Nitin Jain est à la tête de Kotak Asset Management Singapore, qui est la division de gestion d’actifs de la plus grande banque privée indienne. Cette division vise à inciter les investisseurs mondiaux à investir en Inde. En plus de diriger l’activité de gestion d’actifs de Singapour et ses différents fonds et unités, M. Jain gère aussi personnellement les fonds ESG.
Kotak, la plus grande banque privée d’Inde, a récemment lancé un nouveau fonds ESG, qui vise à devenir le plus important de ce type dans la péninsule. Pourquoi la finance liée aux critères ESG prend-elle de plus en plus d’importance sur le sous-continent indien ?
Nitin Jain : Le fonds que je dirige cherche à investir dans la capitalisation boursière de l’Inde de manière durable.
L’Inde abrite la plus grande population de jeunes et l’économie à la croissance la plus rapide parmi les grandes économies du monde. Le type de croissance, durable ou non, que l’Inde choisit pour ces millions de jeunes ambitieux est pertinent pour le reste du monde. Jusqu’à présent, l’Inde abrite certaines des villes les plus polluées, les niveaux d’inégalités entre les sexes les plus élevés, et est à la traîne en ce qui concerne l’indice de développement inclusif. Il est donc important pour le monde que l’Inde s’engage dans une croissance durable à long terme.
Récemment, l’Inde s’est engagée à atteindre l’objectif de zéro émission nette lors de la COP26 et a également promis des objectifs très stricts pour réduire son empreinte carbone dès 2030. Il devient évident que l’investissement ESG en Inde est en passe de devenir très important.
Notre fonds tente d’intégrer le cadre de l’investissement ESG dans un investissement tout-cap en Inde, afin de traduire les innovations durables des entrepreneurs indiens en une réalité financière.
Le fonds exclut tout investissement dans les combustibles fossiles (à l’exception de la distribution de gaz), et se concentre sur la promotion de solutions au changement climatique d’origine humaine. Quels sont les exemples d’entreprises ou de technologies vertes dans lesquelles le fonds a investi ?
N. J. : Notre fonds utilise les trois E pour prendre des décisions d’investissement durable :
- L’évaluation,
- Engagement
- Exclusion.
Les deux premiers E sont positifs : L’engagement démontre la bonne intention de nombreux entrepreneurs verts et l’évaluation nous permet de mesurer tout impact durable réel. Le dernier E est négatif : nous exclurons les entreprises qui présentent des problèmes ESG importants et qui ne fournissent pas de feuille de route claire pour atténuer ces problèmes. Les combustibles fossiles sont l’un de ces exemples : ils ont un impact considérable sur l’environnement et de nombreuses entreprises du secteur des combustibles fossiles ont une feuille de route très limitée pour réduire leur empreinte carbone.
De nombreuses entreprises d’énergie ou de ressources alternatives en sont à leur stade initial de développement. Leurs technologies sont en cours de développement et ne sont pas encore établies. Cela limite nos options en tant que fonds d’actions publiques à capital variable et à liquidité quotidienne. Les objectifs commerciaux à long terme et la croissance des entreprises d’énergie alternative sont souvent très incertains, et les évaluations sont coûteuses. Nous nous efforçons donc de trouver des entreprises ayant à la fois des objectifs et des rendements financiers solides et des pratiques durables.
Nous avons quelques investissements dans des opportunités de combustibles plus propres, comme par exemple dans la distribution de gaz. Par exemple, nous avons investi dans une entreprise qui remplace les combustibles de cuisson très polluants, comme le kérosène, le bois et le charbon. Un gaz de cuisson plus propre pour 1,3 milliard d’Indiens peut représenter un grand changement du point de vue de l’environnement. De nombreuses entreprises détenues par les fonds seront également de grands bénéficiaires indirects de l’initiative en faveur des combustibles propres, en tant que fournisseurs de financement et de biens d’équipement.
Nous avons des entreprises qui ont clairement défini leur vision à long terme pour devenir des entreprises neutres en carbone. Certaines des entreprises que nous possédons parlent d’investissements importants dans la production d’énergie solaire, éolienne et d’hydrogène, mais ces plans d’affaires n’en sont qu’à leurs débuts. Nous considérons le secteur des biens d’équipement comme un bénéficiaire des investissements fondés sur les critères ESG. Étant donné que l’énergie solaire et éolienne peut potentiellement entraîner une instabilité du réseau, les entreprises ont l’opportunité de bénéficier du nouvel écosystème de création du réseau.
Je tiens à souligner que le gouvernement indien a défini un programme d’incitation lié à la production, axé sur les énergies alternatives, qui contribuera à créer un vaste écosystème en Inde, de la fabrication initiale des biens d’équipement à l’étape finale de la production d’énergie.
Le fonds promeut une version d’ESG conforme aux valeurs morales traditionnelles de l’Inde : par exemple, les entreprises qui fabriquent des armes controversées destinées aux gouvernements ou des armes destinées aux civils sont exclues (au nom de la non-violence), de même que les entreprises qui fournissent des biens de divertissement pour adultes, de l’alcool, du tabac ou des services de jeux d’argent. Pourquoi est-il important d’adapter l’ESG aux environnements culturels locaux ?
N. J. : Au cours de la décennie, l’investissement ESG a été piloté par les investisseurs européens en termes de pratiques commerciales et de formulation du cadre ESG. L’investissement ESG en Inde a en partie importé ces meilleures pratiques d’Europe.
Cependant, il n’y a pas de solution unique pour tous : l’Inde a ses propres problèmes qu’elle doit codifier dans son cadre ESG. De nombreux investisseurs cherchent à appliquer à une économie en développement comme l’Inde le cadre d’investissement ESG qu’ils utilisent dans leur propre pays. Certains de ces changements très bien intentionnés peuvent être rejetés car les facteurs locaux en Inde ou dans tout autre marché émergent seront très différents.
Par exemple, l’Inde a d’énormes besoins énergétiques et l’Inde est également une nation en développement. Notre capacité à payer pour l’hydrogène, le solaire ou l’éolien à grande échelle est limitée. En même temps, l’Inde dispose d’une grande quantité de charbon. Si l’Inde choisissait de se tourner entièrement vers l’énergie produite par le charbon pour sa consommation, cela réduirait la disponibilité de l’énergie en Inde, mais cela pourrait également avoir un impact sur l’environnement local et mondial. Ces deux objectifs concurrents doivent donc trouver un compromis dans le cadre des investissements ESG. Souvent, les pays qui sont responsables à bien des égards du désordre environnemental patronnent les pays qui ont des aspirations de croissance. Les aspirations de millions de jeunes à un meilleur niveau de vie ne doivent pas être sacrifiées en surchargeant les critères ESG.
D’autres questions pertinentes, comme le tabac, l’alcool ou d’autres problèmes, touchent davantage le bas de la société que les pays développés. Il y a des problèmes, par exemple des problèmes de santé, au niveau de l’unité familiale à cause de l’alcoolisme, surtout quand il est de mauvaise qualité. Les problèmes sociaux et sanitaires liés à la consommation de tabac en Inde sont très prononcés. Ces questions sociales sont donc tout à fait pertinentes pour l’Inde d’un point de vue ESG, et nous avons décidé de rester à l’écart de ces entreprises dans notre portefeuille.
L’interdiction de l’alcool et du tabac fait également très bien écho aux valeurs sociales en Inde. En effet, les facteurs, les valeurs et les problèmes locaux doivent tous être pris en compte dans l’analyse ESG. L’acceptation des valeurs morales locales dans l’investissement ESG favorise l’acceptabilité de l’investissement ESG, comme nous l’avons constaté en Inde. Ainsi, des questions telles que l’exclusion de l’alcool et du tabac deviennent certains des facteurs clés pour l’acceptation de l’investissement ESG par le grand public.
Les entreprises du monde entier s’adonnent de plus en plus à l’écoblanchiment : elles sont plus intéressées par l’écologisation de leur image que par des contributions significatives à la planète. Quels sont les mécanismes d’audit que vous avez développés pour sélectionner les entreprises qui font vraiment la différence ?
N. J. : L’écoblanchiment est une question très pertinente. Tous les régulateurs et les investisseurs surveillent de près les sociétés d’investissement et les entreprises qui se livrent au green washing. Il existe des exemples de grandes entreprises automobiles, de majors pétrolières, et même d’entreprises de consommation, de banques, de sociétés d’investissement, qui ont été prises en flagrant délit de green washing.
Le problème sur un marché comme l’Inde est que la sensibilisation à l’ESG est insuffisante. Le niveau de sensibilisation à l’investissement ESG varie selon les pays, mais les investisseurs s’attendent à ce que les pratiques ESG soient mises en œuvre dès hier dans les entreprises. Souvent, de nombreuses entreprises sont obligées de prendre un raccourci vers l’ESG pour être à la hauteur des attentes des investisseurs, ce qui conduit au green washing .
Il existe de nombreux facteurs atténuants pour limiter le greenwashing. Les entreprises indiennes sont de plus en plus sensibilisées aux questions ESG. Le régulateur a modifié l’ensemble de l’environnement de reporting de manière significative. Cette année, nous passons d’un rapport de durabilité limité, appelé BRR (Business Responsibility Reporting), à un rapport beaucoup plus complet, le BRSR (Business Reporting & Sustainability Reporting), pour les 1000 premières entreprises indiennes en termes de capitalisation boursière. Les rapports seront établis à partir de 2023. Cela nous donnera une bien meilleure plateforme pour évaluer la durabilité ou les questions ESG pour les entreprises individuelles.
En outre, contrairement à de nombreux investisseurs, nous disposons de notre propre équipe de recherche sur les actions, composée de 15 membres, dont deux ressources ESG dédiées et trois analystes de crédit, qui suivent toutes les entreprises que nous suivons, c’est-à-dire près de 85 % de la capitalisation boursière de l’Inde. Notre équipe de recherche examine la notation et l’évaluation ESG de chacune de ces entreprises afin de trouver les lacunes en matière d’ESG et les contre-mesures nécessaires. Nous ne nous basons pas uniquement sur ce que disent les entreprises, mais nous utilisons de multiples sources d’information.
En tant que fonds ouvert d’actions cotées en bourse, vous devez vous-même rendre compte à vos investisseurs, afin qu’ils puissent évaluer le niveau ESG de leurs propres portefeuilles (notamment lorsqu’ils sont eux-mêmes des fonds ESG). Quelles sont les exigences de reporting que vous vous imposez aux investisseurs actuels et potentiels en matière d’ESG ?
N. J. : Nous avons deux façons de rendre compte à nos investisseurs :
un rapport mensuel transparent sur nos investissements à tous nos investisseurs ;
un rapport plus long mandaté par le régulateur sur le Principal Adverse Impact (PAI) à la fin de l’année. Le rapport sur le PAI permet aux investisseurs d’avoir une vue d’ensemble de nos investissements, des éventuels impacts négatifs des portefeuilles ou des entreprises que nous possédons, sur une base individuelle et sur une base de portefeuille.
En outre, nous fournissons des notes à nos investisseurs sur les opportunités et les défis ESG auxquels nous sommes confrontés à différents moments. Nous nous sommes engagés auprès de tous nos investisseurs à les sensibiliser aux changements ESG qui se produisent en Inde, ce qui nécessite une communication flexible que ces notes permettent. En particulier, le cadre réglementaire en Inde a évolué rapidement.
Nous sommes les gardiens de l’argent investi chez nous, mais nous sommes aussi engagés auprès des entreprises, et nous voulons donc présenter nos activités de gestion à nos investisseurs. Notre vote par procuration joue un rôle très important dans l’engagement des entreprises sur leurs décisions commerciales ESG. Tous nos votes par procuration sont dans le domaine public, comme toutes nos politiques. Certains de ces rapports font partie du mandat réglementaire, d’autres sont de notre propre initiative. Notre objectif est d’engager, d’évaluer et de gérer les entreprises que nous possédons.
Je voudrais juste souligner un dernier point. La diversité des sexes est une question importante en Inde. Il y a quelques années, notre propre PDG et fondateur, Uday Kotak, a dirigé un comité de gouvernance d’entreprise à la demande du régulateur local. Ce comité a recommandé un nouveau changement dans les rapports de gouvernance d’entreprise en Inde, qui comprenait la représentation obligatoire d’une femme dans les conseils d’administration des entreprises indiennes. Ce type de réglementation n’existe pas dans de nombreuses économies, y compris dans les économies développées. C’est un grand changement qui se produit en Inde à différents niveaux. Kotak, en tant que groupe, a eu la chance d’avoir une culture d’entreprise très orientée vers l’éthique.
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