Europe | Les produits agricoles en provenance du pays en guerre sont accusés de concurrence déloyale en raison de leur coût et de l’absence de certaines normes européennes depuis la suspension de droits de douane accordée pour soutenir l’effort de guerre.
« Que l’Europe vienne en aide aux Ukrainiens, tout le monde peut le comprendre. Mais cela n’empêche pas de poser la question agricole ». Auditionné par la commission des affaires économiques du Sénat le mercredi 31 janvier, dans le cadre du mouvement de protestations des agriculteurs, Arnaud Rousseau, le président de la FNSEA, a exprimé certaines craintes vis-à-vis de l’Ukraine. En cause, des droits de douane suspendus par Bruxelles sur les importations du pays dans les 27 depuis mai 2022. Et ce afin de soutenir l’effort de guerre face à l’envahisseur russe.
Le dispositif a depuis été prolongé jusqu’en juin 2024. La Commission européenne pousse désormais pour que l’exemption de droits de douane se poursuive une année supplémentaire. En l’assortissant néanmoins, de « mesures de sauvegarde » automatiques sur trois produits jugés « sensibles » – volaille, œufs, sucre -, afin de calmer la colère des agriculteurs. Dans une déclaration commune, six organisations agricoles européennes avaient demandé de restreindre les importations de produits venant d’Ukraine. Elles leur reprochaient de plomber les prix sur les marchés locaux et de nourrir une concurrence déloyale en s’abstenant de certaines normes européennes (pesticides, volailles élevées en masse…). Selon ces organismes, la survie des agriculteurs et éleveurs serait menacée.
L’argument a depuis été repris par Arnaud Rousseau lors de son audition. « Il y a une réalité de marché qu’il faut quand même que l’on regarde. Cela se traduit derrière par une fermeture d’outils sur tout le territoire national », expliquait-il aux sénateurs. Au regard des chiffres avancés, difficile de ne pas comprendre l’agitation autour de ces importations agricoles provenant d’Ukraine. Entre 2021 et 2022, celles-ci ont bondi de 25% à destination de l’Europe, passant de 12 milliards d’euros à plus de 15 milliards. Selon le cabinet Astéres, la progression en volume s’envole de 176% entre les onze premiers mois de 2021 et les onze premiers de 2023.
Prix nivelé par le bas
Pour autant, dans quelle mesure les produits agricoles en franchise de droit de douane représentent-ils un danger pour les agriculteurs de l’Union européenne, et notamment français ? Selon une note de Sylvain Beranger, chef économiste pour Asteres, « la menace est difficile à estimer ». Dans celle-ci, l’économiste pointe trois scénarios qui conduisent à des conséquences différentes pour les agriculteurs. Dans le premier – celui qui provoque la colère actuelle -, les importations ukrainiennes se font au détriment des producteurs européens. Ces derniers subissent alors de fortes pertes.
Autre possibilité envisageable : des importations ukrainiennes qui se substituent aux importations d’autres pays. Les conséquences sont alors nulles pour les agriculteurs. La dernière hypothèse avancée arrive aux mêmes conclusions. En réorientant ses exportations, l’Ukraine offre ainsi de nouvelles opportunités aux produits européens. L’arrivée de produits agricoles ukrainiens est ainsi compensée par une ouverture sur de nouveaux marchés. L’économiste souligne qu’il est néanmoins « difficile de déterminer lequel des trois scénarios identifiés prévaut ». Seul certitude, « cette concurrence supplémentaire nivèle les prix par le bas pour les agriculteurs européens, notamment français », expose-t-il auprès de la Provence.
D’autant que selon le type de produits et les pays d’arrivés, d’autres facteurs viennent expliquer cet afflux. En France, la hausse des importations de volailles ukrainiennes est aussi à mettre en lien avec l’épidémie de grippe aviaire, qui a touché les élevages entre le printemps 2021 et l’été 2023. « Ce phénomène a précédé l’exemption des droits de douane. Les acheteurs ont été contraints de trouver d’autres fournisseurs et pas qu’en Ukraine », souligne Sandrine Levasseur, économiste spécialiste des questions européennes à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).
Reste que les producteurs français peinent à récupérer les parts de marché depuis la fin de la crise lié à l’épizootie. « Le poulet ukrainien a trouvé ses propres circuits de distribution, expose la chercheuse. Il est vendu beaucoup moins cher que le poulet français. Le pouvoir d’achat des ménages ayant baissé, ceux-ci sont tentés d’être moins soucieux sur la qualité et plus attentif au prix ». Ainsi, les éleveurs de volaille français ont été affectés par la convergence de trois facteurs : la propagation de la grippe aviaire, l’augmentation des prix et l’essor des importations en provenance d’Ukraine.
Stratégie de déstabilisation
Le miel ukrainien est également dans le viseur des apiculteurs français. « Dans ce cas, la concurrence provient essentiellement de Chine qui importe en grande quantité un miel qu’on pourrait qualifier de frelaté », avance Sandrine Levasseur. Selon la spécialiste, la substance sucrée en provenance d’Ukraine est encore loin d’avoir envahi nos étals malgré un prix très attractif pour le consommateur. « Comparé à d’autres pays, plus proches géographiquement comme la Roumanie ou la Hongrie, les conséquences des importations ukrainiennes restent, pour le moment, modérées, observe-t-elle.
D’aucuns estiment que le risque que fait courir l’agriculture ukrainienne est amplifié par un certain nombre de réseaux de propagande russe. « Il y a des inquiétudes légitimes relayées par les syndicats agricoles qui vont être reprises sur les réseaux sociaux afin de diaboliser l’Ukraine et l’Europe au profit de la Russie, analyse Nicolas Tenzer, enseignant à Science Po, auteur de Notre Guerre, Ed. de l’Observatoire (2024). On peut retrouver des allégations du type : « l’Europe et l’Ukraine vont conduire au suicide d’encore plus d’agriculteurs ».»
Une stratégie de déstabilisation déjà éprouvée lors de la crise des gilets jaune, après la mise en place du pass vaccinal ou suite à l’invasion de la Crimée en 2014 . « Après les sanctions prises à l’encontre de la Russie, ces réseaux s’étaient activés pour relayer des thèses selon lesquelles l’agriculture française allait en pâtir », relève le spécialiste. Ces théories avaient alors même était avancées par certaines personnalités politiques, notamment du Rassemblement national (alors Front National).
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