Børge Brende est l’un des maîtres d’œuvre du Forum économique mondial de Davos, en Suisse, avec son fondateur le professeur Klaus Schwab. Cette année encore, Davos a été l’épicentre de débats engagés autour des principaux chefs d’État, dirigeants de grands groupes et influenceurs. Pour Forbes France, Børge Brende décrypte les grands enjeux qui secouent aujourd’hui la planète : le réchauffement climatique, la mondialisation et ses effets, ainsi que les conséquences de la digitalisation des économies. Entretien.
On assiste actuellement à des crises environnementales, des crises sociales, des crises démocratiques sur tous les continents… Quel regard portez-vous aujourd’hui sur le monde ?
Børge Brende : Je pense que nous devons nous assurer que la mondialisation fonctionne pour tout le monde. En Europe, nous devons également faire en sorte qu’elle soit plus inclusive, plus accessible, plus juste, plus durable et surtout qu’elle permette de créer de l’emploi. C’est un défi majeur. Il est important que la classe ouvrière bénéficie de la mondialisation. La population doit se rendre compte que l’ordre mondial qui a été défini après la Seconde Guerre mondiale peut fonctionner pour tout le monde. Nous devons prendre ce problème d’inclusion très au sérieux, et aussi nous assurer que les différences au sein de nos sociétés n’augmentent pas, mais qu’au contraire elles diminuent.
La France a été marquée par la crise des « gilets jaunes », avez-vous été surpris ?
B. B. : Nous avons assisté au cours des dix dernières années à de nombreuses réactions et manifestations à travers le monde. En France, le mouvement des « gilets jaunes » a pris une ampleur considérable. Cela est parti de l’augmentation des prix et des taxes sur l’essence. Il apparaît comme paradoxal que beaucoup de jeunes gens aient réclamé des mesures pour combattre le changement climatique puis que, quand le gouvernement français a proposé cette taxe qui tarifie les gaz à effet de serre, certaines de ces mêmes personnes, dans ce cas représentées par les « gilets jaunes », l’aient critiquée. Mais je pense que nous devons aussi comprendre que certains pensent avoir perdu beaucoup à cause de la mondialisation, et que cette taxe est pour eux un fardeau qui vient s’ajouter à tous les autres. Dans le même temps, la France est l’une des plus grandes économies mondiales. Cependant, toute économie doit s’efforcer de devenir plus concurrentielle, de créer de nouveaux emplois et de favoriser l’investissement. Pour arriver à cela, il faut des réformes. Mais ces réformes
sont souvent difficiles à mettre en place, car elles sont vues d’un mauvais œil. Au début des années 2000, l’Allemagne a fait passer des réformes économiques, qui ont été menées à l’époque par le gouvernement Schröder et plus tard poursuivies par la chancelière Angela Merkel. Cela a parfois été compliqué, mais grâce au dialogue social, l’Allemagne a assumé ses réformes. Elle est ensuite devenue l’une des économies les plus prospères en Europe, bien qu’elle ait d’abord dû passer par ces moments difficiles. En France, les réformes ne sont pas populaires et ont du mal à être acceptées. La France a besoin de réformes pour obtenir des résultats tels que ceux de l’Allemagne : moins de chômage, plus de prospérité. Tout cela est malheureusement très difficile à expliquer, encore plus à une époque où les citoyens, qui utilisent les réseaux sociaux, attendent souvent des réponses immédiates de la part des responsables politiques.
Le Forum économique mondial, par votre voix ou celle de son fondateur, le professeur Klaus Schwab, appelle à moraliser la mondialisation. Qu’entendez-vous par là ?
B. B. : Nous souhaitons surtout éviter les excès. Bien sûr, il y a ceux qui gagnent les meilleurs salaires, et à côté il y a les travailleurs peu qualifiés qui voient leurs salaires stagner. Ce problème doit être pris au sérieux, les dirigeants des États et des entreprises doivent consacrer plus de moyens pour former les travailleurs. Partout, l’éducation doit rester une priorité. Nous devons revenir sur une base d’égalité des chances.
Justement, vous parlez de formation et d’éducation. Si l’on regarde ces dernières années, jamais la planète n’a connu autant de bouleversements, avec l’avènement de l’ère numérique et de l’intelligence artificielle. Pensez-vous que ce sont des promesses pour nos sociétés ?
B. B. : C’est assez compliqué, car les révolutions industrielles créent toujours des tensions. Lorsque l’on passe d’une révolution industrielle à une autre, les travailleurs doivent se former aux nouveaux emplois. Cette situation peut créer des opportunités, mais aussi développer des dissensions. Ces dix dernières années, l’économie numérique et l’e-commerce se sont beaucoup développés. Les choses changent de façon très rapide. Nombre des plus grandes entreprises internationales n’existaient même pas il y a vingt ans. Cette nouvelle révolution arrive en même temps que de nombreux changements géopolitiques. De nouvelles économies émergentes gagnent en influence, comme l’Inde et la Chine. Dans un monde en mouvement constant, les individus peuvent ne pas se sentir en confiance. C’est justement pour cette raison que nous devons nous assurer que les nouvelles technologies soient développées dans l’intérêt des humains et qu’elles créent plus d’emplois qu’elles n’en détruisent.
Quels sont les défis de ces dix prochaines années pour la planète ?
B. B. : Si l’on continue comme ça, cela signifie que l’on ne respecte pas l’Accord de Paris. Nous allons être les témoins de changements climatiques qui auront des effets dramatiques sur la planète. On ne parle même plus de ce qui pourrait arriver à nos enfants, on parle maintenant de ce qui nous arrive aujourd’hui. Au Forum économique mondial, nous nous soucions non seulement du coût d’une action, mais aussi du coût de l’inaction : si l’on ne fait rien, cela aura un coût considérable et bien plus élevé que de mettre les bonnes actions en place aujourd’hui. Cela doit changer. Nous devons faire en sorte que les nouvelles technologies fassent de notre planète, maintenant et pour l’avenir, un meilleur endroit où vivre.
On le voit, il y a des frictions fortes entre les tenants du multilatéralisme et la tentation de s’isoler, portée par le président américain Donald Trump. Comment y remédier ?
B. B. : Depuis 2008, en Europe mais aussi sur le continent américain, beaucoup de pays ont rencontré des difficultés économiques avec à la clé des millions de personnes qui perdent leur emploi. S’il existait une solution miracle à ces problèmes, les dirigeants politiques l’introduiraient très certainement. Mais il est très rare qu’il y ait un remède simple à un problème compliqué et il est très compliqué de diriger un pays dans un monde comme le nôtre. Il faut collaborer avec les autres pays, mais aussi rester concurrentiel et garder une économie stable. Étant moi-même norvégien, mon avis n’est pas neutre, mais je pense qu’il y a des choses à apprendre des pays nordiques. Leurs taux de chômage sont bas, leurs économies sont très ouvertes, l’éducation et les soins y sont gratuits. Ces pays n’ont pas peur d’adopter de nouvelles réformes. Si une industrie n’est plus rentable, il faut accepter des changements, être flexible et encourager les formations pour les travailleurs. On ne peut pas se contenter de garder nos petites habitudes. Si nous ne sommes pas prêts à faire passer des réformes comme les Allemands l’on fait, nous en paierons un prix bien plus élevé plus tard. C’est assez paradoxal, mais il faut passer par des réformes difficiles pour obtenir de meilleurs résultats et de la prospérité dans le futur.
Christine Lagarde, directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), a récemment pointé du doigt les « élites déconnectées », partagez-vous sa vision ?
B. B. : Christine Lagarde est une personne que je respecte énormément, et elle n’a pas tort. Les dirigeants politiques doivent rester connectés entre eux et ne laisser personne de côté.
En tant que président du Forum économique mondial, comment expliquez-vous que chaque année vous arriviez à organiser l’un des plus importants rendez-vous de la planète ? Les chefs d’État, les patrons, les meilleurs experts se pressent autour de votre organisation.
B. B. : Il est indispensable d’organiser un tel sommet international qui rassemble les grandes entreprises, les gouvernements et la société civile. Tous les problèmes complexes auxquels nous devons faire face sont mondiaux et doivent être traités à l’échelle mondiale. Nous ne pouvons pas rassembler uniquement des gouvernements, nous devons également mobiliser les entreprises et la société en général pour le climat, pour une société plus inclusive, pour des océans plus propres, pour l’égalité des sexes… Plus que jamais, c’est essentiel et le Forum économique mondial y participe avec ambition.
Propos recueillis par Stéphane Grand.
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