La cause est entendue, l’architecture des systèmes fiscaux, tant en termes de construction nationale que de coordination internationale, est peu adaptée face au développement et aux pratiques des entreprises du numérique que sont Google, Facebook ou Amazon. Entre sanctions et projets de réformes, les volontés sont nombreuses pour s’assurer de la (juste ?) contribution de ces entreprises aux finances publiques. Les évolutions économiques actuelles invitent pourtant à repenser cette question de manière plus large pour interroger l’ensemble de notre système fiscal.
Une situation hétérogène qui appelle une approche d’ensemble
De fait, les débats récents se sont principalement concentrés sur la nécessité d’adapter les règles fiscales spécifiquement aux entreprises du secteur numérique, ou à des activités identifiées présentant un fort contenu numérique. Pour autant, cette démarche repose sur deux prémisses contestables. La première, c’est qu’il est possible d’identifier ex ante un groupe homogène « d’entreprises numériques » ayant les mêmes modèles et les mêmes pratiques. Dans les faits, et en dépit de points communs importants, les business models sont divers et s’inscrivent dans des écosystèmes et des perspectives de valorisation différents. La seconde consiste à rappeler que toutes les entreprises, y compris les entreprises dites traditionnelles, ont entamé un processus de modernisation et de numérisation de leur activité, au travers notamment des possibilités offertes par les nouvelles technologies. Elles y sont d’ailleurs fortement encouragées par les pouvoirs publics, qui y voient un moyen d’assurer une nouvelle vague d’activité, par exemple dans l’industrie. La question fiscale rejoint ici celle du financement de l’investissement.
La question pertinente serait donc moins celle de la fiscalisation du « secteur numérique » que de l’adéquation des modèles fiscaux à l’activité économique actuelle, à ses développements technologiques et à l’évolution des modèles d’affaires. Le système fiscal français, mais aussi européen, est-il adapté face à l’essor du numérique dans la vie quotidienne ? De manière plus large, l’architecture fiscale internationale et les accords aujourd’hui en vigueur sont-ils encore efficaces ou efficients ?
Si la réponse semble d’emblée être négative, au vu des révélations d’affaires fiscales qui se succèdent, il importe néanmoins d’en préciser les raisons afin de déterminer des réponses adaptées à l’économie de demain. Au-delà d’un sujet fiscal, il s’agit avant tout d’un enjeu majeur de compétitivité, auquel une réponse rapide doit être apportée alors que les nouveaux modèles économiques ont participé à l’accélération de la compétition économique internationale.
Des spécificités à mettre en perspective
Plusieurs caractéristiques de l’économie numérique sont fréquemment mises en avant afin de légitimer un traitement fiscal différencié des « entreprises numériques » qui s’inscriraient principalement dans ce secteur. Ces caractéristiques peuvent être, à gros traits, résumées dans les quatre points suivants :
- Une forte profitabilité : De fait, ces entreprises s’inscrivent souvent dans une situation de monopole, acquise en raison d’une forte prime au premier entrant (« first mover ») qui peut ensuite contrôler le marché. Toutefois, les situations de monopole ne sont pas une nouveauté et leur régulation ne s’appuie pas à titre essentiel sur la fiscalité. Il s’agit d’un problème plus ancien et non spécifique à l’économie numérique, qui contribue toutefois à renouveler le débat sur ce sujet.
- Un poids important des actifs immatériels : Ces actifs peuvent être par exemple constitués d’algorithme. Là encore, ce problème est relativement ancien et n’est pas propre aux entreprises du numérique. C’est par exemple la question des brevets et de la valorisation de la recherche dans le secteur pharmaceutique. Ce point a par ailleurs fait l’objet d’études et de propositions dans le cadre du groupe de travail de l’OCDE et G20 travaillant sur l’érosion des bases fiscales (Base Erosion and Profit Shifting – BEPS) ainsi que dans la récente réforme fiscale américaine.
- La possibilité de vente sans présence : Pour l’essentiel, les systèmes de taxation internationaux reposent fondamentalement sur l’idée de résidence au travers de la notion d’établissements permanents pour l’assujettissement à des taxes nationales. Cela recouvre notamment la problématique du droit à taxer. Là encore, le problème est exacerbé par le modèle des entreprises numériques qui peuvent vendre sans présence physique locale. Néanmoins, il s’agit pour une large part d’un mécanisme qui s’apparente à des échanges internationaux et peut donc être traité dans le cadre global de la taxation et des droits directs et indirects.
- La production de valeur par les usagers : Le problème est central au modèle d’affaires des « entreprises numériques » qui s’appuient de manière fondamentale sur la valorisation des données produites par les usagers. Ce n’est pas, là non plus, une problématique nouvelle (cette pratique était déjà à la base des programmes de cartes de fidélité). Cette dernière observation doit néanmoins être nuancée, dans la mesure où il s’agit là d’une activité centrale de création de valeur pour ces « entreprises numériques ».
Il apparaît donc que les enjeux soulevés par le développement du numérique ne sont pas nouveaux mais mettent en avant des frictions anciennes et des imperfections des systèmes fiscaux actuels.
Si les tensions créées par l’essor des « entreprises numériques » ont pu légitimer des mesures spécifiques pour remédier rapidement aux problématiques observées actuellement, cette réaction d’urgence ne doit pas occulter le débat de fond sur l’adéquation de notre système fiscal aux évolutions économiques et technologiques.
Vers une approche fiscale globale et coordonnée ?
Le digital ne peut se limiter à quelques entreprises arbitrairement identifiées. Il faudrait donc repenser la fiscalité de manière plus large. Cette question structurelle, centrale en termes de soutenabilité des finances publiques mais également d’équité fiscale et de compétitivité de notre économie, nécessite un débat élargi et qui ne se cantonne par à quelques cas archétypaux. Une réponse rapide est par ailleurs nécessaire au vu de l’évolution accélérée des modèles économiques observée aujourd’hui.
Le développement du numérique plaide ainsi pour une coopération internationale renforcée afin de limiter les effets de bords, la compétition vers le moins-disant fiscal et la complexité des systèmes fiscaux. Il s’agit alors d’instaurer une réflexion partagée sur l’ensemble de la fiscalité, et pas uniquement sur un sous-ensemble de taxes spécifiques.
Dans ce sens, une bonne articulation avec le projet BEPS est cruciale. Cela implique également une réflexion d’ensemble sur la création de valeur, la valorisation des activités, leur localisation et le droit à taxer qui en découle. Comme toute question fiscale, ces interrogations sont au cœur de réflexions démocratiques plus larges qui ne doivent pas être occultées, au prétexte qu’elles seraient trop techniques.
Tribune d’Adrien Tenne, BSI Economics
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