L’institut d’étude de marché Ipsos vient de réaliser une très grande enquête sur les grandes tendances mondiales pour 2024, intitulée, Global Trends 2024, – Forbes a pu en consulter les principaux enseignements. Après avoir interrogé plus de 52 000 personnes réparties sur l’ensemble du globe, de nombreuses tendances ont été analysées. Entre polarisation, pessimisme mais également nouvelles opportunités, les individus et entreprises de la planète sont contraint de s’adapter. Le CEO d’Ipsos Ben Page décrypte pour Forbes les nombreux enjeux du monde de demain mais également sur le contexte politique en France.
Forbes France : Quels sont les principaux enseignements de cette grande étude ?
Ben Page : Le premier fait majeur est la peur de l’avenir dans les pays occidentaux. Cela est en partie dû au vieillissement des populations par rapport à l’Asie ou l’Afrique. À la fin des Trente Glorieuses, il y avait encore un grand nombre de jeunes dans le pays, donc de l’espoir, de l’optimisme sur les solutions à mettre en place pour améliorer le monde. Les jeunes générations sont souvent plus optimistes, ce qui se reflète dans la perception de l’avenir de leur pays. Cette peur de l’avenir est particulièrement observable dans le paysage politique français. Aujourd’hui, pour beaucoup de seniors en France, l’avenir semble s’assombrir. La tentation de solutions simplistes, nourrie par la peur de l’avenir, est très grande.
Est-ce que ce pessimisme est aussi de l’ordre du culturel ?
B.P. : Je pense que c’est l’exception française. Dans les éditions précédentes de l’enquête, nous nous étions intéressés aux sujets qui unissent et divisent les citoyens au sein d’un pays. Nous avions alors constaté que la France est l’un des pays où les points de consensus étaient les moins nombreux. Mais dans l’ensemble, les Français partagent une idée de progrès sans fin : dans notre dernière enquête, 8 personnes sur 10 estiment qu’il est naturel que chaque génération soit plus riche que la précédente. Cependant, en France, mais aussi au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis, cela n’apparaît pas comme une réalité tangible… Et cela déclenche de nombreuses tendances que nous détectons.
Une des tendances majeures que vous avez détectées est aussi ce que vous appelez « le nouveau nihilisme » : qu’est-ce ?
B.P. : Un pessimisme collectif semble coexister avec une forme d’optimisme individuel. Ainsi, même si l’on déplore un monde en déclin, on continue à profiter de la vie, à faire des achats, à vivre dans sa bulle. Ce retour à l’individualisme se traduit par une quête de plaisirs personnels. S’il est difficile d’accéder à la propriété, la jouissance immédiate reste possible. Cette tension permanente entre pessimisme collectif et optimisme personnel est plus forte que jamais et représente un défi majeur. Le nihilisme moderne ne se résume pas à un constat pessimiste, mais reflète une génération qui s’écarte des attentes. Certains, se sentant exclus des voies traditionnelles, se réfugient dans l’inaction, les substances illicites ou des activités illégales. Plus communément, on observe un comportement axé sur le présent, sans se préoccuper du lendemain, et une résistance aux contraintes du monde du travail. Ce sentiment prédomine en Occident, notamment en France et en Grande-Bretagne, contrairement à des pays comme Israël.
Le tout, dans un monde toujours plus bouleversé par l’accélération technologique….
B.P. : En effet, l’autre élément marquant est la superposition de ces tendances socio-économiques avec une surcharge technologique croissante. De plus en plus de personnes, notamment depuis la pandémie, déclarent que la technologie détruit nos vies. Paradoxalement, 7 personnes sur 10 estiment que la technologie, notamment l’IA, est nécessaire pour résoudre nos problèmes futurs. Il existe une forme de schizophrénie face à la technologie : on passe un temps considérable sur les réseaux sociaux tout en aspirant à la déconnexion. Un signal révélateur est le retour en grâce de téléphones basiques comme le Nokia 3310, plébiscités par certains jeunes, qui n’offrent que les fonctions d’appel et de SMS.
Au sujet des questions environnementales : elles sont devenues un sujet majeur dans les pays occidentaux mais qu’est-il dans le reste du monde ?
B.P. : La conviction que nous nous dirigeons vers une catastrophe environnementale si nous ne changeons pas rapidement nos habitudes fait consensus dans le monde entier. Pourtant, face à ce constat, environ 1 personne sur 3 pense qu’il est déjà trop tard. Ce pessimisme est alimenté par une réalité scientifique : même si l’humanité disparaissait aujourd’hui, la planète continuerait à se réchauffer pendant 30 ans avant d’entamer un retour progressif aux températures actuelles. C’est ce qui conduit aussi à une sorte de nihilisme tel que décrit précédemment.
Dans l’étude, apparaît également un profond rejet de la mondialisation. On peut également observer de plus en plus de fractures entre le monde occidental et le reste du monde. Peut-on faire un parallèle entre ce rejet de la mondialisation et une forme de retour vers le local ?
B.P. : Les pays d’Afrique et d’Asie sont les plus optimistes quant à la mondialisation car ils ont constaté une amélioration de leur niveau de vie ces 30 dernières années grâce au commerce international. En revanche, les travailleurs occidentaux ont connu une stagnation de leur niveau de vie depuis la crise financière mondiale, ce qui représente un choc psychologique important. Bien que la Chine soit confrontée à des difficultés économiques, la population garde en mémoire les difficultés du passé, contrairement à l’Occident où des doutes émergent. Cette étude met en lumière le décalage entre la réalité économique et la perception des effets de la mondialisation.
Quid des entreprises dans ce contexte ? Comment doivent-elles s’adapter ?
B.P. : Malgré ces constats, de nombreuses opportunités s’offrent aux entreprises. En effet, l’absence de récession massive et le maintien de la consommation offrent un contexte favorable. Les marques doivent rassurer et montrer qu’elles sont du côté des consommateurs, un défi dans un contexte sociétal européen fracturé et une Amérique polarisée. Si les consommateurs attendent des prises de position, celles-ci sont difficiles à définir dans un paysage politique complexe. Les analyses d’Ipsos révèlent que les marques empathiques, à l’écoute des difficultés et des aspirations des consommateurs, sont les plus à même de réussir. L’humour peut également être un atout. En définitive, la compréhension du contexte et des valeurs fondamentales des clients est essentielle pour créer des surprises agréables et fidéliser sa clientèle. Face aux inquiétudes suscitées par les mutations technologiques, les marques doivent adapter leurs stratégies. L’étude Ipsos Global Trends révèle un lien direct entre les résultats observés et la sphère politique. La peur de l’avenir et la stagnation des salaires réels nourrissent l’insécurité économique. Ce contexte explique la popularité croissante de solutions populistes, comme l’illustre la situation du Rassemblement National en France. L’avenir dira si ces solutions simplistes seront efficaces face à des problèmes complexes.
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Ben Page a pu relire et amender ses propos.
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