Depuis quatorze générations, la famille Beretta s’est spécialisée dans la vente d’armes à feu. Aujourd’hui, le dirigeant de la quinzième génération va encore plus loin en élargissant l’offre à des munitions, des lunettes de visée et même des vêtements.
Le soleil d’octobre se lève sur les vastes terrains de RWS, fabricant allemand de munitions situé aux abords de Nuremberg. Tandis que les bâtiments en briques rouges du XIXe siècle abritent les lignes de production, des employés équipés de protections auditives testent des explosifs dès l’aube. Après une détonation particulièrement forte, l’un d’eux ramasse un morceau de métal déformé par la réaction chimique. « Nous appelons cela notre production de cendriers », s’amuse Stefan Rumpler, ancien tireur olympique désormais spécialisé dans les munitions pour armes à air comprimé.
RWS, l’un des leaders mondiaux des munitions de petit calibre, appartient désormais à Beretta Holding. En 2022, le groupe italien a racheté RWS dans le cadre de son acquisition d’Ammotec, le plus grand fabricant européen de munitions et de produits pyrotechniques.
« Il s’agit de notre plus grande acquisition à ce jour », affirme Pietro Gussalli Beretta, 63 ans, PDG de Beretta Holding et descendant de la quinzième génération des fondateurs. À la tête de l’entreprise familiale depuis 1995, il a transformé cette maison vieille de près de cinq siècles en un empire diversifié, étendant son activité bien au-delà des armes à feu.

L’acquisition d’Ammotec a fait grimper les ventes annuelles de Beretta de 600 millions de dollars, propulsant le groupe italien au rang de plus grand fabricant d’armes à feu au monde, devant Sig Sauer et Smith & Wesson. Avec un chiffre d’affaires de 1,7 milliard de dollars en 2024, Beretta a également renforcé sa présence dans le secteur de la défense, en ajoutant plusieurs armées de l’OTAN à sa liste de clients.
Depuis le siège luxembourgeois de l’entreprise, Pietro Gussalli Beretta explique comment cette acquisition a permis au groupe, longtemps réputé pour ses fusils de chasse et ses armes de poing – dont le célèbre Beretta 92, manié par Bruce Willis dans Piège de cristal et Mel Gibson dans L’Arme fatale – d’élargir son marché.
« Nos trois piliers sont les chasseurs, les soldats et les forces de l’ordre. Ils ont besoin d’armes, de vêtements et d’optiques », souligne-t-il, en référence aux lunettes de visée et viseurs à point rouge. « Ce qui nous manquait encore, c’étaient les munitions. Avec ce rachat, nous avons enfin bouclé la boucle. »

Jusqu’alors, Beretta dépendait largement du marché civil, qui représentait 86 % de ses revenus, avec une forte exposition aux fluctuations de la demande, notamment aux États-Unis, où le pays concentre 37 % de ses ventes. La pandémie de Covid-19 avait dopé les achats d’armes à feu chez les particuliers américains, faisant bondir de 62 % les revenus du groupe en Amérique du Nord entre 2019 et 2021.
Cependant, Pietro Gussalli Beretta savait que cette tendance ne durerait pas. Il devait aussi compenser la perte, en 2017, d’un contrat de 580 millions de dollars avec l’armée américaine, remporté par son rival Sig Sauer.
« La croissance du marché civil aux États-Unis a compensé la perte du contrat militaire, mais nous avons aussi renforcé nos liens avec d’autres armées et forces de police », explique Pietro. « Nous avons rééquilibré notre activité. »
Aujourd’hui, la défense et les forces de l’ordre représentent 34 % du chiffre d’affaires de Beretta Holding, contre seulement 14 % il y a quatre ans. Un repositionnement qui tombe à point : en 2024, les dépenses militaires des pays européens ont atteint un record de 350 milliards de dollars, dopées par la volonté des dirigeants de renforcer leurs armées après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Et elles devraient encore grimper après l’annonce, début mars, d’un plan européen de 160 milliards de dollars de prêts pour moderniser les forces armées – un projet lancé peu après que Donald Trump a suggéré de suspendre l’aide militaire américaine à l’Ukraine.
« Ce n’est pas qu’un phénomène européen. Partout dans le monde, les gouvernements augmentent leurs budgets de défense », souligne Pietro, évoquant la hausse des ventes aux armées du Moyen-Orient. « Nous en avons naturellement profité. »
Mark Smith, analyste chez Lake Street Capital Partners, explique l’intérêt stratégique d’investir dans les munitions : « Une fois l’arme vendue, vous fidélisez votre client en lui fournissant les munitions à long terme. Si vous décrochez un contrat gouvernemental pour les armes, il y a de fortes chances que cela ouvre aussi des portes pour les munitions. C’est un moyen efficace d’amortir les cycles de marché. »
Après un recul en 2023, le BAIIDA (bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement) de Beretta Holding a rebondi de 2 % en 2024 pour atteindre 245 millions de dollars, soit plus de trois fois celui de ses concurrents cotés en bourse, Sturm, Ruger & Co. et Smith & Wesson. D’après Forbes, Beretta Holding, détenue à 100 % par Pietro, son père Ugo (87 ans) et son frère Franco (61 ans), est aujourd’hui valorisée à 2,2 milliards de dollars. En y ajoutant les vignobles, les propriétés et les investissements familiaux, leur fortune s’élève à environ 2,7 milliards de dollars.

Beretta n’a rien d’une success story fulgurante. Son histoire remonte à 1526, lorsque Bartolomeo Beretta (mort en 1565), armurier dans la petite ville de Gardone, au nord de l’Italie, vend 185 canons d’arquebuse – une arme portative ancêtre du fusil moderne – à la République de Venise. Depuis, ses descendants perpétuent la tradition, vivant toujours à Gardone et fabriquant toujours des armes. L’entreprise familiale a équipé les armées européennes de ses fusils, pistolets semi-automatiques et mitrailleuses depuis le XVIIe siècle.
Sous l’impulsion d’Ugo Beretta, la marque s’implante aux États-Unis en 1978 et remporte en 1985 un contrat majeur pour fournir des armes de poing à l’armée américaine. Pietro rejoint alors l’entreprise et aide son père à racheter les parts du fabricant français FN Herstal (désormais basé en Belgique), alors actionnaire minoritaire de Beretta.
« Nous avions des fonds en réserve et nous avons compris que pour poursuivre notre expansion, nous devions structurer notre organisation », se souvient Pietro.
En 1995, la famille crée Beretta Holding au Luxembourg, simplifiant une structure d’entreprise complexe héritée de plusieurs siècles et consolidant la propriété au sein d’une société holding. C’est le début d’une croissance accélérée. En 2000, Beretta acquiert le fabricant finlandais de fusils SAKO, marquant sa première incursion au-delà des fusils de chasse et des pistolets. Elle poursuit avec les sociétés d’optique Burris et Steiner, spécialisées dans les lunettes de visée, les viseurs à point rouge et les jumelles, rachetées en 2002 et 2008. Plus récemment, Beretta s’est offert le britannique Holland & Holland, célèbre pour ses armes artisanales et ses vêtements de luxe, en 2021, puis le fabricant de munitions Ammotec en 2022.
Aujourd’hui, Beretta Holding chapeaute 19 marques dans 23 pays sur cinq continents. Résultat : aucune de ses filiales ne représente plus de 25 % de son chiffre d’affaires, un équilibre qui renforce sa résilience face aux fluctuations du marché.
« Vous continuerez à assister à une consolidation dans ce secteur, car les gens se regroupent autour d’entités connues », déclare M. Smith, de Lake Street, en soulignant la fidélité de Beretta et de ses filiales parmi leurs clients de longue date, même après l’acquisition des sociétés en question. « Vous savez ce que vous obtenez avec Beretta ».
Certains concurrents de Beretta tentent de rattraper leur retard. Alors que Glock, Smith & Wesson et Sturm, Ruger & Co. ne fabriquent toujours pas leurs propres munitions, la société Colt CZ, basée à Prague, qui a racheté la société américaine à l’origine des armes Colt en 2021, a acheté le fabricant de munitions Sellier & Bellot en mai dernier pour 700 millions de dollars.
Pour Pietro, l’implication active et le contrôle familial sont ce qui distingue Beretta de ses concurrents. Son père, bien qu’ayant quitté ses fonctions exécutives en 2015, siège toujours au conseil d’administration. Son frère Franco dirige Fabbrica d’Armi Pietro Beretta, l’entreprise historique du groupe, devenue une filiale, où travaille également Carlo, le fils de Franco.
« Nous avons un atout que nos rivaux n’auront jamais : une propriété entièrement familiale », souligne Pietro, rappelant que d’autres grandes dynasties du secteur ont soit vendu leur entreprise, soit choisi la Bourse. « Lorsqu’il s’agit de négociations avec des gouvernements étrangers, c’est mon frère ou moi qui rencontrons le président en personne. Ce n’est pas le cas ailleurs. Nous avons une vision à long terme, déconnectée de toute logique spéculative. »
Pour rester en tête, les Beretta réinvestissent également leurs dividendes et consacrent une part de leurs revenus à l’innovation, en développant de nouveaux produits et en optimisant la production d’armes et de munitions.
Cela se manifeste particulièrement dans l’usine de plus de deux hectares de Benelli Armi, située au cœur de l’Italie. Filiale de Beretta, Benelli fabrique des fusils de chasse semi-automatiques. Depuis 2019, l’usine a bénéficié de nouveaux investissements qui ont permis l’introduction de véhicules autonomes, chargés de livrer les composants aux ouvriers sur les chaînes de montage. Des écrans installés au-dessus des postes de travail affichent en temps réel l’avancement de la production, minute par minute. Des bras robotisés, quant à eux, effectuent des contrôles de qualité sur chaque composant, utilisant l’apprentissage automatique pour détecter les défauts dès les premières étapes de fabrication et ainsi améliorer leur performance.
RWS partage cette même volonté d’efficacité, consacrant chaque année 8 % de son chiffre d’affaires à moderniser ses machines pour accroître la production d’armes à feu. « Les Beretta n’ont pas une vision opportuniste. Ils adoptent une perspective à long terme, de 25 à 50 ans », explique Matthias Vogel, vice-président de RWS.
Alors que Beretta se prépare à célébrer son 500e anniversaire en 2026, Pietro reste pragmatique. Lorsqu’on lui demande ses espoirs pour les 500 prochaines années de l’entreprise, il réagit avec humour. « Comment puis-je savoir ce qui se passera dans les 500 prochaines années ? Je ne serai plus là, alors je ne m’en préoccupe pas vraiment », dit-il en souriant. « Les générations futures feront ce qu’il y a de mieux. Moi, je préfère me concentrer sur les cinq prochaines années. »
Un article de Giacomo Tognini pour Forbes US – traduit par Lisa Deleforterie
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