La monnaie numérique de banque centrale (MNBC), dans sa définition la plus simple, est du « cash informatisé ». Suivant la banque centrale chinoise, qui expérimente sur le sujet depuis 2014, 90% des banques centrales dans le monde ont des programmes en cours pour étudier les conditions de faisabilité d’une monnaie numérique de banque centrale. Pourquoi un tel engouement? En quoi la MNBC est-elle une innovation technologique majeure pour les systèmes de paiement mondiaux ?
Erick Lacourrège : Selon une enquête de 2021 de la Banque des règlements internationaux (Bank for International Settlements [BIS]), à laquelle 90% des banques centrales ont participé, 80 à 90% des banques centrales déclarent être engagées dans des travaux sur la monnaie numérique de banque centrale (MNBC). Cela continue d’augmenter, comme le montrent nos discussions avec nos collègues étrangers.
Quand on évoque la MNBC, il est impératif de distinguer deux segments :
Les raisons de créer des MNBC retail et/ou wholesale diffèrent en fonction du niveau de développement du système financier du pays. De manière générale, les objectifs de la MNBC sont différenciés entre les pays en développement (PED) et les pays développés.
Dans les PED, l’objectif principal est généralement de renforcer l’inclusion bancaire; par exemple, en Afrique subsaharienne, le taux de bancarisation est faible (55% en 2021). La MNBC pourrait constituer une solution publique pour répondre à cet enjeu. Le cas d’école de cette première catégorie est le Nigéria, pays le plus avancé d’Afrique sur le sujet, qui a lancé sa monnaie numérique (eNaira) en 2021. En parallèle, les travaux du G20 de 2020 ont montré que la généralisation des MNBC dans le monde pourrait aussi faciliter les paiements transfrontaliers en abaissant les coûts de transfert de fonds de petits montants vers des pays en voie de développement(remittances).
Dans les pays développés, deux tendances majeures expliquent l’essor des MNBC :
En Europe, développer une MNBC de détail permettrait également de soutenir l’autonomie stratégique du continent européen en facilitant l’émergence de solutions paneuropéennes de paiements. Ces solutions s’appuieraient sur une distribution par les acteurs privés et non pas par les banques centrales. Les particuliers pourraient ainsi ouvrir un compte ou portefeuille électronique en MNBC auprès de leur banque commercialequ’ils pourraient alimenter via leurs comptes bancaires.
La monnaie est un attribut de l’État régalien essentiel à sa sécurité. L’État, en frappant la monnaie, crée un actif dont la valeur est stable, et qui peut être utilisé par tous comme contrepartie d’une livraison de biens ou services ou pour rembourser une dette. La monnaie doit donc être difficile à fausser. Dans le cas d’une monnaie numérique, comment la banque de France garantit-elle son authenticité (afin que les utilisateurs ne copient-collent pas la signature numérique du billet numérique afin de le dépenser deux fois) et donc la sécurité du système de paiements ?
Erick Lacourrège : Comme pour les espèces, les utilisateurs ne pourraient pas faire de « double dépense » avec l’euro numérique. Il convient de distinguer deux cas de figure :
Dans le cas d’un paiement connecté (avec donc une connexion internet active : réseau mobile de données pare exemple), les transactions seraient vérifiées et enregistrées en temps réel dans un registre tenu par l’Eurosystème, c’est-à-dire par la Banque Centrale Européenne et les banques centrales nationales. Ceci permet de s’assurer que chaque euro numérique a bien été émis par la banque centrale et qu’il n’a été dépensé qu’une fois par l’utilisateur.
Cependant, pour des raisons de confidentialité des données personnelles, l’Eurosystème ne serait pas en mesure de connaître ni le solde ni les habitudes de paiement des utilisateurs.
Dans le cas des paiements hors-ligne, l’utilisation d’un “secure element” (puce sécurisée de paiement faisant office de coffre-fort, disponible dans un téléphone mobile ou dans une carte de paiement) permettrait de réaliser des paiements de manière sécurisée même quand on ne peut pas inscrire immédiatement la transaction dans le registre, donc par exemple en zone blanche. Ces technologies avancées seront rendues possibles en collaborant avec le secteur privé pour fournir les solutions adéquates et permettre ainsi à l’euro numérique de présenter un niveau très élevé de résistance aux attaques cyber.
L’euro numérique permettra de bien mieux lutter contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Par exemple, l’achat de crypto–actifs pourrait se faire au moyen d’euros numériques, permettant aux autorités de facilement vérifier l’identité des échangeurs afin d’empêcher l’utilisation de ces actifs à des fins illégales. La monnaie numérique de banque centrale n’est-elle donc pas la pièce manquante de la finance décentralisée, alors même que celle-ci s’est construite dans une logique anti-étatique ?
Erick Lacourrège : Pour rappel, la finance dite « décentralisée », ou DeFi, désigne un ensemble de services financiers fondés sur l’utilisation de crypto-actifs et fournis sans intervention d’un intermédiaire. La DeFi s’appuie sur le principe de décentralisation, popularisé par les technologies blockchain, où transparence et immutabilité du code informatique entendent remplacer la confiance entre les agents.
L’euro numérique n’a pas du tout vocation à sécuriser ou à favoriser le développement de la DeFi, qui constitue un écosystème non régulé et porteur de nombreux risques.
Un euro numérique viserait à proposer une forme de monnaie centrale numérisée, accessible à tous les citoyens et utilisable pour les paiements du quotidien. Des plafonds de détention, dont le montant exact est à définir, seraient mis en place pour éviter toute utilisation de l’euro numérique comme actif d’investissement, ce qui pourrait être néfaste pour la stabilité financière.
Les entités chargées de la distribution de l’euro numérique, mais aussi de l’ouverture des portefeuilles auprès des utilisateurs finaux, seraient responsables du respect des exigences de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme (LCB-FT) en vigueur.
L’euro numérique permettra-t-il d’internationaliser la monnaie de l’Union ? Cette technologie facilitera-t-elle le paiement en euros dans des pays étroitement liés à l’économie du continent, de même que le Yuan digital est de plus en plus utilisé dans les pays dépendant de la Chine comme la Birmanie ?
Erick Lacourrège : Ce sujet constitue un enjeu fort pour l’euro, qui est la deuxième monnaie utilisée dans le monde.
Dans un premier temps, l’accès à l’euro numérique serait réservé aux particuliers de la zone euro, qu’ils soient résidents ou citoyens – avec une limite de détention uniforme permettant son utilisation pour les paiements du quotidien.
Les entreprises et administrations de la zone euro pourraient aussi ouvrir un compte en euro numérique, avec une limite de détention nulle. Les montants qu’elles percevraient seraient donc automatiquement basculés vers les comptes détenus dans leurs banques commerciales respectives.
Dans un second temps, la possibilité de détenir l’euro numérique pourrait être ouverte:
L’euro numérique permettrait également d’effectuer des paiements inter devises, pour lesquels différents modèles sont étudiés:
La monnaie numérique de banque centrale présuppose que chaque agent pourra désormais ouvrir un compte en banque à la banque centrale. Au lieu de retirer de l’argent liquide de son compte en banque commerciale, l’utilisateur l’enverrait de son compte sur l’application mobile de sa banque commerciale vers celui sur l’application mobile de la banque centrale. Comment la banque de France a-t-elle créé l’euro numérique afin d’éviter d’accroître la compétition entre les banques commerciales, qui devraient en cas de MNBC (et lors de paniques bancaires) aussi faire face à la banque centrale ?
Erick Lacourrège : Les banques centrales n’ouvriront pas de comptes des utilisateurs de l’euro numérique, c’est un point très important qu’il faut avoir en tête.
La distribution de l’euro numérique s’appuierait en réalité sur unsystème à deux étages avec, d’une part, l’Eurosystème et, d’autre part, les prestataires de services de paiement (PSP, dont les banques) qui assureraient la fonction de teneurs de comptes.
Plus précisément :
Il n’existera donc pas de concurrence entre l’Eurosystème et les banques commerciales, dès lors que l’euro numérique serait distribué en s’intégrant aux solutions qu’elles proposent. En outre, il est souhaitable que les acteurs privés soient évidemment rémunérés pour la distribution de l’euro numérique, notamment grâce à la possibilité de facturer des commissions aux commerçants, comme ils le font aujourd’hui pour les moyens de paiement électroniques existants.
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