Interview avec sa Sainteté, le patriarche Cyril de Moscou. Retour sur les principes de la conception sociale de l’Église orthodoxe russe, de l’économie russe et ses nouveaux modèles de consommations et de pensées.
Sainteté, vous avez pris la part la plus active à l‘élaboration des « Principes de la conception sociale de l’Église orthodoxe russe », adoptés au Concile épiscopal jubilaire de l’an 2000. Dans ce document, l’Église expose sa position sur de nombreux sujets de société. L’accent est mis sur l’action caritative, sur le travail social dans un monde de plus en plus inégalitaire. En cela, vous êtes le précurseur du pape François et de sa fameuse formule : « Une Église pauvre pour les pauvres ». Les sciences économiques, au contraire, partent du postulat que l’homme est égoïste par nature, qu’il n’aspire qu‘à augmenter son plaisir personnel, souvent par le péché. Comment la bienveillance altruiste peut–elle proposer une troisième voie entre le capitalisme hypermatérialiste et le marxisme révolutionnaire ?
Cyril de Moscou : Le désir de s’enrichir comme but de l‘existence, l’égoïsme social et l’autosatisfaction sont étrangers à la vision chrétienne du monde. A mon sens, ce ne sont pas tant les sciences économiques qui stimulent ce désir, car l’absolutisation de facteurs particuliers ne leur est pas naturelle, mais plutôt les élites financières et économiques, les corporations supranationales. Encourager l’instinct de consommation permet d’augmenter les profits, quelles que soient les conséquences sociales et les répercussions sur la personnalité. Mais la dégradation morale d’une société privée de Dieu, entraînant un désir incontrôlable de possession de biens matériels, d’enrichissement par tous les moyens, y compris par la fraude, la corruption, le crime, la répartition injuste des profits, n’est-elle pas la source de la crise qui frappe violemment des millions de personnes vulnérables? Tel est le prix de l‘érection du « veau d’or » sur le piedestal de la vie sociale et personnelle.
Il faut se garder absolument de faire du capitalisme ou du marxisme une quasi religion nouvelle. Ceux qui ont vécu l‘époque du communisme savent que l‘idée de justice sociale érigée en idéologie agressive conduit à la destruction. Des centaines de milliers de victimes, mortes à cause de leur foi, la création d‘un ghetto social pour les classes ennemies : voilà la réalité du « paradis communiste sur terre ».
« L‘évangile capitaliste » n’est pas moins dangereux, car la chute du communisme semble prouver qu’il est sa perfection et sa supériorité. Les chrétiens des pays européens, attachés aux idéaux évangéliques de mesure dans l’attachement aux biens matériels et de don de soi dans le service du prochain, s’inscrivent de moins en moins dans le tableau idéal du monde de la consommation.
Le devoir de l’Église est d’appeler ceux qui sont aux leviers des commandes économiques à prendre conscience qu’ils sont responsables devant Dieu, devant Ses créatures, devant les hommes, et, en conséquence, de prendre soin du bien–être des
travailleurs. Tout homme a droit à une vie digne de ce nom. Or, il est impossible de créer un monde harmonieux si l’on n’a pas clairement conscience de la nécessité d’une base morale solide à toute activité, y compris l‘activité économique. Pour le chrétien, cette base a toujours été l‘Écriture Sainte et la tradition de l’Église. Celle-ci a élaboré des modèles uniques de relations économiques, étroitement liés à la vie sociale – par exemple, l’expérience desBeaucoup de villes russes se sont développées autour d’un monastère, fondement puissant du tissu social. La morale chrétienne, la miséricorde, l‘entraide et le sacrifice y étaient des éléments indispensables aux relations saines entre les habitants.
L‘Église s’adresse à l’homme, qu‘il soit entrepreneur, banquier, ouvrier ou paysan, s‘appuyant non sur une plate–forme politico-économique, mais sur l’Évangile. Pour surmonter l’impasse sociale et économique actuelle, il n‘y a qu‘un seul moyen : se laisser guider par la parole de Dieu partout où l‘on doit faire un choix, et là où l’on doit défendre son choix. Or, des puissances s‘y opposent, qui sont prêtes à tout pour empêcher les idées divines de dominer la conscience de nos contemporains. L‘homme éclairé par Dieu, en effet, devient libre et indépendant, il cesse d’être l‘esclave impuissant de ses passions, que la «culture » moderne appelle « consommation ».
Les leaders chrétiens ne sont pas des professionnels de l’économie, mais des théologiens se sont penchés sur la production des biens matériels. Le grand théologien catholique Thomas d’Aquin, par exemple, condamnait résolument l’usure comme contraire à la nature et n’existant que parce que l’avarice pousse l’homme à voler du temps à Dieu. Vous avez souvent analysé l‘évolution économique de la Russie, par exemple, le 8 février 2012, vous avez appelé le rétablissement de l’économie dans les années 2000 « un miracle divin, avec la participation active des dirigeants du pays ». Diriez-vous que le chaos économique et social dans lequel la Russie a été plongée dans les années 1990 est la conséquence de l’avarice des oligarques russes (qui ont volé l’État) et des banquiers occidentaux (qui l’ont mené à la faillite)?
C.d.M : L’État russe est largement parvenu à dépasser les conséquences du chaos économique et social des années 1990, et je crois que cela aurait été impossible sans l’aide de Dieu à notre peuple, passé par les persécutions contre la foi. La destruction du mode de vie soviétique qui, sans être parfait, assurait aux gens simples du pain, du travail et un toit, a eu lieu parallèlement à la renaissance de l’Église, au retour aux traditions spirituelles. Je suis convaincu que la renaissance spirituelle des années 90 a créé une base aux phénomènes économiques et sociaux positifs des années 2000. Je suis loin de vouloir idéaliser ces années. Pour beaucoup, les succès matériels ont été une tentation, un prétexte à considérer la foi comme une «option » inutile quand on a atteint un certain niveau d‘aisance. Heureusement, ils sont minoritaires. Oui, les années 1990 ont été une époque de déchaînement des passions, notamment d‘un avarice irrépressible. L‘enrichissement était la principale valeur de l’époque, et
tous les moyens étaient bons pour parvenir à ce but. Cette idéologie de possession reflétait le mal–être d‘une société en changement. On ne peut pas dire que si tels ou tels oligarques n’étaient pas nés, les choses auraient été différentes. Toutes les couches de la société étaient atteintes de cette maladie spirituelle qu‘est l’avidité. Du point de vue moral, qui a volé un rouble est coupable du même péché que celui qui a volé des milliards. Même si les conséquences sociales sont incomparables, naturellement.
Les passions humaines n’ont pas de frontières. L’oligarque qui ne pense qu’à son porte–monnaie est aussi répugnant en Russie qu’en Allemagne ou en France. L’Église russe exerce son ministère dans de nombreux pays du monde, aussi bien dans la CEI que loin au delà. Nos fidèles sont confrontés aux mêmes défis, causés par les changements dans les économies nationales.
Le pourcentage que s’attribue la banque n’a pas, certes, les mêmes répercussions sociales dramatiques que l‘usure médiévale dont parle Thomas d‘Aquin. Mais, en Russie et dans d’autres pays relevant de la responsabilité canonique de notre Église, des organisations de microfinancement pillent tout simplement des gens trop confiants. L’Église invite à mettre fin à ces abus, à défendre les gens de l’arbitraire de ces prétendues agences de recouvrement.
L’Église orthodoxe a la réputation d’être une organiation massive et monolithique, privée de la souplesse caractéristique, par exemple, des protestants. Les protestants, en particulier les évangélistes américains, sont beaucoup plus entreprenants, beaucoup plus créatifs. Récemment, de jeunes catholiques français ont voulu résoudre partiellement ce problème en inventant une application, permettant de faire un don en ligne, pendant la messe, sur son smartphone. En France, pendant le confinement, de nombreux prêtres ont célébré des messes virtuelles, ce que les télé–évangélistes protestants pratiquent depuis des années. L’Église orthodoxe encourage–t-elle ce type d‘initiatives? Que faudrait–il faire pour qu’apparaisse un entreprenariat véritablement orthodoxe ? Tradition et innovation sont-elles conciliables ?
C.d.M : Au plus fort de la pandémie, quand nos églises étaient fermées, les offices divins étaient retransmis en direct, afin que les fidèles puissent prier au moins devant l‘écran de leur ordinateur ou devant leur poste de télévision. Le slogan « soutiens ton église » a eu un grand succès : les fidèles, dans l‘incapacité de venir à l‘église, envoyaient leur offrande par internet ; cette pratique s‘est beaucoup développée. Mais c’était une situation anormale, répondant à des circonstances exceptionnelles. Dès que cela a été possible, les gens sont revenus à l’église. La mission de l‘Église dans le monde est de préserver et d‘annoncer la Vérité, de célébrer les Sacrements que le Sauveur a établis.
Pour nous, « l’église virtuelle » est un succédané, qui ne peut contenir la plénitude de la communion entre l’homme et Dieu, de même qu’un arôme chimique ne peut remplacer le goût véritable d’un produit. En ce qui concerne les autres domaines de la vie et du ministère chrétiens, les innovations peuvent être tout à fait d‘actualité. L’Église a toujours volontiers utilisé les nouvelles technologies, d’abord dans le domaine de l’impression du livre et de l’architecture, et, aujourd’hui, elle recourt aux technologies électroniques pour prêcher la parole de Dieu. Il y a de plus en plus de prêtres blogueurs, il existe quantité d’applications mobiles missionnaires.
L’entreprenariat orthodoxe, dans le sens large du terme, est une autre question. Je constate avec plaisir que la communauté des entrepreneurs orthodoxes s’agrandit, qu’a augmenté le nombre de projets caritatifs ou éducatifs, financés par des particuliers qui en ressentent le besoin. Je connais moi–même de nombreux entrepreneurs orthodoxes qui vivent très sérieusement leur foi, qui s’efforcent de comprendre comment appliquer les principes moraux de l‘orthodoxie dans leurs affaires. Les échanges entre croyants jouent ici un rôle important, c‘est pourquoi nous avons créé une «Union des entrepreneurs orthodoxes » qui a adopté un «Code éthique de l’entrepreneur orthodoxe ». Il aide les hommes d‘affaires chrétiens à s‘orienter sur les bons repères dans leur travail.
En tant que dirigeant d’une Église orthodoxe, vous observez un mode de vie ascétique et une stricte discipline. A la rencontre du Groupe des leaders globaux du Forum économique mondial, vous avez dit que «la discipline du Grand Carême commence quand l’homme s’éduque lui–même, qu‘il se limite et qu’il restreint ses besoins ». Vous avez ajouté que « les changements climatiques et ce qui arrive aux hommes montrent que nous ne nous développons pas comme il faudrait ». Quel type d‘ascétisme, quelle discipline recommanderiez–vous à l’entrepreneur russe orthodoxe prêt à servir la société ?
C.d.M : L’ascétisme chrétien est l’art d’allier une grande tension intérieure, résultat du désir d‘observer les commandements du Christ, aux réalités de la vie moderne. Il faut donc commencer par prendre connaissance de la tradition ecclésiale en profondeur : étudier par quels moyens parvenir à la sainteté. Indéniablement, tout commence par la discipline intérieure, quand, au lieu d’un égo prenant toute la place, s‘installe, par un mouvement de bonne volonté, le désir de vivre selon Dieu, de suivre les commandements. Ce processus n‘est jamais indolore : « le vieil homme » résiste par tous les moyens, il cherche à défendre ses habitudes et ses usages. Il faut la foi, qui permet à Dieu d‘aider directement l‘homme de bonne volonté : ce n‘est plus alors l’homme qui tente de venir à bout des forces obscures de son âme, mais Dieu qui, par Son énergie, que nous appelons la grâce, participe à cette lutte.
L‘ascétisme sert avant tout à lutter contre les passions. Les passions font de l’homme leur esclave. Le désir insatiable de pouvoir, de gloire, d’objets concrets ou d‘argent sont des exemples destructeurs de passions, dont beaucoup souffrent aujourd’hui. D‘un autre côté, la bienfaisance n‘est pas moins puissante que les passions, mais elle a le bien pour objectif. Les pères de l’Église disent que les passions s’installent en l’homme comme des parasites, parce qu’il ne pratique pas les vertus. Pour certains, l’ascèse devient un but en soi, une forme de vanité. L‘ascétisme, ne l’oublions pas, n‘est qu‘un moyen d’éducation à l’amour du prochain. L‘ascese, sans l’amour, sans le désir d’aider le prochain, n‘est qu‘une abstinence inutile. Comme l’écrivait saint Paul, « quand je distribuerais tous mes biens pour la nourriture des pauvres, quand je livrerais même mon corps pour être brûlé, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien » (1 Co 13,3).
Aujourd‘hui, toute personne active, l’entrepreneur y compris, doit en avoir clairement conscience : dès que la moralité n‘occupe plus la première place dans sa vie, les forces mauvaises s’emparent de l’esprit, manipulent ses choix, créant une illusion de liberté, apportant des malheurs et des souffrances qui ne correspondent nullement aux chiffres de son compte en banque.
Tout cheminement commence par un premier pas. Que l’entrepreneur fasse ce premier pas en aidant volontairement l’église voisine, un orphelinat, une maison de retraite, un centre d’aide aux jeunes mères et à tous ceux qui se trouvent dans des situations éloignées de la normalité. La bienfaisance est le combustible qui maintient le feu de la foi dans le coeur de qui sait diminuer raisonnablement ses besoins ordinaires, et utiliser le superflu pour faire le bien.
Jusqu’aux années 1970, le capitalisme occidental avait une production familiale : films familiaux, appartements familiaux, jeux de sociétés familiaux; ces quarante dernières années, le consumérisme et les modèles de consommation sont devenus plus individuels. Les appartements sont plus petits, les sites de rencontre servent à des gens qui ne sont pas forcément toujours seuls ; le smartphone, symbole de la dernière décennie, est un objet individuel essentiel. Cette tendance est encore plus sensible dans la Russie post–communiste, une évolution qui a pris seulement vingt ans. Ce développement est–il inévitable ? Comment réconcilier capitalisme et famille ?
C.d.M : Effectivement, le capitalisme a jadis utilisé la famille comme pôle de croissance, comme consommateur collectif de produits et de services. A un moment donné, il a été possible de convaincre l‘homme, dont les bases morales n‘étaient pas très solides, que les marchandises et les services personnalisés, ciblant les besoins individuels, satisfaisaient mieux ses exigences égoïstes. Une voiture familiale, un appartement familial, un film familial – ce sont toujours des compromis. Il faut se serrer pour laisser de l‘espace à ses proches, sacrifier ou céder.
A quoi bon tous ces compromis, si le sentiment moral, le désir de servir le prochain, d‘éduquer les enfants, est réprimé ou n‘a pas été inculqué? Les corporations s’en sont servi. Le marché encourage la voie de la facilité, proposant aux consommateurs une satisfaction immédiate à un prix accessible. L’habitude de recevoir tout et tout de suite sape la patience, l’endurance, empêche de faire des efforts prolongés et des sacrifices. Mais, et c‘est un « petit » problème pour le capitalisme, les égoïstes ne se reproduisent pas. Le nombre de consommateurs potentiels diminue, car, même avec une meilleure qualité de vie, l’homme reste mortel. Ainsi, le capitalisme qui ne sait pas « produire des humains », en encourageant les valeurs familiales, doit chercher ailleurs de nouveaux consommateurs. Dans les régions où les modèles de conduite sont différents. Pour en tirer profit. C‘est un cercle vicieux qui se terminera forcément par un effondrement. La Russie, jusqu’à ces derniers temps, suivait la même voie. Aujourd‘hui, la société et les autorités commencent à comprendre que la famille est une valeur fondamentale, non une marchandise ou un service. Il faut investir matériellement et moralement dans la famille, il faut la défendre et la soutenir. De plus en plus nombreux sont ceux qui le comprennent, dans les pays occidentaux également, prenant conscience que l’avenir de l’humanité est impossible sans la famille traditionnelle.
<<< À lire également : Secrets de Buckingham | Pilier de la Firme, HR Elisabeth II, au coeur du business de la famille royale>>>
Vous avez aimé cet article ? Likez Forbes sur Facebook
Newsletter quotidienne Forbes
Recevez chaque matin l’essentiel de l’actualité business et entrepreneuriat.
Abonnez-vous au magazine papier
et découvrez chaque trimestre :
- Des dossiers et analyses exclusifs sur des stratégies d'entreprises
- Des témoignages et interviews de stars de l'entrepreneuriat
- Nos classements de femmes et hommes d'affaires
- Notre sélection lifestyle
- Et de nombreux autres contenus inédits