc conclu qu’ils faisaient du « design thinking ».
Ce n’est donc pas une méthodologie comme on le lit trop souvent. Si c’était une méthodologie, on parlerait tout simplement de « design methodology », si c’était un process, de « design process »…
Et c’est même l’antithèse d’une méthodologie puisqu’il s’agit au contraire de s’affranchir de toute méthodologie pour n’avoir comme seule boussole, finalement très structurante, la recherche de sens.
L’objectif suivi par le designer est très clair : créer une solution pertinente et opérationnelle, après avoir identifié avec lucidité la véritable problématique, dans toute sa complexité. Et il s’appuiera pour cela sur tous les éléments, et sur toutes les personnes, qui pourront l’aider dans ce cheminement, y compris (et c’est là toute sa force) en inventant ses propres outils sur mesure, en fonction des contextes, des enjeux et contraintes, tel un chef cuisinier qui invente ses propres recettes en fonction de nombreux paramètres, au lieu de suivre un livre de cuisine.
Si l’on observe attentivement la manière dont sont formés et dont travaillent les designers, l’on constate que le design thinking, ou la pensée design, est la manière d’appréhender le monde, et ses problématiques, dans sa globalité (de manière systémique et en s’appuyant sur les autres disciplines) avec humilité, empathie et questionnement pour identifier les véritables problématiques à résoudre. Les designers font ensuite appel à leur créativité pour créer, tester et développer des solutions pertinentes en ayant toujours l’exigence de les confronter à la réalité du terrain pour en tirer des enseignements (l’humilité et la remise en question sont également ici essentielles). Cet état d’esprit leur permet de trouver des solutions pertinentes à des problématiques qui paraissent insolubles.
Ce qui est passionnant et très instructif est de faire le parallèle avec l’état d’esprit que nous avions tous lorsque nous étions enfants : nous découvrions le monde de manière globale (on ne cloisonnait pas les domaines), avec un raisonnement abductif (« et si on disait que ») et non pas seulement déductif ou inductif, sans a priori, sans jugement, avec empathie, avec humilité (on savait qu’on ne savait pas, sans aucune honte), avec créativité (on inventait et on expérimentait quantité de choses avec nos mains afin d’en tirer des enseignements), avec enthousiasme et confiance, sans peur ni besoin de contrôle (on n’était pas anxieux par rapport au fait de ne pas savoir marcher, ou lire, comme notre grand frère), etc.
Notre système culturel et éducatif n’a pas valorisé cet état d’esprit. Il a davantage mis l’accent sur la compétition, donc sur le jugement au détriment de l’empathie, sur la restitution de connaissance au détriment de la remise en question et de la créativité, sur le raisonnement intellectuel au détriment du travail manuel, sur la peur de ne pas réussir au détriment de la confiance dans le fait qu’on allait trouver des solutions, sur le travail individuel au détriment de l’entraide collective, etc.
Les designers ont donc conservé cet état d’esprit (si précieux face à un monde complexe et non prédictif…) qui leur a permis d’intégrer une école de design. Après 5 ans de travail acharné de questionnements et de résolutions de problèmes, ils en ressortent avec une expertise et des compétences bien particulières qui leur permettent, en s’entourant d’autres disciplines complémentaires, de s’attaquer à tout type de problématiques complexes pour y apporter des réponses pertinentes…
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