Si le multi-étoilé Yannick Alléno est reconnu comme un des plus grands chefs du monde, il s’est aussi imposé comme un redoutable homme d’affaires, utilisant son nom comme une marque. Et se réinventant. Avec ses concepts de restaurants Pavyllon et Abysse, il souhaite étendre ses affaires et son savoir-faire dans le monde entier. Et laisser une trace indélébile dans la haute-gastronomie, comme Escoffier et Ducasse avant lui. Rencontre.
Il y a des émerveillements ponctuels qui, et vous le savez d’emblée, seront des bouleversements éternels. C’est ce qui vous attend quand Yannick Alléno vous tend un verre à pied avec, à l’intérieur, un philtre dont la couleur n’a pas su choisir entre le jus de pomme et le vin de Loire. On déguste alors ce qui est en réalité une extraction de céleri, cuit sous vide pendant douze heures à 83 degrés, ce qui donne un jus qui sera ensuite filtré et réduit par cryo-concentration. Ce procédé, créé et breveté par Alléno, limite la dégradation des saveurs sous l’effet de la chaleur et favorise une meilleure concentration du goût qu’une réduction à chaud. Et, ici, offre un jus qui propulse le céleri vers des contrées aromatiques inexplorées, entre la pêche de vigne et le porto. Une folie.
Quand il nous voit reposer notre verre, Alléno est fier de son coup. Cela fait presque dix ans que le chef tente de réinventer la haute gastronomie, notamment en repensant la façon de faire des sauces, mais aussi des confiseries, à base de sucre de bouleau, qui permet de réduire les quantités de sucre raffiné pour la réalisation des confits – et diminuer l’indice glycémique. Aussi, las des mono menus systématisés dans quasi tous les étoilés, le voilà qui a surpris tout son mode en mettant en place en 2021, la conciergerie de table dans son restaurant trois étoiles au Pavillon Ledoyen, près des Champs-Elysées. L’idée est simple : après votre réservation, le restaurant vous appelle et échange avec vous sur vos goûts, vos envies (et aussi vos allergies) -, pour proposer des menus taillées sur mesure pour chacun de ses clients, et proposer une expérience culinaire qui devrait rester gravée à jamais. « Il y a quelques jours, une dame d’un certain âge est venue chez nous, et voulait absolument une forêt noire, raconte Alléno à Forbes. On a travaillé pendant une semaine sur le dessert, sur une extraction de cerise notamment. Quand elle est ressortie, elle nous a dit qu’elle avait mangé la meilleure forêt noire de sa vie. » C’est un peu le credo d’Alléno : conserver le luxe, mais revenir aux goûts, alors que la cuisine gastronomique au XXIe siècle s’est beaucoup perdue. « Le 50 best (classement majeur des meilleurs restaurants du monde), nous appris aussi à faire n’importe quoi, avec de la fumée de partout, des trucs à l’azote, avec tout un cinéma, et le goût arrivait après. Et vous aviez le sentiment de ne pas vous sentir unique. »
« Il faut savoir marquer son époque »
C’est qu’Alléno se rassasie peu d’être l’un des meilleurs : élu chef de l’année par le Michelin en 2008, cuisinier de l’année par le Gault et Millau en 2014, il a fait du pavillon Ledoyen, lieu phare de la gastronomie depuis 1792, l’établissement indépendant le plus étoilé du monde avec ses trois restaurants : trois étoiles pour Alléno Paris, deux pour Abysse, une pour Pavyllon. L’homme de 55 ans veut laisser une trace, être un pionnier, comme l’ont été avant lui Escoffier pour la cuisine de palace, Robuchon pour ses ateliers, Ducasse pour les légumes ou encore Veyrat pour la gastronomie de montagne. « Vous savez, la gastronomie c’est comme l’art contemporain. Il y a les fondateurs et les suiveurs. J’aspire à être un fondateur. Il faut savoir marquer son époque. »
Le chef n’est pas seulement prétendant au titre de GOAT de la cuisine. Il s’est également imposé comme un entrepreneur phare de la gastronomie de luxe, au même titre que les Anne-Sophie Pic ou les Hélène Darroze. Alléno a ainsi développer deux concepts de restaurants : Abysse, qui réunit la gastronomie française et japonaise (dont Alléno est un fan absolu et connaisseur pointu) et Pavyllon, qui décline l’idée du bistrot (ses parents en tenaient un à Suresnes, d’où il vient en région parisienne) version haut de gamme : « Pavyllon réunit un peu tout ce que j’aime et ce que je suis : ce sentiment de bien être derrière un comptoir, ça fait partie de mon sang, de mon enfance. J’ai fait ça sur les conseils de Joël Robuchon : on peut considérer que Pavyllon est l’équivalent de ces ateliers. C’est aussi le confort, l’espace, pour ça qu’on a fait un grand comptoir, grand comme une table, avec de la lumière, beaucoup de la clarté. »
Et bien sûr, ces deux concepts sont déclinables – et c’est bon pour les affaires. Cet été, un Abysse a ouvert à Monaco. Un Pavyllon a ouvert à Londres en 2023 dans le Four Season, et a déjà remporté une étoile au Michelin ; un autre aussi à Monaco (ouvert en 2022), qui a, ô surprise, remporté une étoile. Et le chef est en train de finaliser l’ouverture d’un nouvel établissement du genre à Dubaï. Le groupe Alléno ne possède « que » les restaurants du pavillon Ledoyen (sauf les murs qui appartiennent à la mairie de Paris), et le restaurant Père et fils, devenu depuis le 5 novembre un concept de restaurant japonais intitulé Isakaia Dassai. Le groupe opère aussi dans d’autres grandes institutions : la Table de Pavie (Saint-Emilion), au Cheval Blanc à Courchevel, un Pavyllon encore à Dubai, le restaurant Louis Vuitton à Doha, le Stay by Alléno à Séoul, et chez Prunier à Paris.
Stratégie plus claire
La stratégie de développement du groupe Alléno s’est recentrée sur Pavyllon et Abysse. Bien loin des premiers pas du chef-entrepreneur, qui tirait tout azimut : « J’ai aujourd’hui une stratégie plus claire, car quand on a commencé en 2008, on a eu un développement assez opportuniste. On a fait plein de choses, peut être trop, notamment sur le territoire asiatique, que j’ai eu la bonne idée de fermer juste avant le Covid (des restaurants à Pékin, Taïwan, Shanghai, ndlr), car j’avais décidé de me centrer sur le développement du Pavyllon. » L’idée est d’en ouvrir un tous les ans et demi.
En même temps, Alléno aime aussi bien réveiller les belles endormies. C’est ce qu’il avait fait au Meurice, en reprenant le restaurant de l’hôtel en 2003, et en chopant la troisième étoile dès 2007, à 40 ans. C’est ce qu’il a fait aussi, avec Ledoyen : « Je suis arrivé ici, j’ai trouvé un établissement dans un état de délabrement inouï. Si un client allait aux toilettes à l’étage, ça tombait dans ma toque en cuisine. C’était infesté de souris. Il n’y avait pas une bouteille de vin dans les caves, j’ai commencé à servir les clients avec ma réserve personnelle. On a investi 2 millions d’euros pour tout remettre aux normes. Quand je suis arrivé cet endroit perdait de l’argent. Nous sommes rentables aujourd’hui. » Le groupe, lui, réalise 90 millions de chiffre d’affaires. Si Alléno met son grain de sel un peu partout, il affirme s’être « entouré des meilleurs » : Aurélien Arnoult, un DAF, venu de Pierre et Vacances, ou encore sa DRH Sandrine Cambazar, venue en 2016 du groupe Hyatt, alors que Ledoyen était en plein conflit social.
Il y a aussi Prunier, vieille institution parisienne, reprise en 2022 donc, toute gelée dans son histoire passée, faite de poissons et de caviar. La maison n’a pas encore retrouvé son étoile Michelin – un guide dans toute la carrière d’Alléno, en lequel l’homme semble avoir une foi inébranlable. « Quand on perd une étoile Michelin, et ça m’est déjà arrivé, il faut regarder dans ses casseroles plutôt que dans celles du guide. Et toujours être à la pointe du travail. » Et la pointe du travail pour Alléno, c’est de la recherche permanente, et ça peut donner par exemple cette dernière trouvaille : une recette de canard blanchi à la pékinoise, séché une semaine au cognac, assaisonné au poivre fermenté et aux feuilles de cassis. On n’a pas pu y goûter mais ça avait l’air rudement bien.
Dans cette quête d’excellence, Alléno a toujours eu le Michelin comme boussole : « Je n’aurai jamais pensé faire ce que je fais aujourd’hui, poursuit Alléno, mais j’ai tout donné pour y arriver. Le Michelin j’ai grandi avec ça. Quand je suis arrivé au Meurice, je laçais mes chaussures tous les matins à côté du guide. Et je m’étais dit, si tu n’as pas tes trois étoiles à 40 ans, va faire autre chose. Et c’est ce que j’aurais fait : j’aurais monté des commerces, des bistrots. Vous savez, la haute gastronomie, c’est comme le sport de haut niveau. Moi je fais de la boxe, je sais que je ne serai jamais Mike Tyson. Mais j’ai un neveu champion du monde de boxe française : il y passe sa vie. Eh bien, moi, je passe ma vie en cuisine, à travailler mes recettes et à challenger mes équipes. »
« Une certaine forme de vérité »
Alléno aussi, n’est plus le même. « J’ai décidé d’être heureux », nous glisse-t-il, lui, cet enfant de bristrotiers de la région parisienne qui est devenu très jeune, une des têtes d’affiche de la gastronomie hexagonale. L’homme est grand-père depuis début septembre. Et puis avant ça, en 2022, il a perdu son fils et chef prometteur Antoine, 24 ans, renversé dans Paris par un chauffard, récidiviste, et en état d’ébriété. Alléno père a fondé l’association Antoine Alléno, pour venir en aide aux familles de victimes de violences routières, face à la violence du deuil, de l’administration, et parfois des décisions de justice. « On a toujours besoin de donateurs d’ailleurs, nous glisse Alléno. Si vous pouvez passer le mot. »
Alléno veut désormais faire le bien. Et transmettre. Aider les jeunes chefs à s’installer, en évitantt les erreurs que lui a pu faire, comme par exemple, ouvrir un bistrot au Palais Brogniart dans le quartier de la Bourse. « C’était trop grand pour un bistrot, explique Alléno. Le bistrot ce doit être la proximité, la gouaille, une certaine fore de vérité. » Il a revendu l’affaire à Ducasse : « Il est plus riche que moi », rigole le chef. Ce premier concept de bistrot, il l’avait lancé à la Mutualité, avait essayé de l’exporter à Shanghai. Une successions de mauvaises idées. La base de ses succès futurs.
C’est une leçon qu’il garde pour les jeunes chefs qui veulent faire de la grande cuisine : « Il vaut mieux voir petit, mais là où il y a de l’argent. S’installer dans des quartiers plus populaires au risque de ne pas faire monter très haut tes additions, c’est une mauvaise idée. Sans argent, on ne peut pas se développer, et on s’use la santé pour rien. Il faut faire en sorte de faire la cuisine qu’on veut, avec les moyens qu’on veut. » L’extraction du succès.
Le service communication du groupe Alléno a pu relire l’article avant publication
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