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Démultiplier le potentiel de l’IA grâce l’intelligence artistique

Jean-Baptiste Denneulin, IA vs IA, Projet Improbable ESCP BS, 2018

L’Intelligence Artificielle diffuse de nouveaux usages et interroge la place de la créativité humaine. Serait-elle devenue obsolète et dépassée ? Sylvain Bureau (Professeur à ESCP et Directeur de la Chaire Improbable) présente ici le potentiel et les limites des IA en proposant un détour par une autre IA : l’Intelligence Artistique. Il met alors en évidence l’importance d’organiser l’hybridité entre IA et IA.

 

L’une des particularités de l’Intelligence Artificielle est qu’elle remet en question non pas seulement des tâches routinières mais aussi des activités créatives. Autrement dit, cette nouvelle technologie semble remettre en question les limites de ce qui définit l’humanité : notre capacité créative.

Cette idée est en partie soutenue par des recherches récentes qui soulignent à quel point l’IA atteint des niveaux de créativité qui dépassent les capacités moyennes de la plupart d’entre nous (cf. cette recherche par exemple). Pourtant ce résultat cache des disparités importantes. En effet, si la créativité peut se définir comme la capacité à créer des idées originales et utiles (pour en savoir plus je vous invite à lire Teresa Amabile), il existe en réalité trois grandes façons de créer à la manière d’un artiste. Cette Intelligence Artistique s’appuie sur trois formes principales de créativité : une créativité optimisatrice, une créativité du détournement et enfin une créativité subversive.

La première forme est la plus fréquemment mobilisée. Elle permet de produire de nouvelles œuvres sans faire évoluer un style artistique. Le style permet de reconnaître le travail d’un artiste, au moins sur une certaine période. Les séries des tournesols peints par Vincent Van Gogh sont de cette nature. Une telle proximité entre chaque peinture de tournesol permet de faire appel à l’IA car il est possible d’optimiser cette forme de créativité. C’est d’ailleurs ce que Microsoft a mis en évidence quand ils ont réalisé en 2016 la peinture Le prochain Rembrandt qui présente une œuvre générée à la manière de Rembrandt. Ce type de logique est largement utilisé dans l’univers de la vente : les IA aident ainsi des entreprises comme Amazon ou L’Oréal à prédire votre prochain achat grâce à l’analyse de comportements passés. Pour hybrider IA et IA, il est ici indispensable d’avoir une base de données importante et cohérente ainsi qu’un style bien défini, autrement dit un algorithme relativement stabilisé qui permet de prédire un comportement. La deuxième forme de créativité implique le détournement d’éléments qui n’appartiennent pas au style existant. Elle propose une forme de mélange inédit entre deux univers jusqu’à présent déconnectés. Cette hybridation va créer des idées inédites et plus surprenantes. L’artiste Christophe Bruno utilise par exemple l’IA pour mixer le tableau de Jean-François Millet Les Glaneuses (1857) d’une part et les Anthropométriques (années 60) du peintre Yves Klein d’autre part. On découvre alors un nouveau tableau : les Glaneuses anthropométriques (2019).

Une œuvre créée par l'artiste Christophe Bruno
Glaneuses Anthropométriques, Christophe Bruno, 2019
D’après Jean-François Millet (1857) et Yves Klein (1960)
Deep Learning et impression haute qualité sur toile
100 x 75 cm

Cette confrontation, grandement facilitée d’un point de vue de la production par l’IA, interroge à la fois la notion de valeur (valeur-travail avec Millet versus valeur-désir avec Klein) et la place des femmes dans la société (exploitation de corps féminins laborieux chez Millet versus exploitation de corps féminins érotisées chez Klein). Dans le monde des affaires, cette créativité du détournement est là aussi largement facilitée par l’Intelligence Artificielle. On peut citer en particulier le détournement de bases de données associées à des données écologiques. Carbon Fact permet par exemple de faire évoluer des modèles de production dans le secteur de la mode grâce à des appréciations précises sur l’impact carbone. L’IA associée à cette créativité du détournement contribue alors à faire évoluer le style car il questionne certaines règles et normes du passé.

La troisième et dernière forme est la plus porteuse de valeur. C’est en effet celle qui va contribuer à fabriquer une forte différenciation. Quand Marcel Duchamp présente un urinoir comme œuvre en 1917 (Fontaine), il n’optimise pas et ne cherche pas à faire évoluer à la marge certaines règles et normes. Il questionne les fondements même du jugement esthétique. Il subvertit la notion du beau, de l’auteur, du regardeur. De la même façon, les premiers tableaux cubistes (qui ne sont pas encore nommés de ce courant artistique qui n’existe pas encore), la perspective est alors totalement remise en question. Cette pratique artistique est souvent soutenue par une autre forme d’IA : l’Idiotie Artistique. En effet, il semblait stupide aux contemporains de prétendre qu’un simple urinoir puisse être de l’art (c’est d’ailleurs toujours le cas pour certains regardeurs) tout comme il semblait ridicule de créer des tableaux qui ne respectaient aucune des règles les plus élémentaires de la peinture dans le cas d’un tableau comme Les Demoiselles d’Avignon (1907) de Picasso. Cette forme de création subversive, au sens où elle remet en cause les valeurs qui cadrent les normes de performance, est nettement plus délicate à reproduire pour une Intteligence Artificielle.  En effet, cette dernière fonde ses propositions sur de l’apprentissage machine (« machine learning ») alors que les artistes qui restent dans l’histoire créent leurs œuvres grâce à un désapprentissage. Dans un tel contexte, l’Intelligence Artificielle ne peut rien si elle n’est pas associée à ces pratiques si particulières de l’Intelligence Artistique : l’idiotie, la stupidité, le canular, le ridicule…  Le premier walkman, le premier téléphone portable, le premier steak végétal, et évidemment les premières intelligences artificielles (qui remontent aux années 50) semblaient toutes ridicules au regard de leurs usages étranges et de leurs piètres performances.

Si vous voulez pleinement profiter du potentiel de l’Intelligence Artificielle, pensez à l’hybrider avec ces autres formes d’intelligences. De ce point de vue l’Art Thinking, que l’on peut définir comme l’algorithme social de l’Intelligence Artistique, est une piste à découvrir. Cette méthode pourrait en effet répondre au défi posé par le célèbre écrivain américain Alvin Toffler qui expliquant que les illettrés du 21ème siècle ne seront pas ceux qui ne savent pas lire ni écrire mais ceux qui ne savent pas apprendre, désapprendre et réapprendre.


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