L’académie Goncourt est un cénacle littéraire, fondé en 1900, suivant les dernières volontés d’Edmond de Goncourt (1822-1896) et Jules de Goncourt (1830-1870), les deux frères ayant décidé dès 1862 de laisser après eux des mémoires et une académie en leur nom pour « forcer les portes de la gloire ». Depuis lors, l’académie Goncourt décerne un prix à « un ouvrage d’imagination en prose paru dans l’année ». Pourquoi la fin du XIXe siècle, avec l’alphabétisation de masse, l’explosion du nombre d‘œuvres littéraires produites et l’apparition de la « littérature de consommation » (le théâtre de boulevard, le vaudeville ou les romans-feuilletons), était-elle propice au projet des frères Goncourt?
Didier Decoin – Le point de départ de l’Académie Goncourt fut un projet quelque peu égoïste. Les frères Goncourt avaient créé la société littéraire des frères Goncourt (le nom officiel de l’Académie Goncourt) pour servir leur propre gloire. Alors qu’ils étaient méprisés et incompris comme romanciers, ils avaient pensé que s’ils devenaient des juges littéraires, ils seraient mieux considérés. Ils ont réussi. Edmond de Goncourt a créé une agitation culturelle et mondaine. Il y avait un déjeuner et un dîner toutes les semaines, c’était un club dont tout Paris parlait. La presse affluait… Nos déjeuners intéressent aujourd’hui beaucoup moins le monde.
Ils s’étaient aussi rendu compte qu’on vivait mal de sa plume, et que leurs grands amis, les dix, quinze, vingt écrivains qui comptaient à leurs yeux, avaient des problèmes de fins de mois. Ils ont eu ce projet novateur de créer une académie qui paierait ses membres. En effet, les membres de l’académie Goncourt, lors de sa fondation, touchaient l’équivalent conséquent du traitement d’un sous-préfet. L’héritage des frères Goncourt était considérable, et a permis de payer tous les frais de l’académie pendant des décennies. Aujourd’hui, nous vivons encore sur des reliquats de leur patrimoine. Leur idée géniale avait été de collectionner les bibelots chinois et japonais, qui n’étaient pas du tout à la mode à l’époque. Ils avaient ainsi acquis des pièces admirables. La mode en matière de chinoiseries de la fin du XIXe siècle a été le fait des frères Goncourt. Quand ils sont morts, l’orientalisme était à son sommet, et la vente de leurs collections, organisée à Drouot, a duré 8 jours. Il y avait tant de tableaux, d’ivoires, de jades… Cela a rapporté une fortune.
Je ne pense pas que le Prix Goncourt ait été créé, comme le sous-entend votre question, pour différencier une littérature plus élitiste et élégante d’une littérature plus commerciale. Le problème à l’époque était le même que le nôtre aujourd’hui, c’était de trouver des lecteurs. La littérature au XIXe siècle était bien plus confidentielle que notre réécriture de l’Histoire ne le laisse supposer. Mis à part Victor Hugo, dont Les Misérables ou Notre-Dame de Paris étaient lus par un vaste lectorat, on n’avait jamais à l’époque un million de lecteurs comme Marguerite Duras avec l’Amant, ou notre dernier lauréat, Hervé Le Tellier, avec L’Anomalie, même quand le livre était un chef-d’œuvre.
A partir de 1920, l’Académie Goncourt se réunit au restaurant Drouant, rue Gaillon. Le restaurant est célèbre pour son escalier Ruhlmann et son salon du premier étage, où a lieu la délibération ; celle-ci n’a été espionnée qu’une seule fois, en 1958, par le futur éditeur de presse Alain Ayache, alors jeune journaliste, qui s’était caché dans un placard. Si nos lecteurs se cachaient dans un placard, quelles seraient les différentes phases de la délibération littéraire auxquelles ils assisteraient?
D.D. – Il faudrait vous cacher pendant un an pour assister à toutes nos réunions. En effet, nos déjeuners sont mensuels, parfois plus fréquents quand nous avons un point important à régler. Contrairement à une opinion largement répandue, nous ne nous rencontrons pas qu’une fois par an pour remettre un prix : nous ne sommes pas seulement un jury. Nous sommes une académie, donc nous travaillons toute l’année. De plus, nous nous rendons souvent à des foires du livre, et désormais de plus en plus souvent à l’étranger pour la promotion de la littérature française contemporaine. Nous n’intervenons jamais dans la promotion des œuvres littéraires des membres de l’académie, et ceci est même un peu tabou dans notre cénacle, bien que les frères Goncourt aient utilisé l’académie à cette fin en leur temps.
Pour nous, la sélection du prix Goncourt se fait ainsi tout au long de l’année. La seule période de vacances de l’académie se situe en décembre et en janvier, juste après la remise du précédent prix Goncourt, et 10 mois avant la remise du suivant. La saison la plus pressante commence en mai, quand les éditeurs nous envoient les premiers manuscrits de la rentrée littéraire, et culmine en été, avant l’annonce de notre première sélection en septembre. Des centaines de livres nous arrivent alors en quelques semaines. Heureusement, nous sommes dix académiciens, ce qui nous permet de nous répartir le travail. Nous nous recommandons entre nous les livres que nous trouvons admirables, et nous épargnons la lecture de ceux qui nous semblent avoir moins d’envergure. A l’arrivée, aucun livre de qualité ne peut passer à travers les mailles de notre filet.
Cependant, si vous vous enfermiez dans un placard pendant un an, vous assisteriez à des discussions enthousiastes. Ce serait un peu comme à la sortie d’une salle de cinéma, où on ne se lasse pas d’échanger avec un ami sur le film qu’on vient de voir. Il n’y a pas d’ordre de prises de parole, pas de protocole, pas de structure du débat où l’on jugerait d’abord le sujet puis ensuite le style. Tout le monde exprime le fond de sa pensée, avec enthousiasme, fougue, et même virulence. Nous sommes avant tout des amis qui avonse n commun la passion des livres. Cependant, plus on s’approche de la date du prix Goncourt, plus nous nous attachons aux détails, au style. Nos déjeuners sont ainsi très longs. Nous nous réunissons à notre habitude à 11h00 pour sortir de table vers 15h30, 16h00. Ce n’est alors pas terminé, et on s’appelle encore au téléphone discuter d’un point que l’on aurait omis.
L’Académie Goncourt attribue plusieurs prix. Le prix Goncourt, remis début novembre, est le plus célèbre, mais nombre d’écrivains francophones convoitent tout autant le prix Goncourt de la poésie « Robert Sabatier », le prix Goncourt du premier roman, le prix Goncourt de la nouvelle, le prix Goncourt de la biographie « Edmonde Charles-Roux », et le prix Goncourt des lycéens. Comment l’Académie a-t-elle successivement pensé ces différents prix au cours du XXe siècle afin qu’aucune catégorie d’écrivains ne soit oubliée?
D.D. – Nous en oublions au moins deux. La première, c’est le roman policier. Qui est très loin d’être un genre mineur. Certains d’entre nous, à l’instar de Françoise Mallet-Joris, ont eu envie, à une époque, de créer un Goncourt du roman policier. L’autre genre que nous ne couronnons pas, c’est le roman graphique, voire la bande dessinée, qui prennent de plus en plus d’importance au Japon et en Europe.
Mais cela nous demanderait trop de temps. Nous « auscultons » déjà près de 600 livres par an, c’est énorme ! Les membres de l’académie sont eux-mêmes des écrivains en activité qui veulent trouver le temps d’écrire leurs propres œuvres. Etre élu à l’académie Goncourt est un grand honneur, mais c’est aussi accepter un sacrifice par rapport à son travail personnel : là où vous mettiez deux ans pour écrire un livre, il va falloir en compter trois et demi à cause de la surcharge de lectures. C’est pourquoi un membre de l’académie nous a quittés il y a deux ans, pour avoir plus de temps pour l’écriture.
Je ne saurais vous dire l’ordre de création des prix, car il faudrait consulter nos archives, qui s’étalent sur plus de 100 ans. Certains prix ont été conçus, expérimentés pendant un temps, puis abandonnés par l’académie. Michel Tournier avait ainsi eu l’idée d’un prix Goncourt du livre pour enfants. C’était on ne peut plus charmant : on étalait tous les albums sur la table et on se lançait dans des considérations à la fois très sérieuses et drolatiques à propos de la courbure du dos des éléphants ou de la longueur du cou des girafes. Enfin, nous avons fait une chose monstrueuse en instaurant un Goncourt de la poésie, car c’était un genre littéraire que les frères Goncourt détestaient. Edmond de Goncourt avait supplié qu’on ne décerne des prix qu’à des œuvres en prose...
En lien avec les instituts français, à partir de l’une des trois sélections du prix Goncourt, vingt pays décernent ensuite leur Choix Goncourt. Cette opération unique de promotion de la littérature française permet au lauréat de voir son roman traduit très rapidement dans le pays concerné. A combien évaluez-vous l’avantage de ventes internationales que procure le Prix Goncourt?
D.D. – Un prix Goncourt peut entraîner une trentaine de traductions. L’Amant de Marguerite Duras a fait un tour du monde formidable et s’est vendu à 100 000 exemplaires minimum dans chaque pays ayant acquis les droits de traduction.
Il n’existe pas de formule mathématique permettant de calculer l’impact financier d’un prix Goncourt à l’étranger, mais d’une manière générale c’est important. De nombreux paramètres entrent en jeu, en premier lieu l’adéquation du livre avec le pays dans lequel il est traduit. Ce qui est sûr et certain, c’est que notre « franchise » des Choix Goncourt fonctionne très bien. Nous sommes désormais un prix planétaire, avec 30 pays qui participent au Choix Goncourt, et non des moindres : nous venons d’accueillir (avec enthousiasme !) l’Inde, les Etats-Unis...
Je constate surtout que cette opération Le Choix Goncourt de… est une formidable opportunité de promouvoir la littérature française contemporaine et la langue française à l’étranger. Le français a été la langue du monde, elle est encore la langue du beau monde, celle de la diplomatie. Cela donne au prix Goncourt la possibilité de dépasser largement sa terre d’élection (Paris et le quartier Saint-Germain-des-Prés...). Quand on décerne le prix Goncourt aujourd’hui, la place Gaillon est envahie par la presse étrangère, avec des retransmissions radio ou télé dans le monde entier. C’est très émouvant, car les frères Goncourt n’avaient évidemment pas prévu un tel succès.
Depuis octobre 2018, Françoise Rossinot, journaliste et jusqu’à cette date commissaire générale d’un important salon littéraire, est la déléguée générale de l’Académie, dont elle assure le fonctionnement et la communication. Sous son mandat, un nouveau site web a été créé et l’Académie Goncourt est désormais présente sur les réseaux sociaux. Comment l’Académie renouvelle-t-elle sa stratégie de promotion de la littérature française tout en restant fidèle à ses valeurs de poésie et de distinction? Comment réconcilier l’instantanéité et la crudité des réseaux sociaux avec l’atemporalité et la pudeur de la littérature?
D.D. – Le prix Goncourt et les réseaux sociaux sont un heureux mariage. Nous utilisons les réseaux sociaux non seulement pour promouvoir ce que l’académie pense des livres mais également ce que les lecteurs pensent de tel ou tel livre. Le prix Goncourt n’a pas la prétention de couronner le meilleur livre en valeur absolue, mais le meilleur livre qui prend en considération les préoccupations actuelles de la société humaine en général et le hic et nunc de la société française.
Par exemple, Chanson douce de Leïla Slimani posait le problème immense qui consiste à confier son trésor le plus précieux, c’est-à-dire ses enfants, à une nounou que l’on ne connaît pratiquement pas. C’est une problématique que toutes les femmes qui travaillent connaissent. On ne confierait pas à une inconnue son portefeuille, mais on lui confie son enfant. C’est un thème intéressant.
Au revoir là-haut soulevait d’autres questions : comment le souvenir du combattant est-il géré ? Comment regarde-t-on une « gueule cassée » ? A l’heure des réseaux sociaux et de l’hyper-narcissisme, de la mise en scène de soi-même, ce roman ne pouvait que résonner avec la société française.
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