Avec une valorisation de 489 milliards de dollars, comment Saudi Aramco peut-elle prétendre être un leader des solutions zéro émission nette tout en maintenant une production quotidienne de 12 millions de barils de pétrole par jour ? La schizophrénie du carbone souligne le dilemme des entreprises conciliant objectifs de neutralité carbone et dépendance aux combustibles fossiles.
Un article de Christopher Helman pour Forbes US – traduit par Lisa Deleforterie
Amin H. Nasser, PDG de Saudi Aramco, a déclaré cette année que l’ère des combustibles fossiles était loin d’être terminée. « Il est peu probable que le pic du pétrole et du gaz soit atteint avant un certain temps, et encore moins avant 2030 », a-t-il affirmé. « Nous devrions abandonner le fantasme de l’élimination progressive du pétrole et du gaz et plutôt investir dans ces ressources de manière adéquate, en tenant compte d’hypothèses réalistes en matière de demande. »
À la tête de la plus grande compagnie pétrolière mondiale, classée troisième sur la liste Forbes Global 2000 cette année (ayant reculé d’une place par rapport à l’année précédente en raison de la baisse des prix du pétrole), M. Nasser supervise la production quotidienne de plus de 12 millions de barils de pétrole et de gaz.
Aramco est d’une telle ampleur que sa production et son bénéfice net de 117 milliards de dollars sont plus de trois fois plus élevés que ceux d’ExxonMobil (en recul de six places, à la 14e place de la liste de cette année). Chevron, quant à elle, est en 22e position après avoir reculé de quatre places, avec seulement 20 milliards de dollars de bénéfices l’an dernier. En outre, Saudi Aramco ne montre aucun signe de ralentissement : ses réserves prouvées dépassent les 200 milliards de barils, assurant une production soutenue pour les décennies à venir.
Le directeur général de Saudi Aramco est donc partial, mais il n’a pas tort. Jusqu’à présent, les énergies renouvelables et sans carbone demeurent un complément, non une transition. Malgré le battage médiatique incessant sur l’abandon du pétrole, du gaz et du charbon, la réalité est que le monde n’a jamais autant compté sur les sources d’énergie émettrices de carbone qu’aujourd’hui.
« En réalité, la stratégie de transition actuelle semble échouer sur la plupart des aspects », a déclaré M. Nasser. Les énergies renouvelables ne peuvent pas croître suffisamment rapidement, en raison de leurs coûts initiaux élevés et leur manque de praticité.
Le paradoxe d’Aramco : entre investissements verts et forte production de pétrole
Malgré tous les progrès réalisés par la Chine en matière d’installation de panneaux solaires, par exemple, le pays a tout de même consommé un record de 5 milliards de tonnes de charbon l’année dernière, soit 10 fois la consommation de charbon des États-Unis. Les véhicules électriques représentent aujourd’hui 19 % des ventes mondiales de voitures, alors que la consommation mondiale de pétrole continue de dépasser les 100 millions de barils par jour. Selon Claudio Galimberti, analyste au cabinet de conseil Rystad Energy, « la demande de pétrole reste forte » et continuera d’augmenter « car les alternatives à faible teneur en carbone ne sont pas encore suffisamment développées ou économiquement compétitives pour compenser la demande croissante de transports et de services industriels ».
Vous pourriez être surpris d’apprendre qu’Aramco, ironiquement, figure déjà parmi les grands investisseurs mondiaux dans la transition vers une économie à faibles émissions de carbone. M. Nasser a consacré 10 % de ses 50 milliards de dollars de dépenses d’investissement annuelles aux énergies renouvelables et a lancé la division Aramco New Energies. Cette année, le projet solaire Sudair, d’une capacité de 1,5 gigawatt, a été achevé, tandis que la centrale solaire Shuaibah, d’une capacité de 2,7 gigawatts, sera terminée l’année prochaine. D’ici 2030, Aramco promet 12 GW d’énergie solaire et éolienne. La société est en pourparlers avec le géant pétrolier espagnol Repsol pour une participation dans ses activités liées aux énergies renouvelables, en s’appuyant sur une entreprise commune existante de Repsol pour produire du carburant pour avion sans carbone en utilisant de l’hydrogène vert et du dioxyde de carbone capturé. Dans le complexe pétrochimique d’Aramco à Jubail, un système est en cours de construction pour capter 9 millions de tonnes de CO2 par an. Ce système viendra compléter un processus existant qui capture les émissions de carbone d’une usine d’éthylène glycol et les transforme en méthanol à faible teneur en carbone.
Cependant, pour concrétiser la promesse de Nasser de capter et séquestrer 44 millions de tonnes de CO2 par an d’ici à 2035, Aramco devra innover. Pour ce faire, l’entreprise a significativement augmenté le financement de sa filiale de capital-risque, Aramco Ventures, portant les investissements disponibles à 4 milliards de dollars.
La course d’Aramco vers la neutralité carbone : un pari sur la technologie
L’un des plus prometteurs est un nouvel investissement de plusieurs dizaines de millions de dollars qu’Aramco Ventures a réalisé dans une start-up du Nouveau-Mexique appelée Spiritus. Fondée par Charles Cadieu et Matt Lee, issus du laboratoire national de Los Alamos, Spiritus a développé une nouvelle technologie qui prétend absorber le CO2 de l’air de manière innovante. Contrairement aux technologies traditionnelles de capture du CO2 qui utilisent des ventilateurs et des compresseurs imposants pour aspirer l’air, les dispositifs de Spiritus fonctionnent de manière passive, aussi silencieusement qu’un arbre. Au cœur de leur technologie se trouvent des sphères de la taille d’un pamplemousse, composées d’un matériau absorbant capable de capturer sélectivement les molécules de dioxyde de carbone. Pour illustrer, il suffit d’imaginer une éponge dotée d’une structure bien plus complexe et avec une multitude de creux et de recoins.
M. Cadieu n’a pas de certitudes précises sur la composition exacte et le fonctionnement du sorbant, mais il le décrit comme opérant de manière similaire aux alvéoles de nos poumons qui captent l’oxygène. « Existe-t-il une solution meilleure que les poumons des mammifères ? Il est difficile de surpasser des centaines de millions d’années d’évolution», explique-t-il. Le matériau, principalement constitué de graphène à base de carbone selon les suppositions, se lie chimiquement au CO2.
Spiritus (« souffle » en latin) fabriquera le matériau dans une usine près de Kansas City et dispose déjà d’un site dans le Wyoming où elle prévoit d’ériger des structures pour accueillir ces billes absorbantes. Une fois saturées de CO2, les billes sont collectées et soumises à un processus qui libère le CO2, lequel sera ensuite injecté en profondeur dans un puits de stockage de classe 6 autorisé et réglementé.
M. Cadieu insiste sur le fait que ses coûts seront bien inférieurs à 100 dollars la tonne et que le site initial du Wyoming séquestrera 2 millions de tonnes par an. Ce serait extrêmement lucratif étant donné les crédits d’impôt de 180 dollars par tonne pour le captage et la séquestration du carbone prévus par la loi sur la réduction de l’inflation de 2022 (Inflation Reduction Act). Les dirigeants d’Aramco Ventures prévoient que Spiritus, une fois sa technologie validée, sera déployée dans le Royaume. Saudi Aramco a enregistré un bénéfice net de 117 milliards de dollars au cours des derniers 12 mois, sur un chiffre d’affaires de 490 milliards de dollars, surpassant ainsi tous les autres groupes listés dans le classement Forbes Global 2000. Cette année, l’entreprise prévoit de distribuer 124 milliards de dollars de dividendes, ce qui équivaut à un rendement d’environ 6 %.
Les actions d’Aramco se négocient actuellement légèrement au-dessus de leur prix d’introduction en bourse de 2019, avec une capitalisation boursière de 1 900 milliards de dollars. Le gouvernement saoudien détient toujours plus de 90 % de la société et a levé 12 milliards de dollars ce mois-ci grâce à une offre secondaire d’actions portant sur moins de 1 % des actions. Avec près de 100 milliards de dollars de liquidités et 77 milliards de dollars d’emprunts, le bilan solide d’Aramco offre à M. Nasser une grande flexibilité pour poursuivre la croissance. Une partie significative de cette expansion se concentre à l’intérieur du Royaume. Les projets pétroliers Marjan et Berri augmenteront chacun la capacité de production de plus de 250 000 barils par jour, tandis que le champ gazier de Jafurah, récemment annoncé, produira 56 millions de mètres cubes de gaz par jour d’ici 2030. Parallèlement, l’extension de l’usine à gaz de Fadhili, évaluée à 8 milliards de dollars, ajoutera une capacité supplémentaire de 42 millions de mètres cubes par jour.
L’entreprise poursuit sa diversification mondiale
Cependant, Saudi Aramco aspire maintenant à une diversification mondiale. La société investit 6 milliards de dollars dans une usine pétrochimique en Chine, a acquis une participation de 40 % dans Gas & Oil Pakistan, racheté la chaîne de stations-service chilienne Esmax pour 370 millions de dollars, et pris une part dans le promoteur australien de GNL MidOcean Energy.
Selon les rumeurs, M. Nasser recherche activement de nouvelles transactions, en particulier celles qui pourraient aider Aramco à atteindre son objectif d’émissions nettes de carbone nulles d’ici 2050. Une cible plausible pourrait être BP, dont la capitalisation boursière atteint 100 milliards de dollars. BP a été préoccupée par la restructuration de son équipe dirigeante, ce qui l’a empêchée de participer à la récente vague de fusions et acquisitions parmi les grandes compagnies pétrolières. Cette année, BP a chuté de 19 places dans le classement Global 2000, se retrouvant à la 47e position.
BP possède bien sûr des actifs pétroliers et gaziers dispersés à travers diverses régions, mais ce qui pourrait intéresser davantage M. Nasser, c’est sa branche « énergies renouvelables » récemment consolidée, Lightsource BP, qui se targue d’avoir 60 gigawatts de projets éoliens et solaires en cours de réalisation. Cela contribuerait ainsi à accélérer la transition écologique de Saudi Aramco.
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