Entre surproduction, stocks qui s’empilent et scandales écologiques, le secteur de la mode et de l’habillement est en crise et, avec lui, l’un de ses modèles les plus honnis : la fast-fashion. Face à ces difficultés systémiques, les nouveaux entrants du marché et les acteurs traditionnels tentent des modèles alternatifs : mode à la demande, customization ou encore sur-mesure ultra-confidentiel ont le vent en poupe.
Une contribution de Yann-Maël Lahrer
Mode à la demande, de quoi parle-t-on ?
Dans son édition 2019 du « State of Fashion », un document de référence produit chaque année par McKinsey, le cabinet de conseil identifiait déjà la « on-demand fashion », ou « mode à la demande », comme un nouveau modèle possible de production. « La mode », affirmaient les consultants du cabinet, « est à l’aube d’un changement sismique où les produits sont ‘’tirés’’ sur le marché en fonction de la demande réelle plutôt que d’être ‘’poussés’’ sur la base d’hypothèses et de prévisions ».
En bref, un modèle « demand-driven ». Et un contrepied total vis-à-vis du modèle classique de l’industrie de l’habillement, incarné par le chinois Temu ou encore le suédois H&M. Dans celui-ci, le marché est surabondé de modèles à très bas coûts qui s’entassent dans des entrepôts. Si les produits ne rencontrent pas la demande ? Les invendus stockés sont purement et simplement détruits. Entre 2013 et 2017, H&M, l’un des leaders incontestés de la « fast fashion », aurait brûlé 12 tonnes de vêtements par an. En 2018, la marque Burberry aurait procédé à la destruction de ses propres vêtements pour une valeur de plus de 30 millions d’euros. Ce modèle est actuellement, à raison, dans l’œil du cyclone.
La création d’un modèle « on-demand » représente donc un changement véritablement systémique, qui ne saurait être réduit à un simple argument marketing. Il opère surtout une forme d’inversion des pouvoirs, en renversant l’ordre préétabli : ce ne sont plus les marques qui imposent aux consommateurs, mais les consommateurs qui orientent entièrement la production des marques en fonction de leurs préférences, afin de limiter les invendus. Après avoir opéré sa mue numérique avec le développement des marketplace virtuelles, ce nouveau modèle peut-il prendre de l’ampleur ?
À l’échelle européenne, certaines initiatives se déploient pour massifier un modèle encore très minoritaire. Le Centre européen des textiles innovants (CETI) a déployé, depuis 2021, une nouvelle plateforme dédiée au concept. Baptisée « On Demand For Good », celle-ci avait, un an après son lancement, déjà développé plus de 200 projets « à la demande ». Et ce aussi bien pour des groupes de luxe que pour des équipementiers automobiles. « Si on travaille sur un cycle ultra court, où il n’y a pas d’invendus ou de dépréciation des stocks, on dégage une marge complémentaire qui va pouvoir financer ces moyens de confection », explique le directeur général du CETI, Pascal Denizart. Pour cela, « il faut être capable de produire en dix jours ce dont on a besoin, et donc identifier les besoins en fonction de la demande et de la concurrence ».
Trouver des alternatives est nécessaire
Dans les faits, qui sont les acteurs qui ont d’ores et déjà embrassé ce modèle ? Le singapourien Shein, par exemple. Et à son échelle de production, globale, il est actuellement le seul. Se contentant de produire, à bas prix, de toutes petites séries de quelques dizaines d’exemplaires, Shein n’augmente sa production que si la demande l’exige. Cette méthode permet de réduire la proportion de stocks invendus à un chiffre très bas par rapport à la production totale, alors que la moyenne mondiale de l’industrie est de 30 %. Selon le rapport McKinsey 2023 du State of Fashion, 65 % de l’impact climatique de la mode est liée à la production des vêtements, tandis que 25 % est la conséquence de leurs ventes en magasins. La mode à la demande promet de réduire ainsi au strict minimum la première étape, en évitant les écueils de la surproduction, tandis que le modèle 100 % digital de certains acteurs annule tout bonnement la seconde.
Sans se lancer dans ce modèle industriel qui nécessite une puissante agilité, d’autres acteurs de la filière mode-habillement tentent de se positionner sur des alternatives également vertueuses, en développant des offres de « customization » qui visent à ne produire que ce que le client désire. Ces marques fonctionnent en circuit court et font de la rareté un outil de différenciation marketing adapté à leurs cibles : les consommateurs urbains, CSP+ et très au fait des enjeux écologiques. Une clientèle à la recherche de produits de meilleure qualité, plus responsables et durables, rares voire exclusifs – et, en général, plus chers que la moyenne des pièces équivalentes. Comme une réponse aux dérives et scandales liés à la « fast fashion », dérives largement documentées depuis quelques années. Asphalte, Aatise, Patine ou Tekyn incarnent le succès de ces start-up, souvent françaises, auprès de segments de clientèle plutôt aisés. Ce qui n’empêche pas les grands groupes de tenter de s’y positionner. Ainsi de Zara, Boohoo, Nike, qui a lancé en 2019 une collection de chaussures sur-mesure, ou Adidas, qui jusqu’en 2021 proposait un service de personnalisation de ses baskets.
D’autres secteurs concernés demain ?
Aux antipodes du gaspillage nécessairement engendré par la « fast fashion », la mode à la demande, la customization ou encore le sur-mesure à la production ultra-localisée revendiquent une prise de distance avec un modèle qui a parfois démontré une forme d’aberration. Le secteur du textile et de l’habillement représente ainsi, à lui seul, 10 % des émissions mondiales de CO2, soit davantage que les transports aériens et maritime réunis. L’industrie génère, chaque année, quelque 92 millions de tonnes de déchets, certaines études estimant que la moitié des articles de « fast fashion » sont jetés dans l’année suivant leur achat.
Les exemples sont légion. Face à ces dérives, la mode « à la demande » n’est, certes, pas la panacée. Mais elle représente une évolution vertueuse, limitant à la fois les effets délétères du surstockage comme les impacts écologiques d’une production textile hors de contrôle. Et si la « on-demand fashion » et ses avatars montraient la voie à d’autres secteurs, eux aussi concernés, comme les marques de produits électroniques et numériques, par ces mêmes enjeux de pollution et de gestion des déchets ?
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