Boeing est confronté à un défi de taille : rétablir le programme 737 Max ne suffit plus. Pour rivaliser de manière compétitive avec Airbus, le géant de l’aéronautique doit miser sur la conception d’un tout nouvel avion.
Un article de Jeremy Bogaisky pour Forbes US – traduit par Lisa Deleforterie
Au coeur des défis urgents auxquels Boeing est confronté, un nouveau problème se profile à l’horizon : la nécessité d’un nouvel avion. Alors que le 737 Max, le modèle phare de Boeing, reste sous le feu des projecteurs suite à des incidents inquiétants, tels que l’explosion en vol d’un panneau de fuselage sur un avion d’Alaska Airlines en janvier, le mastodonte de l’industrie aéronautique mondiale lutte pour se relever d’une crise ayant entraîné une chute de sa capitalisation boursière de 28 milliards de dollars (25,8 milliards d’euros). Parallèlement, les retards de près de vingt ans dans le lancement d’un nouvel avion, depuis le coup d’envoi du développement du 787 en 2003, pèsent de plus en plus lourd sur les finances de l’entreprise. Les analystes avertissent que Boeing doit agir rapidement pour présenter un nouvel avion à fuselage étroit afin de freiner la perte de parts de marché au profit de son concurrent Airbus.
En novembre 2022, le PDG David Calhoun a écarté l’idée de lancer un nouvel avion avant le milieu des années 2030, arguant que la technologie nécessaire à une révolution en termes d’efficacité énergétique ne serait pas prête avant cette échéance. Pourtant, certains critiques jugent cette décision risquée, car elle permettrait à Boeing de réaliser des économies considérables à court terme et de satisfaire les actionnaires, au détriment de son avenir. Toutefois, avec l’arrivée imminente d’un nouveau président du conseil d’administration visant à remplacer M. Calhoun d’ici la fin de l’année, les observateurs anticipent une réévaluation de la question du développement d’un nouvel avion par le prochain PDG.
La famille A320neo d’Airbus a vendu près de 2 fois plus d’avions que la gamme 737 Max, en grande partie grâce aux plus gros appareils, l’A321 et l’A321XLR. Ils peuvent transporter plus de passagers que le MAX 10, la plus grande variante du Max, que Boeing n’a pas encore mis sur le marché. Parallèlement, Airbus dispose d’un petit avion de ligne plus récent et plus efficace, l’A220, qu’il envisage de transformer en une version plus grande qui menacerait le segment inférieur de la gamme 737.
« Boeing est pris entre l’A321 et l’A220, avec un avion qui a connu des problèmes, une situation loin d’être idéale », a déclaré à Forbes Robert Springarn, analyste chez Melius Research. « Cela compromet son avantage concurrentiel. »
Entre gestion des problèmes actuels et stratégies à long terme
Avec tous les défis qui attendent le nouveau PDG, y compris les négociations contractuelles qui s’annoncent difficiles avec les machinistes de Boeing dans l’État de Washington, il est possible qu’il hésite à s’engager sur un nouvel avion tant que les problèmes à court terme ne seront pas résolus. Selon M. Springarn, ce serait une erreur. « Ils devraient être en mesure de mener ces deux tâches de front : rétablir la sécurité et la qualité au niveau où elles doivent être, tout en anticipant l’avenir. »
Cependant, selon les analystes, une action prématurée de la part de Boeing pourrait ouvrir la voie à Airbus qui pourrait lancer un avion spécialement conçu pour le concurrencer dans un an ou deux. Cependant, cela pourrait aussi signifier que Boeing passerait à côté des nouvelles technologies en cours de développement qui ont le potentiel de réduire les émissions de carbone.
« Si Boeing ne parvient pas à lancer un nouvel avion avant 2035, sa part du marché des avions à fuselage étroit pourrait passer sous la barre des 40 % », a estimé Ron Epstein, de Bank of America.
« Il s’agit d’un changement radical par rapport à la génération précédente de ces deux avions, pour laquelle Boeing détenait une part de marché d’environ 52 %, avec des prix plus élevés à la clé », a déclaré Nick Cunningham, analyste au sein de la société d’analyse Agency Partners.
« Les pertes de parts de marché de Boeing pourraient être difficiles à inverser, étant donné que les compagnies aériennes sont réticentes à changer de type d’avion en raison du coût élevé de la reconversion des pilotes », a déclaré Ken Herbert, analyste chez RBC Capital Markets.
« M. Calhoun a jugé que cela était trop coûteux et risqué, avançant divers arguments contre cette démarche », a souligné M. Cunningham. « Le problème, c’est que si cela ne se concrétise pas, c’est un peu un signe de désespoir. Cela signifie que l’on accepte de ne représenter qu’un tiers du marché des avions à fuselage étroit, au lieu de la moitié. » Ce constructeur d’avions américain, autrefois fier, a perdu des parts de marché pendant des décennies en limitant ses investissements à la mise à jour de modèles plus anciens, avant d’être racheté par Boeing en 1997.
A l’heure actuelle, même si la direction souhaitait lancer un nouveau programme d’avions, Boeing ne pourrait probablement pas se le permettre, avec une sortie de trésorerie de 3,9 milliards de dollars (3,59 milliards d’euros) au premier trimestre et des prévisions selon lesquelles les pertes se poursuivront au deuxième trimestre, avec un ralentissement des taux d’assemblage du 737 pendant que l’entreprise travaille à l’amélioration du processus de fabrication. Par la suite, Boeing vise à libérer un flux de liquidités en livrant la plupart des 170 MAX 8 et 60 787 qu’elle avait en stock au 31 mars d’ici la fin de l’année. En général, les compagnies aériennes versent 65 % à 70 % du prix d’achat d’un avion à la livraison. L’entreprise a également pour objectif d’augmenter la production de 737 à 38 par mois au cours du second semestre et à 50 d’ici 2026. Toutefois, de nombreux analystes sont sceptiques quant à la réalisation de cet objectif. « S’il y a une chose qui est restée constante à propos de Boeing au cours de nos nombreuses années de couverture de l’entreprise, ce sont ses calendriers d’amélioration désespérément optimistes », a écrit Robert Stallard de Vertical Research dans une note. Par exemple, Boeing avait prévu au début de l’année 2022 de livrer 500 737 cette année-là. Il en a livré 386.
Un avion en péril
Pendant deux décennies, Boeing a tergiversé sur le lancement d’un programme visant à remplacer le 737, un avion dont la conception remonte aux années 1960, ou à construire un avion d’une taille intermédiaire entre le 737 et son gros-porteur 787.
Au début des années 2000, un projet appelé « Yellowstone » a esquissé les plans d’un nouvel avion à fuselage étroit en tandem avec les conceptions qui sont devenues le 787. L’avion à fuselage étroit aurait exploité une multitude de technologies similaires, notamment une structure en composite à base de fibre de carbone.
Les dirigeants de Boeing avaient provisoirement envisagé de le commercialiser en 2020, mais ces plans ont été bouleversés en 2011 lorsqu’American Airlines a fait savoir qu’elle envisageait d’acheter des centaines d’A320 mis à jour et équipés de moteurs plus efficaces. Pour éviter qu’American Airlines et d’autres clients ne se tournent vers Airbus, Boeing a mis de côté le nouvel avion et a choisi la voie plus rapide et moins coûteuse de la remotorisation du 737.
Les défis associés à l’adaptation d’un moteur plus volumineux sur un avion initialement conçu pour une hauteur au sol réduite afin de faciliter l’embarquement par échelle ont engendré le besoin d’un logiciel de stabilisation qui a mal fonctionné lors de deux accidents fatals en 2018 et 2019, plongeant l’entreprise dans une situation de crise.
De 2015 à 2020, Boeing a également hésité à construire un avion plus gros destiné à remplacer les 757 et 767. Lorsque M. Calhoun a été nommé PDG au début de l’année 2020, il a renvoyé les concepteurs à leur planche à dessin, affirmant que les règles du jeu avaient changé. En 2021, une version réduite était envisagée pour rivaliser avec l’A321neo.
La décision de M. Calhoun d’attendre les années 2030 pour lancer un nouvel avion donnerait à Boeing le temps de stabiliser ses activités, notamment en intégrant son fournisseur de fuselage 737, Spirit AeroSystems, qu’il est en train de négocier en vue de son acquisition, et de tirer des liquidités de sa gamme actuelle d’appareils. Il s’agit notamment d’augmenter les cadences de production et de mettre sur le marché trois variantes d’avions existants qui ont été longtemps retardées – le MAX 7, le MAX 10 et le 777X. La société prévoit que cela lui permettra d’augmenter le flux de trésorerie disponible à 10 milliards de dollars par an d’ici 2026, ce qui l’aidera à rembourser sa dette nette d’environ 40 milliards de dollars – contre environ 13 milliards de dollars à la fin de 2019.
Cependant, Selon M. Cunningham, Boeing aurait discrètement sécurisé une marge de manœuvre financière pour investir dans un nouveau jet en structurant une dette de 10 milliards de dollars levée fin avril afin de renflouer ses réserves de trésorerie épuisées. « Malgré les taux d’intérêt avoisinant les 6,6 % en moyenne, Boeing a repoussé le remboursement à une période étrangement longue », note-t-il. Environ 65 % de la dette arrive à échéance entre 2034 et 2064. M. Cunningham pense que c’est un signe que l’entreprise a l’intention d’affecter le flux de trésorerie disponible à la recherche et au développement. « Elle peut se constituer une position de trésorerie qui lui permettrait de développer un nouvel avion », a-t-il poursuivi.
Boeing a refusé de répondre aux questions sur les projets de l’entreprise, mais a renvoyé Forbes à la déclaration de M. Calhoun vendredi lors de la réunion annuelle des actionnaires, selon laquelle les investissements dans ses usines et la R&D augmenteraient en 2024, contre près de 5 milliards de dollars l’année précédente. « Notre mission est de faire progresser les technologies essentielles qui permettront des vols sûrs et durables dans les années à venir », a-t-il déclaré.
Les enjeux écologiques et technologiques
Les analystes estiment qu’un nouvel avion pourrait coûter entre 20 et 30 milliards de dollars en R&D et en dépenses d’investissement sur une période de huit à dix ans. Certains estiment que si Airbus prolonge la durée de vie de l’A220, Boeing pourrait être contraint de répondre avec le lancement d’un deuxième avion, de taille plus réduite.
Boeing est confronté au dilemme selon lequel, si Airbus maintient sa position dominante, le constructeur européen pourrait attendre que Boeing dévoile ses plans avant de riposter avec un avion conçu pour surpasser celui de Boeing.
« Ils veulent éviter de se précipiter et de se focaliser uniquement sur un type de technologie, pour ensuite découvrir qu’Airbus lance quelque chose de bien plus révolutionnaire dans le domaine technologique deux ans plus tard », a déclaré M. Springarn. « L’irréversibilité de la situation suscite des inquiétudes des deux parties. »
« Mais Airbus pourrait être contraint d’aller plus vite qu’il ne le souhaiterait en raison de la pression accrue exercée en Europe pour réduire les émissions de carbone de l’aviation », a déclaré M. Herbert.
L’entreprise s’est engagée à introduire un avion de petite taille à zéro émission fonctionnant à l’hydrogène en 2035.
On ne sait pas exactement à quoi pourrait ressembler un nouvel avion Boeing, mais l’un des éléments potentiels expérimentés par la NASA est une aile longue et fine montée en hauteur sur le fuselage, qui serait soutenue par des entretoises diagonales. Selon la NASA, ces ailes plus légères et plus efficaces pourraient permettre de réduire de 10 % la consommation de carburant. Grâce à un financement de 425 millions de dollars (391,8 millions d’euros) de la NASA, Boeing s’emploie à monter des prototypes d’ailes en treillis sur un avion à réaction MD-90 en vue d’essais en vol qui devraient débuter en 2028.
« Pour assurer l’avenir de son prochain avion, Boeing pourrait développer une cellule dotée d’un système de propulsion conventionnel au départ, mais pouvant être améliorée pour fonctionner à l’hydrogène ou à l’énergie électrique hybride », a déclaré M. Springarn. L’aile en treillis aurait suffisamment d’espace pour accueillir un grand moteur à « rotor ouvert » en cours de développement par General Electric et Safran, baptisé « Rise », qui pourrait réduire la consommation de carburant et les émissions de carbone de 20 %.
Boeing présentera probablement aux compagnies aériennes deux modèles, l’un conventionnel et l’autre plus novateur, et évaluera leur intérêt avant de prendre une décision finale.
« En raison de l’incertitude quant à la maturité technologique et aux réponses potentielles d’Airbus, Boeing est confronté à des décisions difficiles, mais il doit prendre des risques pour retrouver sa position », a souligné M. Cunningham. « Boeing a prospéré grâce à des dirigeants très audacieux et compétents prenant des décisions capitales. Pour retrouver son élan, l’entreprise doit renouer avec cette approche. »
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